Morceaux choisis : Beautés du Delta
Hérodote N°1, Mars 1976
A première vue le Delta est monotone, grisâtre, dépourvu de charme. Mais sa joliesse et sa beauté peu à peu se dévoilent aux yeux de celui qui consent à subir l’initiation nécessaire, qui suit aux diverses saisons digues et sentiers, et pénètre dans les villages. Il est à l’intérieur de ceux-ci des ensembles délicieux. Une mare aux eaux lourdes se couvre en partie d’herbes aquatiques d’un vert écla- tant et velouté : les jeux de lumière que varient les bambous jaillissants, impénétrables et pourtant légers, naissent et s’éteignent sur les eaux libres ; un homme fait ses ablutions à la pointe d’une planche jetée sur la mare, et apporte à l’ensemble l’éclat plus vif de son corps luisant sous l’eau qui l’arrose. Plus éclatant mais non moins intime est le paysage limité que composent une pépinière de riz. et un massif d’arbres fruitiers surmonté par les panaches des aréquiers : vivacité presque agressive de la verdure des jeunes plants, écran sombre mais troué de jets de lumière qui forme le fond, élégance aérienne des palmes, tout cela crée un ensemble étroit, cohérent, qui satisfait l’oeil par son groupement et l’éclat de ses couleurs. A la lisière des villages on peut voir des paysages bucoliques : auprès d’un abri dominé par un grand arbre se pressent des buffles, des boeufs, quelques enfants ; paix et calme. Hors des villages le plat pays pré- sente de réelles beautés, mais moins accessibles. Certes on y voit parfois des spectacles grandioses et presque grandiloquents, particulièrement lorsqu’un orage bien formé monte de l’ouest ; alors, une moitié du ciel se couvre de nuages noirs tandis que le front de la tempête est sommé d’une prodigieuse chevelure d’une blancheur resplendissante ; le soleil brille encore et donne aux bambous des haies, qui se profilent sur l’horizon couleur de nuit, un éclat d’un vert métallique et pâle; toute la végétation prend d’ailleurs ce brillant artificiel et somptueux ; les rapports habituels sont rompus entre le ciel et la terre, le ciel devient l’ombre, et du sol jaillit la lumière. Il arrive aussi que de puissantes masses de cumulus masquent le couchant, mais sans rien de cette puissante orchestration de l’orage imminent; le soleil, caché derrière les nuages, en irise les bords, et de molles écharpes aux couleurs de l’arc-en-ciel flottent au-dessus des balles épaisses des cumulus. Mais ce sont là faits exceptionnels, où le ciel prend plus de place que la terre.
La beauté quotidienne du Delta est ailleurs. Elle naît des couleurs beaucoup plus que des formes. Il arrive que les sombres masses des villages, qui prennent une si grande place dans le delta, s’inscrivent avec un tel bonheur qu’elles créent un paysage composé, où le regard est guidé par des relais successifs ; une série bien ménagée de plans, conduisant l’oeil jusqu’à l’horizon, donne à l’infini grandeur et attirance. Cependant, le plus souvent, la beauté du paysage est liée à des rapports de couleurs, à des symphonies de nuances. Il faut aussi goûter la grandeur des paysages fluviaux : d’immenses nappes d’eau, plates et comme huileuses, s’écoulent lentement vers l’horizon, se parant selon les heures d’ocre rouge, de rose tendre ou de gris bleuté ; une touffe de bambou, l’herbe d’une digue, la robe jaune d’un boeuf donnent au rouge du Fleuve toute sa valeur ; parfois des rapports d’une extrême subtilité s’établissent entre les roses des eaux et les chaumes gris des vieux toits d’un village riverain.
Paysages où la couleur domine la forme, où le jeu des nuances l’emporte sur la ligne : paysages impressionnistes en somme. » Pierre Gourou[1]
Les romans commencent souvent ainsi. Une description minutieuse du paysage situe l’action à venir, indique la tonalité, la couleur, la matière où baigneront les personnages. Une harmonie (clapotis, arc-en-ciel) ou une tension (nuage noir, arbre déchiqueté, rapace) anticipent sur le drame. Le récit est amorcé, mais reste comme suspendu dans le temps.
A partir du fragment précité, il est facile à l’auteur d’engager plusieurs fictions, et possible au lecteur d’imaginer — et par là même de choisir — les portions de paysage qui confirment ce qu’il attendait ou désirait trouver.
