(Publié dans Hérodote n°1, 1976)
Le texte de Gourou (Voir Les Beautés du Delta) et ses dérivés imaginaires mettent à nu la fonction mystifiante du paysage dans le discours géographique, la fonction drama- tique du paysage dans l’écriture romanesque. S’y révèlent les pratiques culturelles qui instaurent le paysage : l’exercice d’un regard, la mise en jeu d’un savoir, la lecture du paysage comme recherche d’un sens immanent. Le paysage appréhendé comme tranche de nature s’y avoue comme objet de culture. Objet d’un culte aussi, puisque ces trois pratiques, géoscopie, le regard, géographie, le discours, géosémie, le système de signification, en se croisant rendent possible une géophilie, la passion ou l’amour des paysages.
Et comment ne pas soupçonner derrière cette lecture la nostalgie du mythe galiléen, ce « grand livre du monde », de la nature à ciel/livre ouvert, où parlerait le discours muet d’une langue « composée de carrés, de trian- gles et de cercles », de falaises, de plateaux et de vallées ?…
Althusser remarque, dans Lire Le Capital : « Dans l’histoire de la culture humaine, notre temps risque d’apparaître un jour comme marqué par l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la décou- verte et l’apprentissage du sens des gestes les plus simples de l’existence, voir, écouter, lire, parler… Et, contrairement à toutes les apparences encore régnantes, ce n’est pas à la psychologie, édifiée sur l’absence de leur concept, que nous devons ces connaissances bouleversantes, mais à quelques hommes : Marx, Nietzsche, Freud. »
1. Géoscopie
Il n’est de paysage que par le regard. Ce que souligne bien le Robert : « Partie d’un pays que la nature présente à l’oeil qui le regarde. » Ou le Littré : « Etendue d’un pays que l’on voit d’un seul aspect. Il faut qu’il le soit d’un heu assez élevé où tous les objets dispersés auparavant se rassem- blent d’un seul coup d’oeil. » Ou les géographes : « Aspect visible, percep- tible de l’espace », « le visible par excellence », « portion d’espace analysée visuellement [1] ».
Précisons d’emblée : soumettre l’existence du paysage à l’exercice du regard ne relève nullement d’une phénoménologie du paysage, d’un retour à Merleau-Ponty, pour qui «je suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes antécédents, de mon entourage physique et social, elle va vers eux et les soutient, car c’est moi qui fais être pour moi […] cet horizon dont la distance à moi s’effondrerait, puisqu’elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n’étais là pour la parcourir du regard […]. Revenir aux choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie, une rivière [2] ».
Ce que nous voulons marquer, c’est qu’il n’existe de paysage que dans l’espace du regard, à la différence des falaises, plateaux et vallées qui existent bien dans l’espace réel. Le paysage se définirait alors comme un spectacle de l’espace, et non comme fraction de l’espace lui-même.
1.1 Paysage et spectacle
Objet de spectacle, l’espace réel est réduit en diorama, en panorama. L’espace, surface d’inscription et mémoire d’événements géomorpholo- giques et climatiques, politiques et sociaux, devient scène, perçue d’un point de vue privilégié (belvédère). La topographie contrastée, déchirée, fracturée, est scénographiée[3]. Les contradictions entre nature et société, entre modes de production, entre appareils d’Etat, entre classes, y sont recouvertes par une illusion d’harmonie. Il y a dans la valorisation esthé- tique du paysage une occultation des contradictions dont l’espace est le terrain. Il y a dans la contemplation, la délectation, la jouissance du paysage une participation, une acceptation, une connivence avec l’aména- gement spatial. Ce cautionnement va de pair avec un refoulement, une évacuation des rapports sociaux : les hommes ne figurent pas dans le pay- sage, ou, s’ils y figurent, c’est comme accessoire ou comme intrus. (Ainsi, pour le photographe, l’indigène fait partie du paysage, mais le touriste apparaît étranger.) Aussi le paysage fonctionne-t-il comme anesthésiant.
Le critère d’appréciation du paysage est esthétique : beau ou laid. Il n’est d’ailleurs perçu comme paysage que s’il est beau. On aime ou on n’aime pas. On adhère ou on n’adhère pas.
Poser la culturalité du paysage, c’est poser en même temps la question de son histoire. Le paysage n’a pas toujours existé. Si on a toujours vu l’espace réel, on ne l’a pas toujours érigé en spectacle. Non pas que l’homme ait été myope ou aveugle, mais, dans l’espace réel, il voyait autre chose. L’espace était l’espace d’une pratique, non d’un spectacle.
Pour l’homme médiéval, lié à la terre, l’espace, c’est un manteau de forêts et de landes, troué de clairières cultivées, plus ou moins fertiles. D’après Le Goff, « tel est le visage de la chrétienté, semblable à un négatif de l’Orient musulman, monde d’oasis au milieu des déserts [4] ». Tout pro- grès en Occident médiéval est défrichement, lutte et victoire sur les brous- sailles, les arbustes, les futaies, la gaste forêt de Perceval, la selva oscura du Dante. L’homme médiéval a les yeux fixés sur la terre qu’il cultive, le ciel qui annonce l’orage ou la sécheresse, la forêt qui l’enferme, l’isole, le menace, d’où peuvent surgir à tout moment loups affamés, brigands, che- valiers pillards.
1.2 Regard et société
Du XIVe au XVIIe siècle émerge un nouveau regard qui rend visible, c’est-à-dire intègre dans le champ de vision, un nouvel objet : le paysage. Le regard n’est pas le fait d’un sujet individuel, doté d’une faculté, le voir, mais le produit de conditions structurales, analysables historiquement. Et faire l’histoire de la géoscopie, c’est énoncer les conditions politiques, idéologiques, sociales qui rendent possible, et nécessaire, ce regard neuf, dont les premières traces sont sensibles dans la peinture.
Du XIVe au XVIIe siècle émerge un nouveau regard qui rend visible, c’est-à-dire intègre dans le champ de vision, un nouvel objet : le paysage. Le regard n’est pas le fait d’un sujet individuel, doté d’une faculté, le voir, mais le produit de conditions structurales, analysables historiquement. Et faire l’histoire de la géoscopie, c’est énoncer les conditions politiques, idéologiques, sociales qui rendent possible, et nécessaire, ce regard neuf, dont les premières traces sont sensibles dans la peinture.
La peinture anticipe et instruit ce regard : elle ne le modèle pas. Les premières ébauches se trouvent chez les Florentins et les Siennois, chez Giotto, Ambrogio Lorenzetti et Gentile da Fabriano. Dans la miniature française, Francastel signale le Maître des Heures de Boucicaut et Broe- derlam. Mais, d’après lui, jusqu’aux frères Limbourg et leurs Très Riches Heures du duc de Berry, « le paysage n’a jamais été autre chose qu’une indication, une sorte d’objet figuratif. Comme un rideau signifiait : inté- rieur, un ou plusieurs arbres sommairement dessinés, un rocher ou une faille découpés en arabesques décoratives signifiaient paysage. Pour la première fois, chez les Limbourg, un paysage est une sorte de portrait de la nature, idéalisé, certes, et stylisé, mais reconnaissable, identifiable, et possédant ce que les techniciens appellent un rendu[5]».
L’instauration de ce nouvel objet plastique est parallèle de la constitution du «tableau », détaché du cadre monumental, et du nouveau sys- tème figuratif perspectif. Ce qui intéresse la peinture, désormais, ce ne sont plus les rapports stables de valeur entre des objets conçus comme des symboles, mais les relations éphémères de position qui existent entre les hommes et les choses.
Nouvel objet plastique et nouvel objet de regard : on se gardera bien d’en associer l’irruption à un groupe social hégémonique : ainsi, dans l’Italie du Nord, le pouvoir se distribue entre ordres religieux, classe des marchands et princes, sans qu’on puisse attribuer à l’un ou à l’autre un rôle prééminent dans la mise en place de la géoscopie.
Mais on soulignera combien la constitution des premiers Etats modernes, la centralisation des monarchies, le développement des villes ou la nais- sance de la bourgeoisie ont quelque chose à voir (sans jeu de mots) dans la géoscopie.
