Alors que l’incertitude règne encore sur l’issue de l’élection présidentielle, le débat s’ouvre sur l’évaluation de « l’effet Internet » dans cette campagne. (Notons au passage que les dysfonctionnements observés dans le décompte des voix en Floride vont probablement nourrir le débat américain sur la modernisation du processus électoral, et notamment sur l’avènement de systèmes de vote par Internet.)
Avant même l’issue du scrutin, les instituts et les candidats eux-mêmes publiaient une avalanche de chiffres sur la fréquentation des sites de campagne, les comportements informationnels des électeurs, le coût du volet Internet des campagnes …
Nul doute que des centaines d’analystes et d’universitaires vont s’attacher dans les prochains mois à mesurer « l’effet Internet » sur le résultat de cette compétition. Internet n’a évidemment pas supplanté la télévision. L’essentiel des dépenses de campagne – pres de trois milliards de $- a été affecté à l’achat de spots sur les chaînes nationales, locales et ethniques.
Reste ouverte la question de savoir qui, des démocrates ou des républicains, aura tiré le mieux parti d’Internet.
Ce qui est certain, c’est que cette campagne aura été un véritable laboratoire d’innovations techno-politiques.
Nous avons rendu compte, dans ces chroniques, successivement du phénomène extrêmement déroutant des sites parodiques et pirates, de la contribution des sites de campagne officiels à la collecte de fonds, de l’usage de techniques toujours plus sophistiquées de ciblage des électeurs (avec l’envoi de messages personnalisés), de la dynamique de réseau qu’ont su créer démocrates et républicains pour recruter en ligne des « volontaires », qui assuraient ensuite le « relais » pour la propagation « virale » de messages.
Votetrading : le vote concerté
On a vu aussi, dans la dernière ligne droite de la campagne prendre forme une innovation politique extrêmement stimulante : le « votetrading » ou « vote swapping », « l’échange concerté de votes ». On doit cette innovation aux partisans de Ralph Nader, et au-delà à cette frange de la gauche américaine partagée entre le soutien à Ralph Nader, mais soucieuse, aussi, de contrer la victoire de George Bush. Le principe etait le suivant : pour atteindre simultanément deux objectifs, en apparence contradictoires : permettre l’élection d’Al Gore ( « un moindre mal »), tout en permettant à Nader d’atteindre le seuil des 5% au plan national, il fallait qu’un certain nombre d’électeurs disposés à voter Nader acceptent de voter pour Gore dans les états ou Gore avait besoin de faire le plein des voix : symétriquement, pour permettre a Nader d’atteindre les 5%, il fallait qu’un certain nombre d’électeurs disposés à voter Gore acceptent de voter Nader, dans les états où Gore avait une nette avance, ou n’avait aucune chance d’arriver en tête. L’idée a été lancée le 24 mars. Dans les jours qui suivaient, six sites surgissaient, proposant de mettre en contact, en fonction du rapport de force électoral état par état, des partisans de Nader et partisans de Gore pour qu’ils procèdent a un échange de votes. On sait maintenant que le « nadertrading » n’a pas produit les effets escomptés. Samedi 4 novembre 2000, à trois jours du scrutin, 20 000 personnes avaient conclu des conventions de vote stratégique, dont 7 368 sur le seul site de VoteSwap2000.Net. Ralph Nader a finalement recueilli pres de 3% des suffrages exprimés : les 96 000 voix qui se sont portées vers Nader en Floride auront peut-être coûté au vice-président son élection.
Le « votetrading » aura sans douté été, avec l’expérimentation du vote en ligne, lors des primaires d’Arizona, l’innovation technopolitique la plus marquante de cette campagne. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
On présente ici les principaux indicateurs relatifs aux aspects Internet de la campagne présidentielle.
L’impact modeste des sites internet sur les électeurs indécis
Selon une enquête de NetElection.org, sur un total de 1 423 candidats, cette année, 71 % des républicains et 64 % des démocrates disposaient d’un site web.
À la mi-août, ils étaient une majorité d’Américains (65,7 %) à se dire prêts à suivre la campagne et s’informer des programmes des candidats via Internet.
Profil politique des internautes américains
Le nombre de républicains connectés dépasse celui des démocrates. 36,8 % des internautes se déclarent républicains, 27,9 % démocrates. Dans la population totale (internautes et non-internautes), la proportion est inversée : il y a plus de démocrates que de républicains, mais la presque moitié de la population américaine connectée au Web correspond à la moitié la plus riche et la plus blanche, au sein de laquelle les républicains sont plus présents.
