Article publié dans « Les Lettres, les Arts et la Guerre », Les chemins de la Mémoire hors-série – novembre 2022.

La sortie de Top Gun-Maverick attire une fois de plus l’attention sur l’implication des forces armées états-uniennes dans la production cinématographique.
Comme ce fut le cas pour son prédécesseur de 1986, Top Gun : Maverick a bénéficié d’une « coopération totale » de la Navy. Son récit est totalement aligné avec les objectifs tant du Département de la Défense (susciter des vocations de pilotes) et de la Navy, toujours aussi soucieuse de rappeler l’existence d’une force aéronavale distincte de l’US Iar Force, et de s’affirmer face à cette dernière, en exhibant ses porte-avions, ses missiles de croisière et ses F-18 Super Hornet.
Pour illustrer la nature des relations qui se sont nouées, depuis près d’un siècle, entre l’institution militaire et les studios, tout en restituant la genèse de Top Gun : Maverick, on revient ici sur trois autres films, trois cas d’école.
- Wings, en 1927, jette les bases d’un sous-genre : le film de combat aérien
- Officier et Gentleman met en scène des élèves-pilotes de la Navy. Ce film illustre les arbitrages que doivent rendre les forces armées (ici, la Navy) face aux projets de films qui leur sont soumis. Des exigences trop élevées quant à l’image qu’elle souhaitait donner d’elle-même conduisirent la Navy a refusé d’apporter son assistance a un film qui rencontrera le succès en 1982.
- Top Gun en 1986 constitue un cas d’école d’une coopération profitable pour ses producteurs (avec des recettes qui en firent le film le plus rentable de l’année 1986) et pour les forces armées, avec un bond de 500% des recrutements).
Les forces armées américaines ont perçu très tôt l’intérêt de favoriser la production de films de guerre et de combat. Pour susciter des vocations militaires et favoriser le recrutement. Valoriser leur image. Pour instaurer un lien de confiance avec le peuple américain. Ou le restaurer quand nécessaire. Pour raconter, rejouer, reconstituer les grands moments de l’histoire des Etats-Unis : son histoire militaire, en premier lieu. En proposer un récit héroïque et fédérateur. Pour projeter, enfin, dans le monde, l’image d’une armée puissante et d’une nation bienveillante.
Mutuelle exploitation ou relation asymétrique ?
Les bases de cette coopération entre les forces armées et l’industrie du cinéma sont jetées des avant la première guerre mondiale. Les forces armées mettent à la disposition des producteurs personnel, installations, avions et navires et ne facturent qu’une petite partie des coûts. Elles peuvent déployer des milliers de figurants, mettre en œuvre des matériels souvent hors de prix, ou inexistants dans le secteur civil. En contrepartie, elles interviennent dans l’ensemble du cycle de production du film : de l’écriture à la promotion.
Le département de la Défense (DoD) et chacune des armes (Air Force, Navy, armée de terre, Marines, Coast Guard) disposent de bureaux permanents à Hollywood et d’officiers de liaison qui examinent les scenarios, rédigent un memo. Ils peuvent suggérer des modifications ou proposer des idées de scènes.
Le Bureau de liaison avec les industries du divertissement (Department of Defense Entertainment Media Office) du DoD distingue ainsi trois niveaux de coopération :
- « Full cooperation » : les forces armées fournissent le personnel, l’équipement, les lieux et une assistance technique.
- « Limited Cooperation » : elles autorisent le tournage dans leurs installations et une assistance technique
- « Courtesy cooperation » : elles apportent une assistance technique et fournissent des images.
Pour bénéficier d’une assistance, le film, la série ou le programme de télévision doivent « présenter une description raisonnablement réaliste des forces armées et DoD, des personnels militaires ou civils, des événements, des missions, des actifs et des politiques ». Il doit être « informatif et susceptible de contribuer à la compréhension par le public des forces armées et du. DoD ». Ou « bénéficier aux programmes de recrutement et de rétention des forces armées ».
L’historien Lawrence Suidavait mis en lumière, en 1978, l’intensité des coopérations qui se sont nouées, depuis la première guerre mondiale, entre les studios hollywoodiens et l’institution militaire. Bénéficiant d’un accès privilégié aux « memos » que s’échangent les scénaristes, les producteurs et les officiers de liaison, chargés de lire les scripts et de donner un feu vert, orange ou rouge, pour une éventuelle coopération, il pointait la nature symbiotique d’une relation dans laquelle producteurs et militaires trouvaient chacun leur compte : des économies pour accéder à des équipements ou à des installations couteuses, une capacité à donner d’elles-mêmes un image positive, pour les autres. Bref, une relation d’échange, qu’il qualifie de « mutuelle exploitation ».
Dans une perspective plus critique, David Robb pointait, dans Operation Hollywood, en 2004, sur près d’une centaine de films, en comparant le scenario original, le scenario annoté et le scenario final, l’ampleur des modifications exigées par les officiers de liaison, avant le tournage et parfois même après le montage : il montrait, documents à l’appui, comment leurs exigences pouvaient aller bien au-delà du souci affiché d’authenticité (elles peuvent être morales ou politico-idéologiques), leur caractère fluctuant, arbitraire. Leur brutalité, parfois, quand les officiers de liaison décident de supprimer, après montage, une scène entière. Il mettait en lumière l’effet de levier dont disposent les forces armées pour imposer leurs vues : une atteinte à la liberté d’expression, selon David Robb.
On mesure mieux désormais l’ampleur de cette coopération grâce aux milliers de documents qu’a obtenus par Tom Secker, en exerçant le droit d’accès aux documents administratifs (Freedom of Information Act, FOIA). Entre 1911 et 2017, 814 films auraient ainsi bénéficié du soutien du DoD. Auxquels il convient d’ajouter 1133 séries et programmes de télévision.
Wings, 1927

