J’avais écrit cet article en 1996. J’y aborde des mécanismes alors émergents de démocratie délibérative (conférences de consensus et sondages délibérants) et la perspective d’une « démocratie éléctronique » … Je travaillais alors pour le programme de prospective euro-américaine Sociovision (un département de la Cofremca). Ce texte a été publié dans la lettre de la Cofremca.
Épuisement du système représentatif, accaparement du débat public par les experts et les groupes d’intérêt, limites de la “démocratie d’opinion” (médias et sondages), attentes diffuses des citoyens en matière de participation. Notre démocratie représentative fonctionne mal. On pressent qu’il faut inventer de nouveaux modes de débat public.
Partout, et notamment dans les pays d’Europe du Nord et aux États Unis, on explore de nouveaux mécanismes de participation des citoyens : au-delà du sondage classique, en deçà du référendum.
Les conférences de consensus
Depuis 1989, le gouvernement danois organise des conférences de consensus pour élaborer les politiques publiques dans le domaine technologique. Ainsi, en 1992, le Board Of Technology, une agence gouvernementale, publia dans la presse un appel à candidature pour débattre de la manipulation génétique des animaux d’élevage. Quinze citoyens représentatifs de la société danois furent sélectionnés parmi les milliers qui avaient répondu à l’appel. Les quinze jurés se réunirent ensemble, lors d’un premier week-end, pour identifier les questions qu’ils souhaitaient poser aux experts. Dans un second temps, des experts (scientifiques, écologistes, représentants des syndicats et de l’industrie) furent appelés à répondre par écrit aux questions du groupe de citoyens. Ceux-ci se réunirent pendant un second week-end : ils discutèrent les rapports des experts et sélectionnèrent les experts qu’ils souhaitaient auditionner. Dans un troisième temps fut organisée une conférence, ouverte aux médias et au public. Le premier jour, les experts présentèrent leur point de vue. Le second jour, les citoyens confrontèrent les experts entre eux. La dernière journée était consacrée à la rédaction du rapport final. Les quinze citoyens conclurent qu’il serait inacceptable de modifier génétiquement les animaux d’élevage mais éthiquement acceptable d’utiliser ces méthodes pour mettre au point un traitement du cancer. Le rapport final, présenté lors d’une conférence de presse fut largement diffusé, puis discuté lors de 600 réunions publiques dans les villes et les entreprises.
Cette formule de « conférence de consensus » a été reprise aux Pays bas en 1993 et en Grande Bretagne en 1994.
Les sondages délibérants
Le principe du « sondage délibérant” se situe à mi-chemin entre la conférence de consensus et la technique du sondage. Le « sondage délibérant” vise à recueillir les opinions d’un échantillon représentatif de citoyens après les avoir mis en situation de se former une opinion et de délibérer ensemble. Comme la conférence de consensus, il repose sur des discussions libres, des rencontres avec des experts et des responsables politiques. Comme dans une enquête d’opinion, le sondage délibérant repose sur un échantillon représentatif de plusieurs centaines de personnes : celles-ci se prononcent sur une liste fermée de questions.
La première expérience de sondage délibérant a été conduite en Grande Bretagne en 1994, a l’initiative du quotidien The Independent et de la chaîne de télévision Channel Four. Un échantillon de 300 citoyens britanniques s’est réuni pendant un week-end pour débattre des causes et des remèdes à la criminalité. Les participants se réunissent en petits groupes pour échanger leurs expériences, pour identifier les questions qu’ils poseront ensuite aux experts. Les auditions avec les experts se font en assemblée plénière, devant la presse et sous les caméras de télévision. A l’issue du week end, les citoyens se prononcent sur une série d’options. Channel Four diffuse ensuite, a une heure de grande écoute, une synthèse des auditions. En 1995, la quatrième chaîne britannique a réédité l’expérience pour débattre de l’Union Européenne.
« Ce projet devrait nous permettre d’échapper à politique des phrases toutes faites et aux sondages éclairs » (PDG de Channel Four). « Les télévisions ont été accusées de banaliser la politique. Elles peuvent aussi favoriser une véritable compréhension des problèmes auxquels nous sommes tous confrontés. Ce projet va résolument dans le sens d’un approfondissement du processus démocratique en Grande-Bretagne » (Rédacteur en chef de The Independent).
Le premier sondage délibérant américain s’est tenu en janvier 1996. La National Issue Convention était organisée par l’Université du Texas et la chaîne publique de télévision PBS : elle était, en outre, parrainée par des fondations, une compagnie aérienne et une compagnie de téléphone. La National Issue Convention se donnait pour objectif de faire délibérer 459 citoyens sur les trois grands thèmes de la campagne présidentielle : la famille, l’économie et la politique étrangère. Les principaux candidats déclarés en janvier et le vice-Président Al Gore y prirent part. Les participants avaient à se prononcer sur des questions du type : » pour préserver la famille, la loi devrait-elle rendre le divorce plus difficile ? « Ou bien » faut-il développer des services de planification des naissances« . Ou encore » Certains disent que le gouvernement fédéral devrait garantir aux Américains a faibles revenus un filet de sécurité pour la santé et la protection sociale. D’autres disent que le gouvernement devrait juste verser des fonds aux états et laisser ceux-ci décider du niveau des aides. De quel point de vue vous sentez-vous le plus proche ? « .
Les expériences menées en Grande Bretagne et aux États Unis montrent une importante évolution entre les opinions formulées avant le processus et après le processus. Pour le concepteur du sondage délibérant, James Fishkin, professeur de sciences politiques a l’université du Texas, les participants à ce type de processus « deviennent représentatifs de ce que penserait l’opinion publique si elle était plus souvent amenée à réfléchir sur tel ou tel sujet et de ce que serait une société hypothétiquement plus ouverte au dialogue ».