On relèvera ainsi la solidarité de la géoscopie avec l’humanisme natu- riste, plus ou moins laïc, rebelle aux contraintes théologiques. Elle renvoie sans doute au regard du prince, fier de l’espace qu’il domine ou envieux de l’espace qu’il convoite. La modification des formes de guerre, dont le vecteur décisif passe de la cavalerie à l’infanterie, puis à l’artillerie sup- pose une attention et une connaissance de la topographie concrète.
Le déplacement du centre de gravité de la campagne vers la ville n’est pas sans effet : princes, Eglise, bourgeois, même s’ils tirent profit pour l’essentiel encore de la terre, en sont séparés.
Enfin, les grands voyages et les récits de voyageurs permettent la conscience de la diversité des configurations spatiales.
Tout se passe un peu comme si la société qui s’ébauche (Renaissance des historiens, âge classique de Foucault, accumulation du capital de Marx) tentait de se définir, c’est-à-dire se situer, par rapport à son « dehors ». Incapable de se définir par son lieu, la ville, l’Etat, la marchan- dise, cette société se fonde par rapport à son bord, sa clôture. Pour se voir, elle regarde non ses bases, mais sa frontière. Ce n’est pas tant d’envi- ronnement que d’un ailleurs qu’il s’agit.
De la même façon, l’Occident médiéval se définissait par rapport à la forêt ou l’Orient musulman par rapport au désert. Juxtaposition de domai- nes, de châteaux, de cités, d’oasis, tous deux se situaient face au no man’s land, frontière plus ou moins opaque, horizon.
La société changeant de lieu, de centre, le regard change d’horizon, de terrain.
1.3 Ouïe, toucher, vue
On sait, depuis Lucien Febvre[6] que la Renaissance prolonge un carac- tère essentiel de la civilisation médiévale : la primauté de l’ouïe et du toucher. L’oeil n’est pas l’organe de prédilection d’un temps qui préfère écouter ou tâter. Aussi la géoscopie se fraye-t-elle la voie à travers cette hiérarchie sensorielle. Ainsi les paysages chantés par Marot ou Ronsard sont-ils plus auditifs que visuels : bruits de ruisseaux, chants d’oiseaux. Et Du Bellay, lorsqu’il évoque la source de la Loire : pour saluer de joyeuses aubades celle qui t’a, et des filles liquides déifie de ce bruyt éternel…
On assiste pourtant, au XVIe à une réévaluation des couleurs. Il n’est pas douteux, d’après Mandrou[7], que la vie progresse, même de la façon la plus humble : doter les fenêtres de vitres claires, les yeux affaiblis de lunettes, équiper les intérieurs de luminaires plus perfectionnés. Il faut signaler aussi le nouveau système figuratif en peinture, les cartes, les instruments d’optique, qui permettent d’observer le ciel ou l’infiniment petit, le livre enfin. La géoscopie accompagne, voire entraîne, cette ten- dance, qui se manifeste par l’instauration d’un nouvel objet culturel : le paysage.
1.4 Laïcisation de l’espace
L’espace de l’Occident médiéval, réel et imaginaire, est structuré par la religion, sur un fond de pratiques et mythes païens.
Si la plupart des hommes de l’Occident médiéval ont pour horizon, parfois toute leur vie, la lisière de la forêt, il ne faudrait pas imaginer la société médiévale comme un monde de sédentaires, d’immobiles attachés à leur coin de terre cerné de bois. La mobilité des hommes a été extrême, déconcertante.
Mais cette mobilité reste enfermée dans un cadre théologico-spatial : la chrétienté. Pèlerinages et croisades se situent dans cet horizon spirituel. C’est la théologie qui inspire jusqu’au XIIIe siècle la cartographie : Jéru- salem y figure comme ombilic du monde. Quand on passe à l’échelle cosmographique, la terre est ronde, au centre de l’Univers. Enfin, espace terrestre et espace céleste sont solidaires : aussi Dieu et le seigneur féodal se renvoient-ils l’un à l’autre. Attenter aux hiérarchies terrestres, c’est ébranler l’édifice céleste. Analogie, mais aussi continuité entre ciel et terre. Le Goff relève une laïcisation du temps : au temps clérical des cloches d’églises s’oppose celui des beffrois et horloges.
Il se produit, au XIVe et au XVIe siècle une laïcisation de l’espace : progrès technique, cartographique en particulier, progrès scientifique, astronomique également, développement du commerce, avec des peuples non chrétiens notamment, élargissement des horizons consécutif aux grands voyages. Lois de la nature et ordre chrétien sont distingués.
Une brèche est ouverte dans laquelle s’engouffrent la peinture — même si les sujets religieux, en Italie, dominent encore largement —, les poètes, les humanistes, les esprits curieux. Retour en force du platonisme, mais aussi condition de possibilité- d’une passion du paysage[8]…
1.5 Paysagéité
La géoscopie, sous l’influence de la peinture et de la poésie, se codifie.
Elle sécrète des règles, un ordre. Le regard sélectionne, valorise, évalue, qualifie : présence/absence d’intervention humaine, vigueur/douceur, ordonné/chaotique. S’élabore ainsi une paysagêité, propriété nébuleuse dont certains espaces seraient porteurs et d’autres démunis. L’archéologie du paysage, brièvement esquissée, doit être relayée par une histoire et une géographie de la paysagêité, car, suivant les périodes, les régions, les évé- nements, cette incertaine paysagéité sera attribuée ou déniée au lac alpestre, au pic pyrénéen, à la vallée angevine, à la côte bretonne, au plateau limou- sin, à la butte Montmartre, aux ruelles de Belleville, aux cratères de Verdun, aux tours de La Défense, au cimetière de Colombey…
On peut donc repérer des seuils, des moments où des catégories privilégiées structurent la paysagéité. La période contemporaine organise ainsi sa paysagéité suivant deux catégories : le pittoresque et le grandiose. Ce n’est plus la peinture ou la poésie qui solidifient la paysagêité, mais le cinéma, l’affiche publicitaire et les guides touristiques.
C’est, aujourd’hui, à travers le tourisme, carte postale et Guide Bleu, que s’épaissit, se fige, se canonise la paysagêité moderne. La paysagéité rejoint le rite du sight-seeing comme accomplissement d’un devoir institutionnalisé : regarder ce qui doit être vu. Enzenberger[9] a bien montré que la notion de « chose à voir » « dément le caractère gratuit du voyage, seule garantie de liberté à laquelle on aspire. Car la chose à voir ne mérite pas seulement d’être vue, elle exige de l’être. Est à voir ce qu’on est tenu d’avoir vu ».
Barthes [10] suggère même une systématisation des connotations touris- tiques : « Le Guide Bleu ne connaît guère de paysage que sous la forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du XIXe que Gide associait justement à la morale » helvético-protes- tante » et qui a toujours fonctionné comme un mythe bâtard de naturisme et de puritanisme (régénération par l’air pur, idées morales devant les sommets, l’ascension comme civisme). Au nombre des spectacles promus par le Guide Bleu à l’existence esthétique, on trouve rarement la plaine (sauvée seulement lorsqu’on peut dire qu’elle est fertile), jamais le plateau. Seuls la montagne, le défilé, la gorge et le torrent peuvent accéder au panthéon du voyage, dans la mesure sans doute où ils semblent soutenir une morale de l’effort et de la solitude. » Jules Gritti[11] a repris ces intuitions pénétrantes,-en les généralisant et les systématisant. «Alors même qu’il fuit une certaine forme de contrainte sociale, le touriste en retrouve une autre : constitution et régulation du pittoresque, canons historiques et eshétiques. »
2. Géographie
« Dans une première démarche, la géographie se trouve en face du paysage, qui est l’aspect visible, perceptible de l’espace[12]. »
« Il est commode de définir la géographie comme l’étude des paysages[13]. »
«Le géographe décrit donc les paysages naturels ou les paysages aménagés par l’homme pour en rendre la couleur et la vie, c’est-à-dire pour en dégager la signification[14]. »
«L’espace géographique est un espace changeant et différencié dont l’apparence visible est le paysage[15]. »
Le Congrès international de géographie, à Amsterdam, en 1938, consa- crait déjà une partie de ses travaux à en construire le concept :
« Jusqu’aujourd’hui le » concept paysage » dans la géographie est resté peu clair et peu précis. C’est surtout, semble-t-il, parce que plusieurs sciences se sont emparées de ce terme, qui est en outre appliqué par les artistes dans un sens esthétique. « Il s’agit de parvenir, dans un congrès de géographie, à définir nettement l’essentiel du » concept paysage « .