Ainsi, à partir du même matériel, on produira indifféremment, à pertinence égale, une ébauche d’autobiographie coloniale :
Que de fois mes parents, ma soeur Florence et moi, nous partîmes en excursion sur le fleuve, en jonque ou en canot à moteur. Il occupe une grande place dans le paysage et lui confère de la grandeur et comme une sorte de quatrième dimension, en paraissant mesurer la marche du temps par le flux éternel de son large cours. Je revois encore mon père dans son costume en alpaga blanc…
Un roman d’aventures
Le silence était interrompu par le bruissement d’une jonque dans les bambous. La rumeur effarée et confuse qui suit la découverte d’une évasion avait franchi le fleuve, contaminé la rive. Il ne courra pas longtemps. Un homme debout appuyé sur sa bêche, un arbre, un édifice isolé se profilant sur cet océan de rizières ne passent pas inaperçus…
Une fiction coloniale
Il serait venu du village de Ngoc Truc, spécialisé dans la fabrication de paniers cubiques, il serait venu dans la lumière plus forte de l’après-midi. Derrière lui les paillotes des greniers à riz ne bruisseraient plus du cheminement silencieux des cha- rançons, non, pas un autre son que les plaintes obstinées d’un cormoran sans doute apprivoisé là-bas au bout de la grande digue. En plissant les yeux, tourné à présent à contre-jour, il porta son attention aux silhouettes minuscules, qu’il savait être vêtues de noir, mais dont le cheminement aléatoire lui déplut à cet instant précis. Je ne me souviens guère de son geste, un geste de lassitude extrême, la main repous- sant plus en arrière son chapeau de toile, seules restent présentes ses quelques paroles tout aussi empreintes de lassitude, quelque chose comme grenier du vietminh. J’entendais le mot pour la première fois…
Un récit militaire
Pendant des semaines entières, le soleil n’apparaissait plus, un voile gris cachait les lointains, par goutelettes minuscules, le brouillard humectait le sol et rendait le sentier abominablement glissant. Puis, au travers du ciel gris transpercé à intervalles réguliers par les rayons du soleil voilé de la mousson, des vagues de pluie venaient battre le rebord de la paillote. Il faisait encore chaud. Le soir tomberait vite, sur son bat-flanc Wisdorf gémissait doucement.
— De la quinine ! Le L.M.T. a dû en larguer hier, amène le colis, criai-je au supplétif, allez gicle ! ! Il faisait semblant de ne pas entendre.
— Bordel, cette pluie ne s’arrêtera jamais, gueula Brodier.
D’où j’étais, je pouvais le voir tirer consciencieusement sur son bambou, les yeux à peine rougis. Je compris à ce moment précis qu’il fallait sans doute très longtemps pour arriver à aimer ce pays comme Brodier qui y était né. — Vous en voulez, lieutenant? Je ne répondis pas, dehors un cormoran sans doute apprivoisé cria. La nuit était tombée à présent…
— Mon lieutenant, gémit Wisdorf, essayez de rentrer en contact radio avec le bataillon, ils doivent nous écouter. A présent Brodier avait lâché sa pipe et s’acti- vait sur la dynamo, en tournant les molettes de l’émetteur O.C. Je maudissais ce pays et sa foutue pluie, une voix grêlée annonça Radio-Saïgon communiqué du haut commandement ce soir Dien-Bien-Phu est tombé.
— Merde, dit doucement Wisdorf, je peux crever à présent, mon lieutenant, et il ferma les yeux…
Un roman politique d’aventures de l’entre-deux-guerres.
Je poussais la porte de la véranda. Je l’entendais compter sur son boulier. Je l’avais aperçu en rentrant : ce n’était pas un Tonkinois, sans doute un Chinois, j’entendais le bruit des billes de buis derrière moi et je portais mon regard au travers de la marquise bâtie à l’européenne, sur la plaine soyeuse et la vaste étendue d’eau grise où des buffles paresseux se hâtaient vers des villages dont les sombres masses apparaissaient toutes proches.
Monsieur Gan Ho est très satisfait de la qualité de votre marchandise. Il y a juste un petit problème de paiement. Sur son invitation, je passai dans la pièce voisine. Devant moi un Thaï énigmatique regardait avec une application que je sentais feinte le grand banian surplombant la véranda. Monsieur Gan Ho voudrait vous présenter un ami très cher. Il apprécie beaucoup votre livraison d’aujourd’hui, il aimerait juste un, comment vous dire, un petit peu plus d’emballage, vous comprenez. ?
