Faxer ou périr, une culture de l’urgence

Article paru dans le Monde Diplomatique en mai 1991

Economistes et futurologues décrivent en termes d’accélération les changements intervenus dans le cycle de vie des produits, dans la circulation des choses, le déplacement des hommes et la diffusion des informations.

Les réseaux de télécommunications ont indiscutablement favorisé cette accélération du métabolisme économique et des médias. L’essayiste Alvin Toffler y voyait, dès 1974, « l’essence même de la modernité » [1]. Selon lui, le « choc du futur » résultait de l’inadaptation des hommes et des organisations à la vitesse accrue des changements, et à la réduction des temps de réaction.

Ces effets d’accélération ne sont pourtant pas du même ordre dans l’espace-temps de « l’économie normale souvent routinière » et dans celui de « l’économie supérieure, sophistiquée« , pour reprendre la distinction en « étages » de Fernand Braudel [2]. Dans la sphère de l’ « économie supérieure, sophistiquée », téléphones, réseaux et micro-ordinateurs transforment en « échanges instantanés des procédures qui s’étalaient auparavant à travers les heures, les journées et les semaines » [3] . Le temps de la transaction se contracte et bascule dans l’instantanéité, le « temps réel » des informaticiens. Logiciels et systèmes experts viennent suppléer aux lenteurs de l’esprit humain. En marge de ces temporalités du « juste à temps » et du « temps réel”, émerge aussi une culture de l’urgence : la généralisation de la télécopie, du « fax » en consacre la banalisation.

Trente millions de télécopies par jour…

DÈS la fin des années 70, les experts prévoyaient l’explosion de ce nouveau mode de communication. « Le télécopieur est demeuré un terminal assez rare jusqu’en 1981, où le parc comptait de l’ordre de 10 000 terminaux. A cette date, une nouvelle génération de matériel, plus rapide, économique et normalisé, fait son apparition, et le parc croît alors très rapidement, jusqu’à 600 000 terminaux en 1990. » Ces lignes figurent dans un rapport de prospective préparé il y a plus de dix ans par le Centre national d’études des télécommunications (CNET) [4]. A la même époque, mais dans le cadre du commissariat du Plan [5], un autre groupe planchait sur le téléphone et la télématique : il prévoyait que le parc de télécopieurs pourrait atteindre 300 000 en 1985 et 800 000 en 1990. Il évaluait le nombre des messages émis par télécopie à 12 millions par jour en 1985, à 30 millions en 1990…

Effectivement, en 1990, les entreprises françaises auront dépensé près de 10 milliards de francs pour s’équiper en télécopieurs, en majorité auprès de fournisseurs étrangers. En 1989, le parc français de télécopieurs se situait autour de 600 000 ; il dépassera le million en 1991. 71 % des petites et moyennes entreprises (PME) en sont équipées ; les grandes PME possèdent en moyenne 2,3 télécopieurs.

Les prévisions se sont révélées justes jusque dans l’estimation du nombre de pages émises quotidiennement : les télécopieurs français ont transmis en moyenne 17 pages par jour chacun en 1989, passant à 25 pages en 1990. Près de 20 millions de pages par jour sont actuellement « faxées ». Cette généralisation du « fax » entraîne même des embouteillages devant la machine ou des erreurs d’aiguillage qui retardent l’acheminement du document. Les télécopieurs, au départ installés près du télex ou gérés par le service du courrier, se répandent dans les services, puis dans les bureaux : en 1993, 35 % des télécopieurs seront individualisés. Les micro-ordinateurs se dotent de cartes qui les transforment en télécopieurs. Des serveurs de télécopie apparaissent…

Ainsi, les chercheurs français avaient bien « anticipé » le marché de la télécopie, mais les industriels n’ont pas saisi l’opportunité. Il est de bon ton d’en attribuer la responsabilité aux ingénieurs des télécommunications, à leur vision essentiellement technicienne. Les ingénieurs auraient écarté cette technologie, la jugeant trop fruste : le procédé de balayage optique n’avait-il pas été inventé en 1843 par un Ecossais, Alexander Bain, puis renouvelé par un Français, Edouard Belin, avec son bélinographe, fabriqué en série depuis 1905, et largement utilisé depuis dans la presse pour transmettre les photos ? Les ingénieurs pouvaient-ils voir d’un bon oeil des terminaux et des messages qui n’empruntaient que le traditionnel réseau téléphonique, le fameux « réseau téléphonique commuté » (RTC), alors qu’en 1978 la direction générale des télécommunications (DGT) engageait un immense pari technique et financier autour de Transpac ? Les ingénieurs avaient aussi un faible pour le vidéotex, une technologie qu’ils avaient inventée et qui entrait en résonance avec Transpac : les ingénieurs du CNET nourrissaient en 1980, autour de Télétel et de l’annuaire électronique, le rêve secret d’imposer leur vision de la télématique à leurs collègues britanniques et allemands, enlisés dans Prestel et Bildschirmtext.

Comparée au vidéotex, la télécopie n’était porteuse d’aucune « philosophie » en matière d’architecture de réseau et était tragiquement dépourvue d’interactivité. Les capacités d’investissement de la DGT étant limitées, les ingénieurs penchaient en faveur du vidéotex. Il est vrai que, au-delà du vidéotex, ils voyaient déjà poindre la voie royale de la vidéomatique, le mariage des télécommunications et de la diffusion d’images, la prise en main des réseaux câblés, l’avènement de la fibre optique. En fait, les ingénieurs des télécommunications étaient divisés car, rudimentaire et passive, la télécopie laissait entrevoir de gros volumes de trafic.