La démocratie électronique
C’est aux États Unis que les expériences de démocratie électronique sont le plus avancées. Ross Perot en avait fait un des thèmes de sa campagne en 1992. Les expériences y sont nombreuses, au plan local, explorant de nombreuses pistes.
Electronic Town Meeting (ETM) à Hawaï et en Géorgie explore la piste de la délibération collective, avec la constitution d’un panel de 700 personnes. Relayé par la presse et la télévision locale, ETM permet aux participants de voter par téléphone sur des questions d’intérêt local. Public Electronic Network (PEN), a Santa Monica, privilégie le dialogue entre citoyens et élus locaux à travers l’organisation de téléconférences électroniques A Los Angeles, on a tenté de renouveler l’approche des sondages : plutôt que de solliciter par téléphone les opinions instantanées d’un échantillon aléatoire de personnes, on convient d’un rendez-vous téléphonique. Entre temps, les personnes reçoivent une documentation impartiale : il leur est suggéré d’en discuter avec leurs voisins et amis.
Démocratie ou lobbying électronique ?
Avec l’essor d’Internet, on a vu aussi, a l’initiative d’individus, de journaux ou d’organisations civiques se multiplier les forums électroniques sur les sujets les plus divers. Des citoyens qui partagent une même préoccupation peuvent désormais débattre, mais surtout se regrouper. La technologie favorise ainsi la constitution de communautés civiques virtuelles : par le biais de manifestes et de pétitions, elles lancent de véritables campagnes.
A la suite du Président Clinton, la plupart des sénateurs et des représentants ont ouvert des sites sur le Web et ouvert des boîtes aux lettres électroniques. Dès lors, il est infiniment plus facile qu’autrefois pour les groupes d’intérêt de mobiliser leurs membres pour faire connaître très vite leur opinion auprès des responsables politiques. La messagerie électronique remplace avantageusement le courrier et le fax.
L’expérience de Young Scientists Network illustre la manière dont les réseaux peuvent favoriser la constitution d’un groupe d’intérêt. Les jeunes chercheurs américains font leur thèse dans des conditions matérielles parfois difficiles : faibles rémunérations, manque de considération et de reconnaissance tant à l’intérieur qu’a l’extérieur de l’université, concurrence très forte avec les jeunes chercheurs étrangers (qui représentent plus de 50 % des thésards dans certaines disciplines). Autant de raisons qui ont conduit un jeune physicien à réunir, grâce au courrier électronique et aux listes de diffusion, les jeunes chercheurs américains, jusqu’alors dispersés. Ils sont près de 3000 à s’échanger ainsi des informations, des témoignages, a signer des pétitions, a alerter les médias et le gouvernement sur leur sort. Constitués en « lobby », ils ont, par exemple, obtenu d’être reçus a la Maison Blanche et au Congres.
Internet et les grèves de décembre
Plus près de nous, on a pu observer, lors des mouvements étudiants, la multiplication de sites Web : animés par des étudiants en informatique, ces sites enregistraient les revendications de leur université, retranscrivaient les déclarations de François Bayrou. Le Web Réseau-infos-facs en lutte était même parvenu à constituer en quelques jours une liste de diffusion pour transmettre le plus vite possible ses appels aux quatre coins de la France universitaire. Au-delà du mouvement étudiant, un internaute pouvait en décembre se connecter à Situation de crise pour suivre l’ensemble des grèves. Pauvre de quelques pages seulement le premier jour, cette tribune électronique s’est enrichie d’heure en heure grâce aux contributions de ses lecteurs, par des photos, des débats, des informations pratiques, des revues de presse.
Les organisations non gouvernementales en réseau
En 1993, le président américain William Clinton annonça que son gouvernement allait signer l’un des textes clés issus du Sommet de Rio de 1992 : la convention sur la biodiversité. Personne ne prêta grande attention au « document d’interprétation » dans lequel la Maison Blanche expliquait comment elle comprenait la convention et comment elle envisageait sa mise en oeuvre. Quand les responsables de Third World Network, une ONG vouée a la protection de l’environnement dans le Tiers-Monde, en prirent connaissance, ils furent horrifiés. Le gouvernement américain avait élaboré une interprétation qui avait pour effet, selon TWN, d’anéantir tous les éléments positifs de la convention. Le siège de TWN en Indonésie lança un appel à l’action à tous ses groupes associés, ainsi qu’aux chefs de mission des pays du tiers-monde à l’ONU. En quelques instants, par courrier électronique, la nouvelle parvint à des groupes éparpillés dans le monde, qui firent part immédiatement de leurs réactions par télécopie à la Maison Blanche. Beaucoup envoyèrent directement leur protestation à Bill Clinton par courrier électronique. Les grandes ONG comme Greenpeace prirent le relais, reprises par les agences de presse internationales. Naguère encore, les spécialistes et les militants de l’écologie dans le Sud n’auraient connu l’existence du débat qu’une fois celui-ci terminé, en lisant les comptes rendus dans la presse locale, ou dans les publications spécialisées venues de l’étranger par courrier ordinaire. Leurs commentaires et leurs critiques ne seraient jamais parvenus assez rapidement pour qu’on en tienne compte.
La préparation du Sommet de Rio a montré de façon impressionnante le potentiel des réseaux télématiques : des milliers de groupes de citoyens, petits et grands, dispersés dans toutes les régions du monde, ont pu connaître dans le détail les textes les plus récents – parfois avant que les diplomates ne consultent les imprimés déposés dans leur casier – et y répondre sur-le-champ. L’expérience a été reprise en juin 1993 lors de la conférence sur les droits de la personne à Vienne et en 1995 pendant les travaux préparatoires de la conférence sur la population du Caire.