Loft Story : vers une télévision d’expérimentation

Ceux qui ont vu dans Loft Story un dispositif d’expérimentation avec des humains réduits au rôle de cobayes avaient raison.

C’est bien de cela qu’il s’agit. 1

Loft Story  annonce les formes à venir de la télévision. Une télévision qui proposera à des personnes de prendre part à des expérimentations sous le regard d’un public que la fréquentation des jeux vidéo a familiarisé avec les notions de « mission », de paramètres et d’exploration des « possibles ». Un public qui pourra éventuellement intervenir, pour modifier les paramètres, compliquer ou simplifier la tâche des joueurs.

Cette télévision d’expérimentation n’est pas nécessairement médiocre, ni nécessairement fondée sur l’enfermement, la surveillance continue ou la soumission avilissante à des directives arbitraires …

Loft story marque le passage du second au troisième age de la télévision.

1) Le premier âge de la télévision (Umberto Eco l’appelle paléo-télévision) marquait nettement la différence entre la réalité et la fiction, avec des genres télévisuels clairement identifiés.

Un second trait de la paléo-télévision, c’est qu’elle s’adressait au public, en le tenant à distance : le public était à l’extérieur du dispositif. De l’autre côté de l’écran.

Ignacio Ramonet rappelle (dans l’article qu’il consacre ce mois-ci à Loft Story dans le Monde diplomatique), que « pour paraître a la télévision, il fallait avoir d’importants mérites ( être un champion, ou un grand écrivain, ou un notable…). On y allait endimanché, cravaté et on devait s’y exprimer de manière très correcte. C’était la télévision podium, seuls les meilleurs y avaient accès ».

On ne va pas idéaliser, après coup, cette paléo-télévision, hiérarchique et pyramidale (qui s’identifie, en Europe, avec le service public). Les programmes de la « paléo-télévision » n’étaient pas nécessairement de qualité.

b)Le second age de la télévision (Umberto Eco l’appelle néo-télévision) brouille la ligne de partage entre réalité et fiction.

Ce brouillage s’opère par l’effacement des artifices comme la perche, la caméra et, plus généralement, de tous les procédés qui empêchaient le téléspectateur d’accéder directement à la réalité. Il s’opère aussi par le mélange des genres.

Ce second âge de la télévision donne une large place aux émissions de plateau : jeux, réality shows, émissions-forums….

Ce second âge est aussi celui d’une télévision « relationnelle », « compassionnelle », une « télévision de l’intimité ». Mésententes familiales, détresses conjugales, malaises existentiels s’exhibent dans les reality shows. Le témoignage intime prend de plus en plus d’importance à la télévision. Le témoignage ne se cantonne pas au réality-show : il s’immisce dans la plupart des magazines de télévision (« ça se discute », « C’est mon choix »…). I

Il semble désormais difficile d’aborder une question sociale, de traiter de moeurs, d’évoquer une controverse médicale sans que le citoyen ordinaire ne soit convoqué aux côtés, ou parfois, contre l’expert (émissions de Michel Field).

Ignacio Ramonet déplore l’avènement de « cette télévision-miroir censée refléter les gens tels qu’ils sont ». Pour la stigmatiser, il l’assimile à la télévision commerciale et attribue son introduction, en France, à Berlusconi. En fait, le service public n’avait pas attendu Berlusconi pour inventer la néo-télévision. L’émission Psy-show date de 1983 : elle était présentée par le psychanalyste Serge Leclaire.

La télévision évolue. Sous la pression de logiques économiques (privatisations, concurrence, course a l’audience), de logiques techniques …. Mais aussi pour s’adapter aux attentes d’un public qui évolue.

Si la paléo-télévision n’était pas nécéssairement de qualité, la néo-télévision n’est pas vouée à la médiocrité. Il y a de la « bonne » et de la « mauvaise » néo-television. Et même de l’exécrable.

c) Une télévision d’expérimentation

Le troisième age, Ignacio Ramonet l’appelle « post-télévision ».

« Avec Big brother et Loft Story , on franchit une nouvelle étape. Celle de la post-télévision. Cette fois le public (représenté par les enfermes volontaires) accède directement non pas à une émission ordinaire, mais a une série télévisée. C’est-à-dire a tout ce qui les apparences de la fiction filmée. La récompense symbolique n’est pas simplement la satisfaction personnelle, narcissique, d’être passé a la télévision, d’y avoir fait un unique et éphémère passage. C’est de devenir personnage d’un récit. Ce qui passionne le public, sans qu’il en ait forcément conscience, c’est la métamorphose qui s’opère, sous nos yeux, et qui transforme, par la magie du direct et du continu, des personnes somme toute ordinaires, prélevées dans la vie réelle, en personnages, en acteurs d’une histoire, d’un récit, d’un scénario, qui ressemble a un feuilleton, a une fiction ».

- Il faudrait, d’abord, relativiser le diagnostic d’Ignacio Ramonet. La télévision n’a pas attendu Big Brother pour accorder aux personnes ordinaires le statut de personnage. C’est déjà le cas dans les docu-soaps britanniques qui combinent les techniques du documentaire et celles du feuilleton. Les héros sont des gens ordinaires qui se livrent à leurs activités quotidiennes sous l’oeil de la caméra. Arte en a produit quelques uns. Ce genre n’a pas connu en France le succès qu’il rencontre en Grande-Bretagne.