Et Gan Ho s’inclina. Je ne comprenais pas ce pays où même les crapules parlaient d’elles à la troisième personne et où on laissait les enfants participer aux réunions des grandes personnes. Mais je comprenais qu’en ce pays trop peuplé, où la terre ne saurait nourrir les paysans beaucoup plus généreusement qu’elle ne le fait aujourd’hui, il n’était pas permis que l’aisance matérielle puisse un jour régner. Le Thaï se tourna vers moi et, d’un froncement de sourcils, il chassa les enfants.
— Très content de vous voir. Oui, très content. Connaissez-vous le delta, M. Bro- dine ? C’est un pays tout à fait charmant. Oui, très charmant. Et il disait « sarmant». Je compris que la conversation serait longue. Nous nous assîmes, on apporta du thé, le soir tombait…
Dans ces quelques pastiches, le paysage inaugural a fonctionné littéralement comme une ouverture dans un opéra. Le drame est installé, mais l’action se fait attendre. Ce bel objet littéraire est en fait extrait d’un ouvrage réputé de géographie, écrit en 1936, et réédité tel quel en 1965 : Paysans du delta tonkinois, de Pierre Gourou. Et ce qui frappe, c’est qu’un tel fragment figure non pas comme épigraphe, voire comme ouverture de l’étude, mais comme premier chapitre de sa conclusion.
Aux « beautés du delta » succèdent en effet « les principales régions », «l’économie fermée et le niveau de vie», « le problème du surpeuplement », «la civilisation paysanne». Et la position, incongrue à première vue, du fragment n’est nullement anodine.
Tout se passe comme si la description du delta devait atténuer, tempérer l’examen attentif des ressources et des revenus. « On peut établir que la population paysanne vit à la limite de la disette et de la misère. »
Et Gourou reprend ce mécanisme dans la conclusion de la conclusion :
« La population du delta vit dans le dénuement, mais non pas dans le désespoir. […] L’un des charmes les plus certains du delta est en effet l’accord parfait qui s’est établi entre l’homme et la nature. Depuis des siècles, le paysan a su organiser des rapports harmonieux avec le milieu qui l’entoure. Les vêtements sont trop souvent guenilleux et malpropres, mais leur teinte brune ou grisâtre, parfois relevée de la note gaie d’une ceinture d’un vert vif, leur coupe simple, ne font pas tache dans le cadre naturel. […] Tandis qu’en des contrées plus évoluées l’homme a rompu cet accord avec la nature et constitue dès qu’il apparaît un corps étranger qui ne s’intègre pas dans le paysage et en détruit l’harmonie : les couleurs variées et arbi- traires des vêtements, leur coupe étriquée mettent partout un germe envahissant de laideur. […] Le Tonkin présente en somme les caractères d’une civilisation stabilisée dans un accord matériel et esthétique avec les conditions naturelles. Civilisation stagnante et retardataire, dira-t-on ; et certes, l’immobilité a ses défauts, mais sont-ils beaucoup plus graves que ceux dont s’accompagne l’extrême mobilité de la civilisa- tion européenne ? […] Le Tonkin jouit encore dans le monde d’une situation privi- légiée à ce point de vue, mais les signes de contamination y apparaissent… »
Se révèle avec netteté ici la double nature de la géographie, coloniale en particulier.
Stratégique : inventaire exhaustif de la géomorphologie, du climat, de l’hydrologie, du peuplement, des structures villageoises, des ressources et modes d’exploitation agricoles et industriels. Ce ouvrage servira de manuel de référence pendant de nombreuses années pour les autorités coloniales et militaires, sans la collaboration desquelles, d’ailleurs, les cartes n’auraient pu être dressées. (Il fut d’ailleurs traduit par les Japonais et les Américains.)
Idéologique : la surdétermination esthétique, la référence privilégiée à la peinture et à la musique dissolvent les contradictions. Mécanisme typiquement colonial, et sans doute géographique, que de valoriser esthétiquement le paysage, et d’attribuer aux indigènes un sentiment esthétique analogue[2], qui transcende leur misère, qui adoucit, soulage, apaise leurs conditions d’existence.
Dominique CHAPUIS et Maurice RONAI
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