Les internautes républicains fréquentent plutôt les sites économiques et boursiers (TheStreet.com, Bigcharts.com, Schwab.com, Etrade.com, Fidelity.com et Cnbc.com). Les démocrates fréquentent plutôt les sites qui proposent un contenu gratuit et des services.
La relativement faible fréquentation des sites
Selon NielsenNetRatings (NNR), seulement 232 356 personnes ont visité celui de Gore durant la semaine du 22 octobre et 285 388 celui de Bush : une audience combinée qui les place à la 346e place, entre le site de l’US Navy et HotJobs.com!
Le site de George W. Bush attire un nombre supérieur d’hommes (61% contre 45% sur le site de Gore), de Latinos (4,5% contre 1,6%) et de personnes âgées, alors que le site d’Al Gore est davantage visité par des femmes (55% contre 39%), des Noirs (4,1% contre 1,7%) et des personnes actives avec des revenus plus élevés.
Internet joue essentiellement un rôle de renforcement des opinions
C’est un phénomène que les sociologues des médias connaissent bien. « Les républicains vont sur les sites républicains et les démocrates sur les sites démocrates. Quant aux électeurs indécis, ils n’utilisent pas internet. Ça ne les intéresse pas. Ils vont puiser leurs informations à la télévision et dans les journaux », explique Lee Rainie, directeur du centre de recherches Pew Internet and American Life Project « Les gens qui se connectent ne sont pas des néophytes. Ce sont déjà des junkies politiques. Cela signifie que l’impact d’Internet est très faible et qu’il n’affecte qu’une audience très restreinte », affirme M. Rainie.
http://netelection.org/
http://www.mmedium.com/cgi-bin/nouvelles.cgi?Id=4527
Les sites de campagne seraient-ils utiles d’abord pour les militants ?
Si les sites des candidats attirent essentiellement les « junkies de la politique » déjà convaincus, leur contribution a la campagne n’est peut-être pas celle qu’on imagine. Destinés aux indécis, ils sont consultés par les « partisans ». C’est tout le problème d’un militantisme efficace que de disposer en temps réel d’argumentaires diversifiés, classifiés, faciles à utiliser. Des argumentaires que les militants s’approprient et rediffusent autour d’eux, sous d’autres formes, en direction des électeurs qui ne vont pas sur les sites de campagne.
A noter, au passage, que le parti démocrate mettait à disposition de ses partisans des outils pour constituer des « sites de campagne personnels »…
Démocrates et républicains ont utilisé internet pour mobiliser leurs militants et leurs electeurs
Promotion des sites et exploitation des bannières
Le camp d’Al Gore a monté une campagne unique, au milieu du mois d’août, au moment de la convention démocrate. Une bannière a été diffusée pendant une semaine sur le site de l’annuaire américain Yahoo. Selon AdRelevance, celle-ci a généré 8 073 684 « impressions », c’est-à-dire qu’elle a pu être vue plus de 8 millions de fois par des électeurs potentiels.
Face à cette démarche destinée à ratisser large, les Républicains ont opté pour une campagne très ciblée. Elle s’est déroulée en deux temps : tout d’abord, à la mi-juillet, au moment de la convention républicaine. Puis une seconde vague de publicités a été lancée début octobre, au moment des grands débats télévisés opposant les deux candidats. Plus de 20 bannières différentes ont été diffusées sur 35 sites tels que Yahoo, AOL, le Washington Post, Lycos ou encore ABC News, avec pour résultat plus de 9 millions « d’impressions ».
Plus de la moitié des bannières républicaines demandent un e-mail aux internautes. En fait, les Républicains se servent de ces bannières pour construire une base de données des adresses électroniques des électeurs en vue des prochaines campagnes, révèle AdRelevance. Plus de la moitié des bannières demandent à l’utilisateur d’entrer son e-mail, que ce soit pour gagner un agenda électronique ou un voyage à Washington.
A l’issue de la campagne, les républicains disposaient d’une base de données de pres d’un million d’adresses, contre une centaine de milliers du côté démocrate.
AdRelevance : Campaigning on the Web :
http://www.adrelevance.com/intelligence/intel.jsp
Communication politique virale
Il y a deux manières d’utiliser le courrier électronique dans une campagne.
La première approche, « virale », repose sur la propagation de messages que les militants et les volontaires diffusent auprès de leurs proches, à charge pour ceux-ci de les diffuser a leur tour. Les deux camps proposaient sur leurs sites des messages-types.