« Quels sont les composants qui déterminent le caractère du paysage ? Quels sont ceux qui peuvent servir pour fixer avec succès les limites d’un tel paysage donné ? Comme les unités de la géographie physique ne coïn- cident pas nécessairement avec celles de la géographie humaine, on sera obligé de chercher pour le paysage humain des zones plus ou moins larges dans lesquelles les divers composants se fondent en un faisceau. Là où ces composants ne coïncident point, ou très peu, il faudra décider lesquels sont dominants. Ils varient dans la montagne et dans les plaines ; ils varient dans les régions avec une circulation dense, et dans celles avec une circulation moins dense ; dans les régions civilisées et les régions retardées. « Peut-on arrêter pour les espaces fixés des lois déterminées, et peut-on finalement distinguer nettement entre le » paysage naturel » et le » paysage humain » ?
A partir de quel degré de civilisation les éléments sociaux et les éléments économiques sont-ils décisifs pour l’essentiel du paysage ? Les principes pour distinguer des paysages humains de premier ordre diffèrent-ils de ceux qui obligent à une subdivision ? »
Ce congrès n’a pas plus construit le concept de paysage qu’il n’a pu conjurer la guerre. Ce qui apparaît à travers ses débats, comme à travers une série de textes géographiques publiés depuis, c’est que la question du paysage exacerbe les rapports équivoques qu’entretient la géographie avec le concret, la nature, le visible, l’espace, les échelles. Les problèmes de la géographie y convergent, s’y réfléchissent sans y être toujours repérés. Le paysage serait, en ce sens, le point aveugle de la géographie, qui, on s’en souvient, se définit précisément comme description — graphein — de la terre — ge —, ou encore écriture du paysage.
2.1 Le concret
Le paysage, c’est le concret géographique par excellence. C’est son incarnation. N’est-il pas « l’expression matérielle des différenciations de l’espace terrestre » ? Il est concret, puisque palpable. On peut se promener dessus, trébucher, gratter la roche avec l’ongle, prélever un caillou. C’est même « un tout qui se perçoit par bien des sens » : on peut caresser, humer, même en dévorer un fragment. La trop évidente matérialité du paysage achevé enracine la confusion entre objet réel et objet de connais- sance, concret réel et concret de pensée. Les géographes se revendiquent « hommes de terrain » ou « esprits terre à terre ». Le paysage est précisément le garant d’une pensée protégée des spéculations métaphysiques. Mais on ne s’aperçoit pas que le paysage est propice au décollage lyrique, dont le deuxième paragraphe de l’introduction à la Géographie des paysages[16], soit la dix-neuvième ligne d’un ouvrage à vocation théorique pourtant, nous fournit une troublante illustration : «Le paysage des monts d’Arrée est, certes, un décor […] mais il est aussi une certaine qualité de la lumière, il est un climat fait de beaucoup de vent, de brouillard et de bruine. Il est la lande, où la présence des myrtilles a une valeur significa- tive… »
Ainsi le discours géographique prétend-il s’appuyer sur le paysage comme sur un garde-fou, pour ne pas basculer dans les pièges de la théorie, mais se précipite en fait dans le vide de la contemplation. La chute est la conséquence logique du leurre : à vouloir prendre pied sur un spectacle, sur une image (le paysage), en les croyant réels, le géographe s’affale.
Mais l’insistance des géographes à se leurrer et à s’affaler oblige à penser qu’ils y prennent plaisir. Les géographes, hommes de chair et de désir, comme les autres hommes, recherchent le rude contact avec la nature. Et la géographie est souvent l’occasion, le prétexte, le moyen de cette quête aveugle, moins aveugle d’ailleurs que celle des autres hommes.
2.2 La nature
Le paysage, c’est une tranche de nature. Et la géographie n’est-elle pas, selon Vidal de La Blache, par rapport aux autres sciences, «l’aptitude à ne point morceler ce que la nature rassemble » ? « L’homme n’est pas à l’égard de la nature ambiante dans un rapport de dépendance qu’on puisse assimiler à celui des animaux et des plantes. »
La catégorie de « nature » est de moins en moins utilisée par les géographes. On lui substitue les notions de « milieu » ou d’ « environnement ». « Naturel » est supplanté par écologique ou physique. Explicitement ou implicitement, l’idée de nature travaille la géographie.
La géographie en a longtemps été le vecteur, lui conférant en outre une dignité scientifique. Dans une période de croissance industrielle et urbaine anarchique, l’idée de nature retrouve une charge dramatique incompatible avec la sérénité géographique. Aussi, ce sont des discours écologiques, dans leur versant démagogique et apocalyptique ou dans leur versant scientifique, qui portent aujourd’hui l’idée de nature dans la presse, les mass média, l’Université.
2.3 Le visible
Les géographes opposent souvent visible et invisible. Le visible s’offre au regard, l’invisible est caché. Et ce couple visible/invisible est tout particulièrement à l’oeuvre dans l’analyse des paysages. S’avoue ainsi une conception empiriste de la connaissance comme lecture, vision. Dolfuss cite en épigraphe de son Analyse géographique ce fragment de Paul Klee : « De cette manière, nous apprenons à regarder plus loin que les apparences pour atteindre la racine des choses. »
La connaissance est donnée comme lecture. Certes, pour bien lire, il faut creuser la croûte, gratter l’écorce, mais jamais la connaissance n’est posée comme production.
2.4 L’espace
Le paysage est un fragment d’espace. Encore faut-il préciser de quel espace le paysage est un fragment. «Espace géographique», répondent les géographes. Mais qu’est donc l’espace géographique ? « Epiderme de la terre », « espace accessible aux hommes », oekoumene, comme pour les Anciens, la terre habitée, mais la terre habitée avec ses annexes : « l’aire d’extension du genre humain tend à se confondre avec la surface du globe[17] ». « Espace concret, banal… », ajoute Dolfuss[18]. Dolfuss précise pourtant que cet espace géographique est « changeant, différencié », comme en témoigne son « apparence visible, le paysage ». De l’espace concret, ou présumé tel, on passe à l’espace visible. Dolfuss définit enfin l’espace géo- graphique comme « support de systèmes de relations, les unes se déter- minant à partir des données du milieu physique, les autres provenant des sociétés humaines ». De l’espace présumé concret, on passe à l’espace visible, pour passer à l’espace relationnel… Ce passage de Dolfuss est exemplaire, car, après avoir désigné trois instances distinctes, trois espaces irréductibles, il les rassemble pour retrouver son point de départ : l’espace géographique. Poser la question du paysage, c’est s’interroger sur l’espace dont le paysage serait un fragment : espace concret ? espace visible ? espace relationnel ?
2.5 Les échelles
Un paysage est perçu dans un rapport de distance, donc d’échelle. Les variables de ce choix scalaire sont le déplacement, horizontal ou vertical, ou l’instrument optique. Le choix de l’échelle, qui est choix du point de vue, est en grande partie contingent. Il dépend d’habitudes culturelles, de l’énergie du géographe, de la configuration des lieux. Tous les géographes savent qu’à une échelle donnée n’apparaissent que certains phénomènes, et que l’étude géographique requiert plusieurs échelles d’appréhension. L’échelle ou les échelles, que le géographe devrait déterminer en fonction de l’hypothèse ou de l’objet d’étude, peut lui être dictée par l’accident de terrain, les difficultés d’accès, les carences de transport, le dessin du relief.
Notons, pour le moment, que le paysage relève d’une échelle unique, souvent arbitraire, tout au plus dictée par l’exigence d’un recul permettant d’embrasser un certain espace. Point aveugle de la géographie, le paysage en est aussi le verrou : interroger le paysage, c’est interroger la géographie, ses évidences, ses habitudes, ses certitudes. Verrou, mais aussi « lettre volée » : le paysage fait tellement partie du paysage épistémologique des géographes que ceux-ci ne le remarquent plus. C’est ainsi qu’on est passé de la description lyrique (de plus en plus rare) à l’analyse systématique, inaugurée par Bertrand, à la confluence de la géographie et de l’écologie. L’effort méthodologique, le souci taxo- nomique et chorologique risquent de se figer en une « science du paysage » sans objet[19].
