Attention : géographie !

Editorial du premier numéro de la revue Hérodote. 1976.

Les images et les mots de la géographie prolifèrent. Elle contamine le langage : pays, région, milieu naturel, « Nord-Sud », voire même archipel. Cartes et paysages foisonnent.

Cette inflation banalise les discours sur l’espace, et d’un même mouvement les dramatise. Chacun sait aujourd’hui que l’espace est fini, qu’il peut être rare, qu’il peut être cher, qu’il peut être pollué. La référence à l’espace devient familière : plus elle perd du sens, et plus elle prend du poids.

Que traduit ce paradoxe, sinon une conscience diffuse, aiguë, moderne, que l’espace n’est pas ce qu’on croyait, un support neutre, un cadre passif, une scène innocente, mais la mémoire, le terrain même, l’enjeu des pratiques sociales ?

Les rapports sociaux s’inscrivent, s’impriment dans le paysage comme sur une surface d’enregistrement : mémoire.

Les appareils de pouvoir opèrent dans l’espace : terrain, et s’y matérialisent : positions.

Les classes, les factions du capital, les armées, les Etats s’y opposent : fronts, s’y disputent des territoires : enjeu.

Leurs appareils assignent à résidence, déplacent, exilent, canalisent, enferment : cités ouvrières, ghettos, villes nouvelles, bidonvilles, camps, casernes.

Les rapports spatiaux sont des rapports de force.

Attention : la géographie renseigne les états-majors

Les descriptions méthodiques de géographie physique et humaine peuvent apparaître inutiles. Elles sont en fait précieuses, vitales, stratégiques pour l’expansion des firmes, la domination politique, la guerre moderne, la contre-révolution.

Voyageurs, marins, officiers hier, ingénieurs, chercheurs, bureaux d’études aujourd’hui, par l’inventaire des contraintes et des atouts naturels, des ressources et des activités, des flux et des coutumes, informent la pratique des états-majors.

L’espace est le champ même des stratégies, qu’elles visent le profit, la victoire ou l’ordre. Aussi l’intelligence de l’espace, c’est-à-dire le traitement exhaustif de l’information et la maîtrise des échelles, reste-t-elle partout le privilège d’une minorité.

Attention : la géographie mystifie

De ce précieux outillage ne subsistent plus à l’école que des bribes désarticulées. La géographie des professeurs en masque l’efficacité potentielle. Elle surestime les données naturelles, exalte le Territoire national, occulte les contradictions politiques. Elle camoufle l’Etat derrière le Pays.

Romans, gravures, atlas, relayés aujourd’hui par les affiches, les guides touristiques, les films, érigent le paysage en spectacle, l’espace en marchandise.

Géographie scolaire et mass média substituent une harmonie imaginaire à l’organisation de l’espace par le pouvoir. Un réseau de représentations mystifiantes légitiment, naturalisent, dépolitisent l’ordre social/spatial établi.

Hérodote : la contradiction inaugurale

Voyageur curieux ? Marchand audacieux ? Un des premiers historiens ? En fait, le géographe, l’agent de renseignements de l’impérialisme athénien.

Il cristallise à nos yeux la contradiction constitutive de la géographie : informer le stratège et justifier la domination.

Cette double fonction, stratégique et idéologique, de renseignement et de mystification, aujourd’hui distribuée entre géographie d’état-major et géographie scolaire, Hérodote devait l’assumer seul. Non sans peine.

Il renseigne utilement Périclès sur l’organisation politique des Barbares, mais trouble les Grecs qui en attendaient la confirmation de leur supériorité. Ils l’accusèrent de malignité. C’est peut-être cette malignité qui nous séduit chez Hérodote, comme si l’ambiguïté de la géographie était déjà inscrite dans son enquête de 446 avant notre ère.

Savoir penser l’espace pour savoir penser le pouvoir

Les citoyens n’utilisent pas les informations qui leur sont accessibles. Ils ne combinent pas, à différentes échelles, les ensembles spatiaux dont ils relèvent.

Les réseaux de pouvoir, les flux qui traversent l’espace, les points névralgiques qui le polarisent leur sont opaques.

Comment récuser alors les places, les limites, les trajets qui leur sont assignés ? En imaginer d’autres ?

Les citoyens doivent exiger les résultats des enquêtes dont ils sont l’objet : sinon, comment contester les formes d’organisation qui leur sont présentées comme les seules possibles ? Luttes ouvrières, luttes urbaines, luttes régionalistes se déploient dans l’espace. Portées à incandescence, victoire ou défaite sont sanctionnées sur le terrain.

L’unification stratégique, l’élaboration de modèles autres de société exigent une intelligence de l’espace. Et pas seulement dans les états-majors politiques.

De la critique des cartes aux cartes de la critique

Nous accusons la géographie dominante d’être complice de l’ordre social/ spatial établi, quand elle le légitime ou quand elle l’aménage. Nous lui reprochons autant ses discours que ses silences.

Faut-il confronter les textes géographiquesà d’autres textes qui leur sont différents — le matérialisme historique —, voisins — les sciences sociales —, ou consanguins—une autre géographie, encore en pointillé ?

Faut-il relever ce que les géographes ont découvert et ce qu’ils ont raté, pour inscrire sur le Tableau imaginaire du savoir leurs absences et leurs présences, leurs mérites et leurs bévues ? Notre ambition n’est pas de remplir les blancs de la géographie en puisant dans le grand stock du savoir.

Interpeller les géographes ? — Quel est votre statut ? Quel est donc ce concret, quel est donc ce terrain, quel est ce paysage dont vous nous parlez tant ? Ces données géographiques, qui vous les donne ? Les contraintes, qui les impose ? 

Les géographes sont toujours restés sourds à ce type d’injonctions. Sourds et muets.

Notre projet : mettre à profit nos outils, nos cartes, un certain savoir-faire, nous réapproprier la géographie pour l’utiliser à d’autres fins, à d’autres stratégies, pour l’enseigner autrement. Diffuser nos travaux aux groupes exposés à l’Enquête.

Cartographier l’implantation des firmes pour déjouer leur mobilité, démasquer l’aménagement du territoire, débusquer les fabrications à fin répressive d’espaces réels ou imaginaires, localiser les tensions à venir, dresser une topologie de la domination.

Critiquer, c’est mettre en crise. Polémiquer, c’est faire la guerre.

Nous ne réformons pas la géographie, nous la retournons contre nos adversaires. C’est d’une guérilla épistémologique qu’il s’agit : escarmouches idéologiques, embuscades théoriques seraient dérisoires si ne s’en dégageait une géographie alternative et combattante. Cette géographie, en informant la pratique des militants, des syndicalistes et informée par elle, permettrait aux groupes dominés de mieux situer l’ennemi, de mieux connaître et mieux choisir le terrain.


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