Francis Pisani, dans Le Monde, rapportait cette anecdote : » Fin septembre, George W. Bush voulait tenir un discours sur sa politique en matière d’éducation, dans un collège de la région de San Francisco possédant un bon programme technique, une forte présence de minorités et jouissant du soutien d’une grosse entreprise. Ses conseillers avaient trois jours pour résoudre l’équation. Ils ont relevé le défi sans peine grâce à ce que l’on appelle un » arbre Internet » : un principe mis au point pour se mobiliser rapidement. Il s’agit d’envoyer un message électronique à un nombre limité de personnes qui chacune le répercute à leur tour sur un nombre limité de personnes, et ainsi de suite. En quelques heures, les organisateurs de la campagne californienne de George W.Bush ont réussi le tour de force de dénicher la Sequoia High School de Redwood City, qui bénéficie d’un programme de formation financé grâce à Cisco et dont les étudiants sont en majorité latinos ! Quelques courriers électroniques supplémentaires ont même permis de recruter des volontaires et d’organiser la manifestation jusque dans ses moindres détails »
Des bases de données de plusieurs centaines de milliers d’électeurs
L’autre approche repose sur la mise en place d’une base de données, constituées à partir des coordonnées déposées par les visiteurs des sites. Selon Peter Ragone, porte-parole d’Albert Gore dans l’Etat de Californie, » nous communiquons avec des dizaines de milliers de personnes, que nous informons de ce que nous sommes en train de faire et que nous invitons à participer à nos activités. «
Avec ces bases de données, les deux états-majors politiques pouvaient ainsi envoyer des messages spécifiques à des écologistes de Washington comme à des retraités de Floride. Qu’il s’agisse de les sensibiliser sur l’une des dernières déclarations de leur candidat ou de les mobiliser pour une opération ponctuelle.
Les Républicains auraient consacré prés de 5 millions de $ à la collecte d’adresses et à leur exploitation. En mars 2000, le parti républicain proposait un service d’acces à Internet, e-GOP pour 19 $ 95. Les démocrates ont surenchéri, quelques mois plus tard, avec Free-DEM, plusieurs mois après : même offre d’acces Internet, portail, accès à de nombreux services, mais cette fois, l’abonnement etait gratuit.
La base de données républicaine contenait 17 000 adresses en juillet 99, pres de 800 000 dans les derniers jours de la campagne.
Wired rapporte que dans les jours qui suivirent le débat télévisé Bush-Gore, les républicains appelèrent leurs partisans à se rendre sur les sites de CNN, MSNBC et les sites de presse pour déclarer, dans les sondages en ligne que Bush avait été meilleur que Gore ( alors que les observateurs estimaient que Gore avait légèrement surpassé Bush). Larry Purpuro, l’un des chefs d’orchestre de la stratégie Internet du camp républicain, la ruée des partisans de Bush vers les sondages en ligne a joué un rôle décisif à un moment-clé de la campagne.
Cette base de données est également utilisée pour la collecte de fonds. Un publipostage coûte environ 40 cents, avec un taux de retour de 1 %. (Soit 10 dons pour 1000 envois). Un courrier électronique peut être adressé à un million de personnes au lieu de mille pour un coût nettement moindre. Le taux de retour est inférieur, mais le montant moyen des dons en ligne est de 100 $ (contre 40 $). Purpuro précise que les républicains n’ont adressé de messages qu’a des personnes qui avaient volontairement communiqué leur adresse. A quelques jours du scrutin, Purpuro annonçait qu’il préparait un envoi massif de mails pour convaincre les gens d’aller voter : « electronic- get-out-the-vote » (EGOTV). Il se faisait fort de mobiliser ainsi, dans les dernières heures, environ 10 pour cent des électeurs Républicains.
Purpuro estime que dans deux ans, et à coup sûr dans quatre ans, les elections se joueront sur Internet autant qu’a la télévision. S’il envisage la diffusion gratuite de Cd-Rom ( »pour diffuser des messages sans passer par le filtre des médias »), il estime que le courrier électronique restera probablement l’instrument de communication principal, grâce aux possibilités de « ciblage » et de personnalisation.
USA Today rapporte que les démocrates avaient prévu d’atteindre, par e-mail, 30 millions de personnes dans les dernières heures de la campagne, à partir d’une base de données de 1,5 millions d’adresses (un facteur démultiplicateur de 20).Les démocrates avaient également mis en place une messagerie instantanée qui permettait aux partisans de Gore de se concerter en temps réel, avec des messages du type : » ma grand mère veut voter Gore : je ne peux pas l’emmener au bureau de vote. Quelqu’un peut-il le faire pour moi ? » Les républicains, de leur cote, auraient assemblé une base de données de 810 000 adresses, avec le projet de générer un flux de 5 à 10 millions de messages…