3. Géosémie
Il n’est pas de regard vierge, spontané, innocent. Le regard n’est pas seulement l’exercice d’un sens (la vue), il est aussi production de sens (signification). Depuis la fin du siècle dernier, on commence à soupçonner ce que voir et regarder, discerner et admirer veulent dire. Sous l’innocence du voir et du décrire, on devine à l’action des réseaux de codification et d’interprétation.
3.1 Réfèrent et paysage
Avant d’appréhender le sens du paysage, le paysage comme unité de sens, il nous faut préciser deux notions. D’abord, la fraction d’espace réel qui préexiste au regard : le réfèrent. Ce réfèrent, découpé, structuré, valorisé, spécularisé, spectacularisé, scénographie par le regard, est saisi comme paysage. Le paysage, dès lors, n’est qu’une image de l’espace réel, une projection du réfèrent, enregistrée sur la rétine, codée et décodée à travers une série d’opérations mentales et culturelles, pour l’essentiel non maîtrisées.
Ce lac, cette plage, ce désert ont une réalité, une spatialité, une temporalité propres, indépendantes du regard. Ils ne deviennent paysages (paysage lacustre, désertique, littoral) que si un géographe, un photographe, un touriste, un voyageur viennent poser leur regard, immortaliser ce spec- tacle, c’est-à-dire en suspendre la temporalité, en fracturer la spatialité. Spectacle, image, codification : ce lac, cette plage, ce désert sont détachés, prélevés, vampirisés par le regard pour les faire entrer dans le cercle du sens — ils deviennent messages. Ils cristallisent des significations, des impressions, des sensations, des réminiscences, des expériences. On dira d’un paysage qu’il est doux, vigoureux, mièvre, ferme, sévère, rigide, puis- sant, médiocre, énergique, hardi, lourd, imposant, paisible, dépouillé, décharné, saisissant, heurté, âpre, sauvage, monotone, rude, mou, agressif, tourmenté, intime, rugueux, chaud, profond, squelettique, échevelé, tondu, buriné, feutré, gracieux, nerveux, fuyant…
A l’infinité des référents renvoie une infinité de messages. Mais cette infinité de messages ne doit pas masquer la fréquence, la répétition, la récurrence de certaines associations qui structurent cette dispersion et cette multiplicité en système.
Ce réseau de messages est en effet stabilisé par une série de conventions : un lac suggère la paix, un massif montagneux la grandeur, un pic la har- diesse, une vallée verdoyante la douceur, un plateau calcaire la sévérité. Ce réseau est traversé par des oppositions : dur/mou, chaud/froid, puissant/ médiocre, lourd/léger, agressif/paisible.
3.2 Le système des paysages
Système, réseau, codification : ne serions-nous pas en face d’un véri- table langage ? Ne parle-t-on pas couramment du langage des fleurs ? Pour éviter toute confusion, nous préférons employer le concept de sémie plutôt que langage. En effet, les sémioticiens et les linguistes, dans le souci de délimiter leurs champs respectifs, ont convenu d’appeler « langue » et « langage » ce qui relève strictement du langage verbal et sémie les sys- tèmes de signification qui n’en relèvent qu’indirectement[20].
Dans le vaste et quasi inexploré champ sémiotique, le paysage rejoint ainsi la mode, la cuisine, la gestuelle, les panneaux du code de la route. Précisons tout de suite que le paysage, comme la mode ou la cuisine, ne serait rien, ou peu de chose, sans la langue pour le nommer, le reconnaître, le décrire ou l’écrire. Il faut admettre pourtant que la sémie des paysages est bien particulière : à la différence du vêtement, du plat ou du geste, le réfèrent préexiste plus ou moins à l’activité humaine[21]. La sémie des paysages permet une communication, puisqu’elle « signifie », mais, à la différence de la mode, de la cuisine, de la gestuelle, on localise mal le récepteur et le locuteur[22]. Qui communique avec qui ? Suspendons un moment cette question, qui dans l’état actuel de la réflexion ne peut recevoir de réponses que métaphysiques : Dieu, la Mère Nature, les divinités, les Eléments, les paysages eux-mêmes qui, à travers leurs jeux de couleurs, de formes, de substances, le ruissellement d’une source ou le bruissement des feuilles, nous diraient, dans une rumeur sourde : « regarde- moi, aime-moi, crains-moi, délecte-toi… ».
3.3 Une sémiotique du monde naturel
La sémiotique ne s’est pas à notre connaissance préoccupée de sémies « naturelles », c’est-à-dire de sémies dont les unités, le matériau, les composants seraient des objets « naturels », non produits par l’activité humaine. Seul A. J. Greimas a émis un certain nombre d’hypothèses à ce sujet[23]. «Il suffit de considérer le monde extra-linguistique non comme un réfèrent absolu mais comme le lieu de la manifestation du sensible, suscep- tible de devenir la manifestation du sens humain, c’est-à-dire de la signi- fication pour l’homme. De traiter en somme ce réfèrent comme un ensemble de systèmes sémiotiques plus ou moins implicites. Tout en affirmant le caractère privilégié des langues naturelles, celles-ci ayant la propriété de recevoir les traductions des autres sémiotiques, il nous faut postuler l’exis- tence et la possibilité d’une sémiotique du monde naturel et concevoir la relation entre les signes et systèmes linguistiques […], d’une part, les signes et les systèmes de signification du monde naturel, de l’autre, non comme une référence du symbolique au naturel, du variable à l’invariant, mais comme un réseau de corrélations entre deux niveaux de réalité signifiante. Le monde visible, au lieu de se projeter devant nous comme un écran homo- gène de formes, nous apparaît comme constitué de plusieurs couches de signifiants superposées, ou parfois même juxtaposées. […] On ne doit plus se contenter de la constatation courante qui consiste à dire que les choses sont, ou qu’elles sont ce qu’elles sont ; et l’on est ainsi amené à se poser la question de leur statut sémiotique. […] Le monde naturel se laisse traiter comme objet sémiotique […]. Les signes naturels, du fait de l’existence d’une relation sémiotique, et quelles qu’en soient les articulations, possèdent bien le statut de signes. »
Et, s’il est dans la nature des signes naturels (sans jeu de mots) de signifier, il ne suffit pas de dire que l’objet « montagne » a pour signifié « montagne ». On s’aperçoit alors que le trait commun de ces signes natu- rels est de renvoyer à autre chose qu’eux-mêmes : ainsi l’objet « montagne » (en position de signifiant) renvoie à pâturage, refuge, neige, ski…
Le signe naturel ne renvoie pas seulement au langage. Le xvn° siècle, qui a justement mis en valeur la notion de signe naturel, le conçoit comme une référence à un autre signe naturel : ainsi « nuage » renvoie à « pluie » qui renvoie lui-même à « automne ». Il s’agit d’un enchaînement causal de signes-phénomènes.
Dans cette entreprise, on rencontre nécessairement le projet bachelardien d’un répertoire des formes et des substances. Dans sa psychanalyse des savants, Bachelard a analysé les mécanismes de projection, de narcissisme, de volonté de puissance, de valorisation et de dévalorisation. Il a bien montré comment la recherche scientifique pouvait être parasitée, infléchie, entravée par les significations culturellement ou affectivement investies dans l’objet de recherche, à l’insu du chercheur. Il s’est ensuite tourné vers ce qu’il appelle « imagination créatrice » en étudiant les configurations spatiales signifiantes : nid, coquille, coin, immensité intime, rond[24]. Ses écrits sur l’eau, la terre, l’air et le feu fourmillent d’observations analogues. On remarquera, avec Greimas, que les figures matricielles telles que l’eau ou le feu ne renvoient pas à des signifiés constants. On remarquera surtout que ce répertoire est surinvesti par l’imagination de Bachelard lui- même, valorisant le terroir, les végétations tranquilles, les configurations sécurisantes, le contact paisible avec les éléments[25]. Les intuitions de Bachelard sont précieuses pour l’établissement d’un catalogue des figures statiques et dynamiques, catégories élémentaires de la spatialité qui sont à la base de la perception visuelle, de la perception des paysages en particulier : haut/bas, convexe/concave, droite/courbe, vertical/horizontal…
3.4 Paysage dénoté
On posera donc comme hypothèse un moment premier du regard, le moment de la perception visuelle, opération par laquelle une image s’impressionne sur la rétine et subit sa première élaboration. Faut-il indiquer que cette perception immédiate suppose acquis des mécanismes biologiques invariants : acuité visuelle liée à la disposition de cellules pigmentées photoréceptrices, les fameux cônes et bâtonnets déterminant un champ de vision périphérique de 90°, vertical de 140°, horizontal de 150°, définition de la vision binoculaire par le recouvrement des champs de vision horizontaux, mécanismes de balayage et de centration, code de perception visuelle. On peut dire, sans dérision, que le paysage n’est jamais qu’un faisceau de rayons lumineux s’organisant en lignes et volumes sur la rétine. Mais ces mécanismes physiologiques sont en fait inséparables d’un complexe culturel, variable selon les cultures et progressivement acquis : le code de perception visuelle lui-même, système de coordonnées spatiales, de perspective, de construction des figures et des fonds par délimitation des contours, des textures, des couleurs, des échelles, des contrastes. Ce code de perception visuelle transforme en fait l’image en information (in forma, mise en forme).