Dans l’abandon du programme industriel « Télécopie grande diffusion », les fabricants ne furent pas neutres : Thomson et Alcatel, consultés en 1978, s’avouèrent incapables de garantir à la DGT, éventuelle commanditaire et future prescriptrice, des coûts unitaires par appareil suffisamment bas. Pour les fabricants, le potentiel du Minitel à l’export apparaissait plus important que celui du télécopieur ; et ils n’avaient pas très envie non plus de se confronter aux fabricants japonais de photocopieurs.

La banalisation de la fébrilité

Des ingénieurs réticents, des industriels prudents : restait l’arbitrage politique de la « tutelle », le ministère des postes et télécommunications. Confrontée à un climat social turbulent dans les bureaux de poste, la tutelle voyait d’un mauvais oeil une technologie qui risquait de concurrencer le service postal, avec ses centaines de milliers d’employés, un service postal déjà déstabilisé par le développement des messageries privées. L’arbitrage fut rendu : la télécopie passerait par les bureaux de poste. Si la tutelle abandonna en 1979 le créneau de la télécopie par prudence, les stratèges de la filière électronique y renoncèrent en 1982 par excès d’ambition. La maîtrise du marché intérieur passait par l’informatisation des administrations : à quoi bon des télécopieurs dès lors qu’on dotait les bureaux de rutilantes machines « télétex » [6] et de micro-ordinateurs en réseau ?

Les sociologues avaient pourtant signalé qu’en raison, justement, de son archaïsme, de sa « passivité », la pénétration du télécopieur ne rencontrerait aucun obstacle : simple d’emploi, il ne requiert aucun apprentissage. Il s’inscrit dans la filiation du photocopieur, enraciné comme lui dans l’univers du courrier, des messages internes, de la régulation des organisations. De plus, il était appelé à prendre le relais du télex et de la poste pour le vaste univers des transactions, des échanges quotidiens inter-entreprises : factures, bons de commande, confirmations. Le télex plafonnait depuis des années autour de 150 000 abonnés ; quant à la poste, les efforts désespérés qu’elle tentait pour se moderniser n’avaient aucune prise sur les directions des entreprises, de plus en plus convaincues que le service se dégradait et était voué à se dégrader. Quant au téléphone, il était de moins en moins efficace ; les cadres y passant 25 % de leur temps mais en n’obtenant un interlocuteur qu’une fois sur deux et en restant eux-mêmes injoignables…

Economistes et futurologues ont analysé le profond mouvement d’accélération dans le cycle de vie des produits, les systèmes de production, les modes d’organisation, dans la circulation des choses, le déplacement des hommes et la diffusion des informations.

1 080 fois plus rapide que le courrier et 7,5 fois plus que le télex [7], la télécopie arrivait à point nommé pour faire face à ce changement profond de temporalité, cette nouvelle « culture de l’urgence ». La modernité réside peut-être dans la banalisation de la fébrilité. L’urgence, qui était de tout temps le mode de fonctionnement normal des « décideurs », directions générales et cabinets ministériels, s’est démocratisée. Dans un article très stimulant sur l’urgence, M. Claude Riveline, professeur à l’Ecole des mines de Paris, fait observer que « l’urgence est omniprésente dans la vie des affaires et totalement ignorée des théories des organisations… Elle ressemble à une drogue : stimulante et même nécessaire à dose modérée, elle peut entraîner de dangereuses accoutumances et devenir hautement toxique. Mais c’est un phénomène très peu étudié jusqu’ici. » [8]

Il propose même un changement de perspective radical par rapport aux théories habituelles de la gestion et de l’organisation : « Bien loin que la décision savamment méditée soit la norme, et l’urgence l’exception pathologique, s’offre à nous l’idée que l’urgence est un ingrédient inévitable de toute décision : seule varie la dose. La décision rationnelle des livres d’où l’urgence est absente alors serait un cas limite, asymptotique . »

En d’autres termes, la culture de l’urgence n’est plus l’apanage des hauts dirigeants : cette culture s’est largement diffusée dans les organigrammes. Et, avec elle, les modes de communication qui permettent d’y faire face : télécopies et « bip-bip » aujourd’hui, radiotéléphones demain, à la fois outils techniques et signes distinctifs.

Pour le futurologue Alvin Toffler A [9] , la ligne de clivage n’oppose plus les pauvres et les riches, mais les « rapides » et les « lents ». La métaphore de la société à deux vitesses deviendrait réalité…

[1] Alvin Toffler, le Choc du futur , Denoël, Paris, 1974

[2] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme , tome 2, Armand Colin, Paris, 1979.

[2] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme , tome 2, Armand Colin, Paris, 1979.

[3] Albert Bressand et Catherine Distler, le Nouveau Monde , Le Seuil, Paris, 1985.

[4] Télécommunications, objectif 2000 , sous la direction d’Albert Glowinski, Dunod, Paris, 1980.

[5] Henri Pigeat et Laurent Viral, Du téléphone à la télématique , Commissariat général au Plan, la Documentation française, Paris, 1980.

[6] Le télétex est un service de courrier électronique fondé sur la connexion à distance de deux machines de traitement de texte.

[7] La télécopie est aussi trois fois moins chère que le courrier et cinq fois moins chère que le télex.

[8] Claude Riveline, « De l’urgence en gestion, gérer et comprendre », Annales des mines , Paris, mars 1991..

[9] Alvin Toffler, les Nouveaux Pouvoirs , Fayard, Paris, 1991.


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