- Ce qui est central dans la post-télévision, c’est la posture d’expérimentation. On place des gens dans des situations et ils doivent mobiliser leurs ressources pour y faire face. C’est le ressort des jeux vidéo ou celui des jeux de rôles. On peut imaginer toutes sortes de situations.

- Avec les docu-soaps et Loft Story, nous entrons dans la télévision d’expérimentation. Celle-ci n’est pas vouée, pas plus que la néo-television, à engendrer des émissions médiocres ou avilissantes. Il y aura de la bonne et de la mauvaise « post-télévision ».

Dans le débat sur Loft Story, tout le monde semble admettre que cette post-télévision d’expérimentation est irrémédiablement liée a la quête d’audience et du profit … Et que le service public devrait s’en tenir à l’écart.

Je ne vois aucune raison de principe à ce que le service public s’abstienne de s’y engager. Au contraire.

- Je pressens, en revanche, que l’obstacle pourrait être d’ordre financier. Fabriquer un loft dans un hangar en Seine Saint Denis ne coûte pas cher… Reconstituer des environnements complexes (sociaux ou socio-politiques) est une autre affaire.

C’est sans doute la raison pour laquelle les entreprises de télévision commerciale préfèrent enfermer des jeunes dans un hangar aménagé (Loft story) ou dans une île déserte (Survivor).

- En fait, seules les armées (et parmi elles, seule l’armée américaine) sont disposées aujourd’hui à investir aujourd’hui dans la mise au point de systèmes d’apprentissage fondés sur l’expérimentation de « situations ».

Il est d’ailleurs significatif que l’armée américaine se tourne vers Hollywood pour tirer parti des capacités acquises par Hollywood dans le domaine des effets spéciaux, des technologies de simulation mais aussi de la capacité a raconter des histoires pour la mise au point de simulations d’entraînement réalistes.

Le Defense Modeling and Simulation Office (DMSO) de l’Air Force travaille lui avec Paramount Digital Entertainment à la mise au point d’un un générateur de situations, le Story Drive Engine,  pour préparer les officiers à la prise de décision en temps de crise. Cet outil a été testé en juin 2000 à l’Industrial College of the Armed Forces lors d’un exercice baptisé Final Flurry. On a présenté à un groupe d’officiers des scénarios multimédias : les officiers etaient plongés dans une crise au Moyen-Orient, mettant aux prises Iran et Etats unis sur fond de confrontation nucléaire indo-pakistanaise. Les réactions des officiers etaient immédiatement converties en images réalistes et en textes. Si un officier déclenchait une attaque de navires dans le Detroit d’Ormuz, le système générait en temps réels les images d’une de ZNN-TV, une réplique imaginaire de CNN. En conclusion, les officiers tiraient les leçons de l’exercice et les exposaient à un Président de la République lui aussi imaginaire.

- A quand, sur France 2 un « Syldavia story » avec un échantillon de citoyens qui joueraient les rôles du Président de la république, des Ministres des affaires étrangères et de la défense, des chefs d’état-major…

Ou un « Danone story » avec un échantillon de travailleurs appelés à jouer le rôle des administrateurs d’une multinationale et des traders appelés à jouer le rôle de syndicalistes.

Ce jour-là, je paierai de bonne grâce ma redevance télévision.

Et je téléchargerai en ligne les déclinaisons interactives de « Syldavia story » et de « Danone story » pour pouvoir y jouer moi-même…. Car, l’assiette de la redevance télévision, entre temps rebaptisée « redevance multimedia », aura été étendue pour financer les jeux informatiques et les logiciels éducatifs.

Notes :

[1] Il y a, au moins, quatre ressorts qui expliquent la massive attraction qu’exerce Loft Story sur le public .

1) Le premier ressort tourne autour de la « célébrité ». Dans une société, dans des populations, et dans des tranches d’age fascinées par la célébrité, il est captivant de voir la « célébrité » se construire, jour après jour. M6 propose, de surcroît, au public, de voter et donc d’influer sur la popularité (la « cote », comme à la bourse) qui évolue au gré des nominations.

2) Le second ressort a été très tôt analysé par le psychiatre Serge Tisseron : le voyeurisme. « Le voyeurisme dont il s’agit ici n’est pas le plaisir (généralement masculin) pris à regarder des gens dans leurs activités intimes ou sexuelles. C’est un voyeurisme maternel. Avec les parents omniprésents sur le plateau de M6 le jeudi soir, et les lofteurs qui évoquent, sans cesse leurs parents, Loft Story renvoie au public (aux jeunes et aux mères) l’image du nouvel état de la famille, l’angoisse de séparation des jeunes (leur difficulté des jeunes à quitter le foyer parental), l’angoisse d’abandon des parents d’être séparés un jour de leurs rejetons ».

3) Le troisième ressort, c’est la tension entre compétition et solidarité chez les lofteurs. Le dispositif de l’émission est assez pervers puisqu’il pousse les lofteurs à s’affronter, à s’éliminer … Tout en les contraignant, à travers diverses épreuves, à faire groupe.

Les lofteurs se comportent, au final, assez bien dans ce dispositif pervers : les valeurs d’amitié et de solidarité l’emportent, au final, sur la « lutte de tous contre tous ». (J’avoue qu’il est impossible de savoir si ce sont les lofteurs qui parviennent à préserver le groupe, malgré la pression concurrentielle, ou si ce sont les scénaristes-expérimentateurs de la société de production ASP, qui « dosent » habilement concurrence et cohésion).

4) C’est le quatrième ressort, qui m’intéresse ici.

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