a) Code de reconnaissance
L’image perçue, mise en forme, est référée à l’expérience. « Nous sélec- tionnons les aspects fondamentaux du perçu d’après des codes de recon- naissance. Quand, au jardin zoologique, nous voyons de loin un zèbre, les éléments que nous reconnaissons immédiatement (et que notre mémoire retient) sont les rayures et non la silhouette, qui ressemble vaguement à celle de l’âne ou du mulet. Mais supposons qu’il existe une communauté africaine où les seuls quadrupèdes connus soient le zèbre et l’hyène, et où soient inconnus chevaux, ânes et mulets. Pour reconnaître le zèbre, il ne sera pas nécessaire de percevoir les rayures (on pourra le reconnaître de nuit, comme ombre, sans identifier la robe)… Les rayures ne constituent donc pas (pour eux) un facteur de différenciation. Ainsi, même les codes de reconnaissance concernent les aspects pertinents[26]. »
b) Code des indices conventionnels
«Peirce observait qu’un indice est quelque chose qui dirige l’attention sur l’objet perçu par une impulsion aveugle : indubitablement, quand je vois une flaque d’eau, je déduis immédiatement de cet indice qu’il est tombé de l’eau. Tout indice visuel me communique quelque chose, à travers une impulsion plus ou moins aveugle, par rapport à un système de conventions ou à un système d’expériences apprises. De traces-sur le terrain, je conclus à la présence de l’animal seulement si j’ai appris à poser un rapport conventionnalisé entre ce signe et cet animal. Si les traces sont traces de quelque chose que je n’ai jamais vu (et dont on ne m’a jamais dit quelles traces cela laissait), je ne reconnais pas l’indice comme indice, mais je l’interprète comme un accident naturel. On peut donc affirmer avec une certaine assurance que tous les phénomènes visuels interprétables comme indices peuvent être considérés comme des signes conven- tionnels. Une lumière inattendue qui fait battre mes paupières m’amène à un certain comportement sous le coup d’une impulsion aveugle, mais aucun processus de sémiosis ne se produit ; il s’agit simplement d’un stimulus physique (même un animal fermerait les yeux). Au contraire, quand, de la lumière rosée qui se répand dans le ciel, je conclus à un imminent lever du soleil, je réponds déjà à la présence d’un signe reconnaissable par apprentissage[27]. »
c) Code de nomination
Greimas a montré l’importance de la langue dans le déchiffrement des choses vues. La vision identifie ce que la langue peut nommer. Une configuration rocheuse importante sera identifiée comme montagne si d’une part elle s’apparente à une figure géométrique simple (conique ou pyramidale), si d’autre part on fait abstraction de particularités marginales, climatiques ou végétales. (On met le doigt ici sur l’étendue du lexique des géographes. Où le profane ne dispose que du mot « montagne », ils disposent d’une large gamme.)
C’est donc en dernière instance le code de nomination, c’est-à-dire le code linguistique, qui structure le code de reconnaissance et le code des indices conventionnels. A ce stade, nous pouvons déjà conclure à la dépendance absolue de toute perception du paysage par rapport à la culture et à la langue. En d’autres termes, il n’existe pas de perception « naturelle », spontanée, du paysage. Il n’y a pas de paysage en soi. Nous pourrions qualifier ce regard premier, élémentaire, fruste, qui identifie et nomme comme dénotant ou dénotatif.
3.5 Paysage connoté
Encore faut-il souligner que ce regard premier, fruste, élémentaire, n’existe pas, que d’emblée le paysage dénoté est infléchi par une série de codes qui interprètent et connotent. Nous proposons un bref inventaire, non exhaustif et provisoire.
a) Code physiopsychologique
L’image perçue est référée à une mémoire des situations physiopsychologiques:
«Les psychologues se servent pour certains textes de figures géométriques qui communiquent clairement des tensions et des dynamismes: par exemple, une ligne oblique sur laquelle on dispose sur le côté en haut une sphère communique une sensation de déséquilibre et d’instabilité, tandis qu’une ligne oblique avec une sphère à son pied communique l’arrêt, le terme d’un processus. Si ces diagrammes communiquent des situations physiopsychologiques, c’est manifestement parce qu’ils représentent des tensions réelles, s’inspirant de l’expérience de la pensanteur ou de phénomènes analogues. […] En d’autres termes, si devant une image […] nous pouvons recevoir l’impression de grâce parce que, à l’improviste, nous découvrons dans l’usage improbable et ambigu d’un signe la reconstruction et la re-proposition d’expériences perceptives (d’émotions imaginées comme tension entre les lignes à des lignes mises en tensions qui nous rappellent les émotions), en réalité, dans la plupart des impressions de grâce que nous pouvons relever face à des paysages, nous lisons la connotation grâce dans une configuration qui connote la catégorie physio-psychologique, conventionnalisée par l’expérience et la culture[28].»
b) Le code esthétique
Le paysage (une mer, une forêt), s’il n’est pas oeuvre d’art, est un objet esthétique. On relèvera ici ce qui rend compte de la jouissance ou de la délectation esthétiques. On s’appuiera sur les hypothèses de la gestalt- theorie reprises par la sitologie[29]. Contours : le paysage est constitué d’éléments disparates, disposés en différents plans, différenciés par la distance, la couleur, la texture. Aussi l’oeil sépare-t-il, ségrège-t-il des unités : la différence entre deux surfaces inégalement excitées permet de repérer une silhouette ou contour.
De ce fait, la structure globale se scinde en deux plans spatiaux, la première surface occupant le plan le .plus proche et devenant figure, la seconde occupant le plan le plus éloigné et devenant le fond. Ces formes se détachent plus ou moins nettement. Les paysages ont des contours plus ou moins nettement délimités en fonction de la limpidité de l’air. C’est la raison pour laquelle les paysages à l’aube et au crépuscule produisent un effet supérieur : les couches d’air étant épaisses, les silhouettes et lignes sont accentuées. L’impression d’immensité qui s’en dégage, ajoutée aux odeurs plus intenses, plus subtiles que dans la journée, font du matin et de la fin d’après-midi les moments privilégiés de la contemplation.
Léonard de Vinci avait bien vu, dans son Traité de la peinture, que : « La campagne paraît souvent plus grande ou plus petite qu’elle n’est : cela vient des couches d’air entre l’oeil et l’horizon. Des objets de grandeur inégale, vus à des distances égales, paraîtront égaux si l’air qui est entre l’oeil et ces grandeurs inégales a la même disposition d’épaisseur que les grandeurs entre elles, c’est-à-dire si l’air le plus grossier se trouve entre la moindre grandeur ; la perspective des couleurs le prouve en faisant une mon- tagne petite ou plus grande qu’une colline proche de l’oeil, de même qu’on voit un doigt près de l’oeil couvrir une montagne. »
c) Le code de l’inconscient
Le vocabulaire atteste bien que le paysage est traité comme un corps humain : bras du fleuve, mamelon… Et les descriptions amplifient cette anthropomorphisation du paysage : squelettique, décharné, tondu, éche- velé, buriné… Ce que nous visons ici, ce sont les modalités par lesquelles le paysage-corps devient objet de désir. Ce recours à l’anatomie dans le lexique ou la description traduit un certain type de fétichisme du paysage.
Sans entreprendre un répertoire de symboles ou archétypes jungiens ou même bachelardiens ni postuler une hypothétique clé des songes, il faut relever certaines associations paysage/corps qui fonctionnent généralement à l’insu du spectateur de paysage : dune de sable et sein de femme.
On peut analyser ainsi les mécanismes par lesquels un paysage est affecté d’un quotient de féminité ou de virilité.
d) Le code archaïque
Le rapport que les sociétés archaïques entretenaient avec l’espace a laissé des traces qui, rassemblées, forment système. Ce code est pour l’essentiel mythique. Dépendantes, soumises à la nature, incapables de maîtriser l’espace, les sociétés archaïques tentaient de lui insuffler un ordre. Il ne faut voir dans les mythes archaïques aucune fantaisie irrationnelle ou gratuite. Il faut y voir un travail minutieux pour ne rien laisser au-dehors, pour faire en sorte que toute chose, relief ou rivière, ait une place assignée dans l’univers, pour que l’univers ainsi apparaisse ordonné.
En même temps, cette pensée mythique et magique ne tolérerait pas que le monde ne signifie que par endroits. Il ne peut y avoir de zone d’ombre. Il va de soi que les significations investies dans telle ou telle forme de relief varient suivant les caractéristiques du peuple : montagnard, nomade, sédentaire, marin, chasseur, pêcheur…
e) Le code stratégique
Le prince ne regarde pas l’espace comme l’enfant ou le paysan. S’il aime à voir dans l’espace qu’il possède, qu’il domine ou qu’il ambitionne une réplique de son corps supposé harmonieux (dans certaines tribus anciennes, le roi devait être intègre de corps et manifester sa grandeur dans son physique même), son regard est principalement stratégique. Homme de guerre, il évalue la topographie. Garant de la prospérité, il évalue les routes, les richesses. Aussi regarde-t-il d’en haut.
Les belvédères et points de vue ne sont peut-être que des mises en scène du regard souverain, par lesquelles l’oeil occupe la place centrale. En 1787, Barker construisait des « panoramas » dans lesquels les visiteurs venant occuper cette place centrale voyaient tout autour d’eux se dérouler un paysage, une ville, une bataille.
La carte reproduit ce rapport essentiellement vertical à l’espace : la carte comme le paysage se lisent d’en haut.
D’en haut, on voit sans être vu. D’en haut, on peut jeter un regard circulaire, balayer le paysage sans devoir se déplacer. Le code stratégique se définit autant par les objets qu’il privilégie (topo- graphie, ressources, communications) que par sa position : promontoire, hauteur, sommet.
f) Le code géographique
C’est de savoir qu’il est ici question : comment le paysage devient objet de connaissance, d’observation et d’explication. Le paysage dans cette perspective devient un texte, dont la lecture suppose la maîtrise d’un savoir et, dans certains cas, enrichit le savoir. L’atlas, la ou les cartes, la coupe géologique, le recueil statistique sont mobilisés. Suivant la formation, la spécialisation ou l’objet d’étude, le regard sélectionne des éléments du paysage, qu’il confronte à d’autres informations. La description, le croquis, le relevé sont les modalités par lesquelles ce regard s’érige en connaissance.
Faut-il souligner que la relation « savante » au paysage n’est pas néces- sairement austère ? Il y a chez le géographe une certaine jouissance à comprendre le paysage, sa genèse ou l’articulation de ses composants.
g) Le code moderne
Si les sociétés archaïques étaient dépendantes de la nature, c’est qu’elles n’en maîtrisaient ni les lois, ni les effets. Les sociétés capitalistes, si elles en maîtrisent les lois et, partiellement, les effets, restent dépendantes de la nature dans la mesure où elles s’en sont séparées. C’est en termes de besoin, de manque, que s’évalue cette dépendance. Vacances, voyages, week-end sont les vecteurs par lesquels l’homme de la modernité recherche la nature perdue. En fait, à la quête de la nature se substitue de plus en plus la consommation de signes de « nature ». Cinéma, affiches, lecture, résidence secondaire, aménagement des intérieurs remplacent la nature perdue par des artefacts : se met en place ainsi une naturalité, plus acces- sible que la nature lointaine ou défigurée.
Les idéologies de l’environnement, mais aussi les appareils publicitaire, immobilier, touristique, tirent profit de ce manque en proposant leur gamme de mythes, de marchandises et d’évasion.
Aucun de ces codes ne fonctionne seul : ils s’épaulent mutuellement, s’alimentent, se cautionnent. C’est ainsi que le code esthétique, le code physiopsychologique et le code de l’inconscient sont étroitement solidaires. De même, code stratégique et code géographique fonctionnent souvent de concert. Le code moderne est sous-tendu par le code archaïque. Le code archaïque, dans certaines rationalisations mythiques, rejoint le code de l’inconscient.
On posera donc comme hypothèse 1 que le sujet regardant un paysage choisit, avec plus ou moins de lucidité, l’un de ces codes. Il confie à ce code la gestion du regard. (Ainsi, le géographe confie au code géogra- phique la responsabilité du regard,)
On posera comme hypothèse 2 que le regard peut être pris en charge par deux codes. Il y a alors cogestion, collusion. (Ainsi le prince confie-t-il son regard aux codes stratégique et esthétique. Le regard saisit une harmonie, qui magnifie et légitime, par effet de retour, le pouvoir du prince.)
On posera comme hypothèse 3 que le code chargé de gérer le regard peut en perdre le contrôle et subir l’influence d’un autre code. Il y a alors collision, conflit, captation, détournement. (Ainsi le géographe confie le regard au code géographique, mais le code esthétique détourne le regard et se l’approprie, à l’insu du géographe.)
3.6 Paysage perçu, paysage écrit, paysage représenté
Il semble que ces codes dénotatifs et connotatifs ne flottent pas, mais s’ancrent, se stabilisent dans les descriptions ou représentations de paysages. Se constitue ainsi une rhétorique du paysage.
a) Le paysage écrit
Il s’agit là de tous les textes ayant rapport avec le paysage. Pour régler cette dispersion, on différenciera plusieurs écritures, autant par leur style, lexique, méthode, thématique. Soit l’écriture géographique ou le paysage comme objet de savoir ; l’écriture littéraire ou le paysage comme scène, l’écriture poétique ou le paysage comme état d’âme.
On retrouve les mêmes dispositifs de domination de l’écriture par un ou plusieurs codes.
Ainsi les textes de Pierre George sont généralement dominés par l’écri- ture géographique, soumis au code géographique. Les textes de Gourou ou de Vidal, s’ils sont dominés par l’écriture et le code géographiques sont en même temps travaillés par l’écriture littéraire et les codes esthétique, archaïque, inconscient, physiopsychologique. Cette collision d’écritures et de codes, non maîtrisée, affaiblit leur pensée, constamment infléchie, captée, détournée.
Inversement, certains écrivains subvertissent l’écriture littéraire classique en faisant jouer contre elle une écriture et un code géographiques (Butor).
L’articulation géographie/littérature, impensée chez Vidal et Gourou, délibérée chez Butor, ne fonctionne pas nécessairement sur le mode du conflit (Jules Verne).
b) Le paysage représenté
Il s’agit de toutes les icônes qui ont rapport au paysage. Là encore, pour régler la dispersion, on distinguera plusieurs codes définis autant par leur matière d’expression que par leur technologie.
Médium pictural ou l’image fixe, unique, reproduite à la main ; médium photographique ou l’image fixe reproductible, produite par le détour d’une technologie ; médium cinématographique, ou l’image défilant à un rythme tel qu’elle simule le mouvement.
Pour Christian Metz, « il arrive qu’un système de différentialités soit globalement transposé d’une matière d’expression dans une autre tout en demeurant plus ou moins largement inchangé dans sa structure relationnelle interne (forme au sens hjelmslévien). On sait par exemple que divers sys- tèmes esthétiques, qui jusqu’au XIXe ne s’étaient manifestés, c’est-à-dire physiquement inscrits, que dans la matière de l’expression propre au langage pictural, ont connu par la suite une deuxième manifestation, plus ou moins isomorphe à la première dans l’ordre sensoriel de l’image photographique mouvante et mise en séquence, propre au cinéma : les formes de la peinture flamande classique revivent dans La Kermesse héroïque de Jacques Feyder, celles de la peinture flamande plus récente (Magritte, Paul Delvaux) dans Un soir, un train ou L’Homme au crâne rasé d’André Delvaux, celles d’Auguste Renoir dans certains films de son fils Jean (Une partie de campagne). »
Metz souligne ainsi comment un même système (géosémie) migre d’un médium à un autre. On pourrait souligner aussi la photographie comme étape ou relais entre peinture et cinéma (la première photo de Niepce était un paysage vu d’une fenêtre).
4 Géoscopie
La géoscopie a érigé l’espace en objet de spectacle. De ce spectacle, la géographie a tenté d’extraire un savoir. Ce spectacle du paysage s’est progressivement cristallisé en système : la géosémie.
En résulte une véritable géophilie : une passion pour le paysage comme objet de savoir, d’émotion, de désir.
La géoscopie a réussi ce tour de force de transformer l’espace, enjeu et terrain de la pratique sociale qui est production, guerre et pouvoir, en espace de contemplation, de la jouissance. Le paysage est entré dans le cercle du regard.
La géographie n’a pas su rompre ce cercle : elle y est aujourd’hui prisonnière, complice et complaisante. Le cercle du regard s’est mué en cercle du sens : tout ce qui se passe à la surface du paysage reste enfermé dans la clôture du sens, que l’écriture et la représentation ont contribué à stabiliser, à rendre étanche. Un tel coup de force n’est pas sans effets idéologiques, politiques, éco- nomiques. En d’autres termes, la spectacularisation, la théâtralisation de l’espace, n’est pas anodine : ce théâtre de formes est actionné des coulisses par celui qui ne figure jamais sur la scène, qui n’y est jamais visible : le pouvoir.
4.1 Paysage et nation
Sully Prudhomme, en créant le 1er juillet 1901-la Société pour la pro- tection des paysages de France, éleva une vibrante et laïque incantation au « visage de la patrie, inspirateur, éducateur original et permanent du goût : ne devons-nous pas veiller à l’intégrité de nos beaux sites avec autant de sollicitude, même avec une piété plus tendre encore qu’à la conservation de nos oeuvres d’art […]? Il n’existe pas seulement entre les Français et la terre de leur pays une relation purement économique, mais, en outre, une attache esthétique, née de la séculaire caresse du sol aux yeux, parce que, dans ses aspects si divers, le pays est beau. »
Et, en 1908, Jean Canora, au cours de sa conférence L’Evolution sociale et l’Action pour la beauté, dans le cadre de cette même Société, chantait le paysage qui fortifie « le sens de la beauté, dans toutes ses formes, sous tous ses aspects [qui], pourvu qu’il soit contenu dans l’âme par la force directrice de la raison, est le plus admirable moyen de perfection- nement moral et mental. Et si nous pouvons faire comprendre aux insti- tuteurs de nos écoles pour qu’ils l’enseignent à nos enfants le grand enchan- tement de la terre ; aux fils des montagnards la beauté tutélaire des arbres qui protègent leurs vallées et maintiennent intactes leurs sources ; aux fils des marins la splendeur infinie de la mer ; aux fils des ouvriers les trésors d’art que renferme leur ville, nous aurons créé entre les individus cette atmosphère de bonne volonté, d’intelligence supérieure, qui facilitera sans violence une plus équitable répartition des tâches et des joies ».
Charles Beauquier, cofondateur de la Société, concluait : « La beauté du paysage est une richesse nationale. »
Lors du Congrès international de géographie, en 1938 à Amsterdam, M. Bolle leur faisait écho : « Les beautés du paysage […] constituent une partie importante du patrimoine des nations. »
Paysage, pays : ces deux entités renvoient à des échelles radicalement différentes. Mais, dans le discours idéologique, tout se passe un peu comme dans l’imaginaire. On y ignore les échelles, les distances. Tout se produit par condensation, métonymie, synecdoque.
La nation s’inscrit dans le paysage, les paysages de France sont le visage (formulation puritaine qui désigne le corps) de la nation. De ce postulat, il résulte que, si le paysage est beau, c’est que la nation est bonne, conformément à l’idée platonicienne d’accord entre la perfection de la forme (paysage) et l’excellence de la chose (le pays).
Ainsi deux thèmes géographiques se croisent : celui du paysage et celui des frontières naturelles. La beauté du paysage renvoie à l’harmonie, à l’équilibre du territoire (climat tempéré, équilibre entre frontière continentale et littoral, équilibre entre plaine et montagne, réseau fluvial bien distribué…).
Michelet, puis Vidal de La Blache ont articulé ces deux thèmes : la France, comme chaque paysage, forme un tout, qui se ht tout entier aussi bien verticalement qu’horizontalement. En faire la description géographique, c’est en même temps en raconter l’histoire. (La figure hexagonale a sans doute fortifié le phantasme de l’harmonie.)
Paysage et frontière s’allient pour naturaliser le « territoire » qui est en fait le produit arbitraire de rapports de forces. Rappelons que nation, par sa racine latine — natio —, renvoie à nature. L’idéologie nationale, ne pouvant reconnaître que la « nation » est historiquement liée à l’avènement au pouvoir de la bourgeoisie, se condamne à chercher et différer son origine dans une Nature a-historique.
La nation s’articule avec la nature par une autre modalité : le thème du champ, et on y retrouve encore le paysage. Chez Voltaire, dans son dictionnaire philosophique par exemple : « Qu’est-ce donc que la patrie ? ne serait-ce pas par hasard un bon champ, dont le possesseur, logé commo- dément dans une maison bien tenue, pourrait dire : ce champ, que je cultive, cette maison que j’ai bâtie sont à moi ? J’y vis sous la protection des lois, qu’aucun tyran ne peut enfreindre. Quand ceux qui possèdent comme moi des champs et des maisons s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai ma voix dans cette assemblée. Je suis une partie du tout, une partie de la communauté, une partie de la souveraineté. »
On retrouve là à l’oeuvre cette notion centrale de l’idéologie bourgeoise, développée par Locke et par l’économie politique : le travail fonde l’appropriation. Ainsi, quand la possession du territoire est trouble (nouvelle frontière américaine, Israël), on la justifie par la mise en valeur opérée : «Nous avons trouvé ce pays vide, inculte, désolé, en friche. Nous avons fait de ce désert et de cette forêt des champs de céréales. » L’idéologie nationale invoque « avant nous : rien ». Et l’iconographie est chargée de l’attester : image du Sinaï aride qu’en quelques années une poignée de pionniers énergiques ont transformé en champ d’agrumes avec arroseurs rotatifs.
Le western américain a lui aussi abusé du paysage : le fleuve sauvage dompté, les distances gigantesques maîtrisées par le rail, l’espace enfin rendu productif… Le paysage serait donc le miroir dans lequel la nation est supposée se regarder. Le paysage en même temps atteste bien que la nation existe, puisque, face au paysage, il n’est pas de division de classes. Le paysage, c’est le lot commun, la propriété collective. C’est le paysage, entité matérielle, qui prouve l’existence de la nation. Il en est la vérité.
4.2 Paysage fétiche
« Le bien-être moral de l’homme dépend en grande partie des paysages parmi lesquels il passe son existence. Vivre au milieu de sites où tout est beauté et harmonie, n’est-ce pas déjà un élément du bonheur ? » C’est toujours Bolle, devant le Congrès géographique, qui parle.
La géoscopie érige l’espace en spectacle, c’est-à-dire met en place un espace spectaculaire pour des gens qui disposaient de leurs propres repré- sentations. On s’interroge depuis quelques années sur la mémoire populaire, sur les procédures par lesquelles la bourgeoisie a imposé son histoire et son temps. Peut-être le paysage est-il le symptôme d’un phénomène ana- logue pour l’espace. L’enjeu, dans les deux cas, c’est d’empêcher les classes dominées de se situer, de se localiser, de se repérer. Et donc de se mouvoir, de se placer, de se battre, ou plutôt de savoir se mouvoir, savoir se placer, savoir se battre.
En valorisant le paysage, la géoscopie privilégie dans l’espace social les lieux, configurations et échelles en fonction de critères « culturels », principalement esthétiques. Fétichisant le paysage, la géoscopie fétichise l’espace, et, ce faisant, le dépolitise, le naturalise, le déshistoricise.
En privilégiant le critère esthétique, la géoscopie accentue l’inaptitude stratégique, l’ignorance spatiale des classes dominées.
4.3 Le paysage marchandise
L’institution des congés payés en 1936, puis la généralisation de l’auto- mobile et de la résidence secondaire avec leur corollaire, le développement des appareils hôtelier, touristique et immobilier, font passer le paysage de la consommation de luxe à la consommation de masse. Les paysages existants, déjà là, ne suffisent plus dans les périodes de pointe : week-ends, juillet-août, et dans les zones engorgées : région parisienne, Côte d’azur. Cette crise du paysage oriente l’Etat et les sociétés privées vers la préser- vation de certains paysages, d’une part, vers la production de paysages, d’autre part. Pour vendre du paysage, il faut désormais le produire. Le paysage, qui était l’objet naturel par excellence, entre lui aussi dans le cercle de la marchandise. Son appropriation est de plus en plus oné- reuse, mais, surtout, sa consommation devient payante. Les points de vue et belvédères sont investis par la restauration.
Réfèrent, paysage, espace du regard, topographie, spatialité, spectacularisation, théâtralisation : l’absence d’un concept d’espace déjà construit a entravé l’écriture de ce texte. Mais se frayent à travers lui un ensemble de propositions implicites qu’il est peut-être temps de formuler, malgré leur caractère provisoire.
a) Ce que nous désignions comme réfèrent du paysage, l’espace référentiel, est en fait l’espace réel. L’espace réel est constitué d’une trame primaire, physique, naturelle, qui constituerait l’enjeu et le terrain de pratiques politiques, militaires, économiques. Chacune de ces pratiques appréhende et organise l’espace en fonction de ses fins propres. De ces pratiques résultent des lignes, des flux, des découpages qui déterminent des trames secondaires. On aurait donc un espace du pouvoir, structuré par les limites communales, départementales, administratives, régionales, étatiques : un réseau de frontières. On aurait un espace du marché, c’est-à-dire l’espace de la production, de la circulation et de l’échange des matières premières, des marchandises, de la force de travail : zone indus- trielle, zone de salaires, barrières douanières, zone de libre-échange, réseau de commercialisation. On aurait enfin un espace de la guerre : territoire national, lignes de fortifications, forteresses, régions militaires…
b) Ce que nous désignions à travers les codes archaïque, moderne, inconscient, stratégique, géographique, esthétique, physiopsychologique ou à travers l’idéologie nationale, c’étaient les constructions imaginaires ou théoriques, assignation de lieux mythiques (lieux tabous, interdits, résidence des divinités), d’orientations, de configurations idéales (la nation), concep- tualisations (mode de production, régime climatique). Cet espace pensé est une mise en forme, une mise en perspective. C’est de concepts, de notions, de catégories, de théorèmes, de lois, de statistiques qu’il est question dans cet espace pensé (la carte ou le diagramme ne sont que des cas particuliers). Cet espace pensé est l’enjeu de la connaissance, qui est toujours reconnaissance et méconnaissance. Idéologie, science, pensée sau- vage, pensée logique traversent l’espace pensé.
c) La distinction espace pensé/espace réel, derrière laquelle on reconnaît sans peine la dissociation de l’objet réel et de l’objet de la connaissance, du concret réel et du concret de pensée, est par elle-même amplement perti- nente. Nous avons introduit un tiers, l’espace du regard, espace du spec- tacle, pour mettre en évidence certains mécanismes de passage de l’espace réel à l’espace pensé. L’espace spé(cta)culaire est en effet le relais, le médiateur de l’un à l’autre. Il en est le garant, souvent l’alibi. La confusion entre espace réel et espace pensé est souvent cautionnée par l’espace spé(cta)culaire, dont la figure centrale est justement le paysage.
Le discours géographique, qui postule une théorie de l’espace social, qui prétend rendre compte de l’organisation de l’espace réel (plaines, plateaux, lacs, bornes, panneaux indicateurs, barbelés…), doit s’émanciper des démar- cations et hiérarchies spé(cta)culaires, sous peine de n’être que leur répéti- tion, leur décalque, leur rationalisation, pour leur substituer un découpage conceptuel : mode de production, régime climatique, flux, aire d’influence, centre et périphérie, qui ne figurent pas en tant que tels dans le paysage. Poser l’hypothèse d’un triangle de l’espace, de trois instances distinctes de l’espace (espace réel, connaissance de l’espace et spectacle de l’espace), c’est se donner les moyens d’appréhender les rapports entre pratique sociale, discours et regard.
Un exemple : du XVIe au XVIIIe, la monarchie tente d’unifier l’espace réel en faisant coïncider Etat (espace politique), marché (espace économique) et territoire (espace militaire). Ce processus est accompagné et alimenté par la constitution de l’idéologie nationale qui légitime, théorise, idéalise ce processus. Ainsi l’idéologie nationale, dans sa forme monarchique, identifiant prince et nation recouvre-t-elle le processus objectif par un discours qui donne comme naturel, inéluctable, harmonieux, logique, ce qui n’est jamais que le produit d’un rapport de forces, d’un équilibre des classes, qu’un effet du développement des forces productives.
On sait que ce processus, largement engagé par la monarchie, sera parachevé par la révolution bourgeoise, qui fait coïncider terme à terme Etat, marché et territoire. On sait que l’idéologie nationale acquiert alors sa forme définitive à travers les thèmes de la frontière naturelle, de la nation une et indivisible, de la représentation nationale (assemblée). Et c’est en 1815 que Cassini de Thury établit la première carte topographique du territoire : l’échelle choisie est d’une ligne pour cent toises, c’est-à-dire 1/86 500.
La géoscopie, sans que nous en ayons toujours indiqué les médiations, est partie prenante de ces bouleversements.
Maurice RONAI
[1] DOLFUSS, L’Analyse géographique ; GEORGE, Les Méthodes de la géographie, Dictionnaire de la géographie.
[2] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 111.
[3] Cette théâtralisation du paysage est redoublée dans la peinture italienne du XVIe, le western ou, pire encore, avec les toiles peintes du théâtre du Châtelet.
[4] LE GOFF, La Civilisation de l’Occident médiéval, p. 169.
[5] FRANCASTEL, Histoire de la peinture française, p. 51, 19 ; voir aussi les Etudes de sociologie de l’art.
[6] Rabelais et le problème de l’incroyance au XVIe siècle.
[7] Robert MANDROU, Introduction à la France moderne.
[8] Robert LENOBLE, Histoire de l’idée de nature.
[9] Culture et mise en condition, p. 167.
[10] Mythologies, p. 121.
[11] Jules GRITTI, « Les Contenus culturels du Guide Bleu », Communications, n° 10.
[12] DOLFUSS, L’Analyse géographique.
[13] ROUGERIE, La Géographie des paysages.
[14] CLOZIER, Histoire de la géographie.
[15] DOLFUSS, L’Espace géographique.
[16] ROUGERIE, Géographie des paysages.
[17] Tricart, Gottman, Sorre.
[18] DOLFUSS, L’Espace géographique.
[19] BERTRAND, La Science du paysage.
[20] « Le substantif sémiotique, ou encore sémie paraissent convenir l’un et l’autre à désigner chacune des parties du domaine sémiologique, chacun des ensembles qui sont au sémiologue ce que les langues sont au linguiste. » (C. METZ, « Les Sémiotiques ou sémies », Communications, N° 7.
[21] Sans entrer dans le débat paysage naturel ou aménagé, naturel ou urbain, on posera que certains espaces préexistent à l’activité humaine et se distinguent en cela des productions et systèmes sémiotiques proprement humains.
[22] Prenons un cas élémentaire : la sémie des feux de croisement. On localise aisément le locuteur, les services de la Préfecture de police, une multiplicité de récepteurs, les automobilistes. Les trois ou quatre messages de la sémie permettent de faire communiquer, sur le mode univoque et comminatoire il est vrai, les responsables de la circulation et les automobilistes.
[23] A.J. GREIMAS, «Conditions d’une sémiotique du monde naturel», Langages, n° 7.
[24] BACHELARD, La Poétique de l’espace.
[25] « Je suis né dans un pays de ruisseaux, et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallées. […] Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon ailleurs ne va pas plus loin. » (L’Eau et les rêves, p.11)
[26] 27. Umberto Eco, « Sémiologie des messages visuels », Communications, n° 15.
[27] Eco, id.
[28] Eco, id.
[29] Paul FAYE, Bernard FAYE, Michel TOURNAIRE, Alain GODARD, Sites et Sitologie. Les développements qui suivent leur sont, en grande partie, empruntés.
Ping : Hérodote fête ses 40 ans | Travaux publics