L’histoire des Etats-Unis est presque synchrone de celle du cinéma. Comme l’observe Jean-Michel Frodon, « par manque de tradition ancienne dans les autres arts, c’est le cinéma qui assumera l’essentiel de la constitution de l’image de la nation américaine, pour elle-même et pour le reste de la planète ». On date ainsi de 1898 le premier film de guerre : un film de quelques minutes, intitulé Tearing Down the Spanish Flag.
L’US Army a noué très tôt des contacts avec l’industrie du cinéma : elle va permettre aux cinéastes américains de révolutionner, dès 1916, la manière de filmer la guerre. Mise en scène spectaculaire avec effets saisissants, abondance de figurants et de moyens matériels : Hollywood met en œuvre des moyens considérables pour reconstituer les batailles. Le corps des Marines, inquiet sur sa pérennité en tant que service séparé, tira lui aussi très vite profit de sa collaboration avec le cinéma. Star Spangled banner (1917) et The Unbeliever (1918) renvoient une image positive du corps des Marines : « les premiers à se battre ».
A une époque où elle croissait en taille et se dotait d’une flotte moderne, la Navy a dû se pencher dès 1913 sur la question de savoir comment elle souhaitait que le cinéma représente ses navires, ses hommes et ses activités. Elle comprit vite que les films pouvaient attirer des jeunes hommes, dont la plupart n’avaient jamais vu un océan ou un navire de guerre. Avec la multiplication des demandes de tournage dans les bases navales et à bord des navires, pour toutes sortes de fictions, y compris des comédies, la Navy a rapidement compris qu’elle pouvait exercer un « niveau de contrôle surprenant » sur les scenarios.
Ce n’est pas de l’Air Corps (encore rattaché à l’armée de terre) mais d’Hollywood que vient l’idée que consacrer un film au combat aérien. Pour le scénariste Monk Saunders (ancien pilote de combat) et le producteur Jesse Lasky, il allait de soi qu’il reviendrait au département de la guerre de fournir hommes et matériels. « Supposons que nous présentions un très beau film de guerre, un film d’importance historique, d’intérêt national, d’intérêt militaire. Pourquoi le ministère de la Guerre ne nous accompagnerait-il pas main dans la main avec nous ? ». C’est ainsi que Wings voit le jour, en 1927. Sous la direction de William A. Wellman (lui-même ancien pilote de combat), 300 pilotes et 3 500 fantassins furent mis à disposition par le War Department. Wings remporta en 1929 le premier Oscar du meilleur film et l’Oscar des meilleurs effets techniques.
Les scènes de combat aérien de Wings ont inspiré plusieurs générations de films d’aviation, et notamment Top Gun, vu et revu par l’équipe de Scott avant le tournage.
An Officer and gentleman, 1982

Tout au long des années 70 et 80, Hollywood continue de célébrer, avec le concours du Pentagone, les batailles, les généraux et les combattants de la seconde guerre (Midway, Un pont trop loin, Macarthur, Nimitz, retour vers l’enfer). Sur fond de Présidence Reagan, une partie de la production commerciale (la série des Rambo et celle des Missing in Action) s’attache à surmonter le syndrome vietnamien.
Confrontés au succès de films comme Platoon ou Apocalypse Now, les officiers de liaison de l’armée de terre ou du corps des Marines abaissent leur niveau d’exigences quant à la description positive que le film doit donner des hommes, de leurs actions et de leurs comportements. Ils se font moins pointilleux, quand ils examinent les scenarios, sur le respect des règles ou encore la verdeur des dialogues. Ils y voient même un gage d’honnêteté et d’authenticité.
C’est la Navy qui aura le plus de mal à admettre que les films post-guerre du Vietnam ne peuvent plus renvoyer l’image traditionnelle et aseptisée de l’institution. C’est ainsi que ses officiers de liaison refusèrent en 1980 toute assistance a ce qui deviendra An officer and gentleman. Dans ce film, Zachary « Zack » Mayo (incarné par Richard Gere) entre à l’école d’officiers afin de devenir pilote à l’aéronavale. « Une fois de plus, commente Lawrence Suid, la Marine démontra sa difficulté à fournir une assistance à une histoire qui se concentrait sur des personnes « imparfaites », qui buvaient ou ne se conformaient tout simplement pas à l’image de la Marine ». Le film rencontra un large succès en 1982 (3eme au box-office) et remporta un Oscar.
Top Gun, 1986

Moins de deux ans après le fiasco d’Officier et gentleman, la Navy accueillit avec enthousiasme le projet Top Gun et ses ingrédients : une école renommée qui forme les meilleurs pilotes de chasse, un héros positif (indiscipliné, rebelle, il se métamorphose et prend sa place dans le collectif), un ennemi non identifié, les prouesses des jets F-14 Tomcat de 37 millions de dollars, les porte-avions. La Navy demande quelques modifications (comme la mort de Goose dans un accident de siège éjectable plutôt que dans la collision en vol initialement prévue). Top Gun sera le film le plus rentable de l’année 1986 aux États-Unis. Il présentait la Marine sous un jour si favorable qu’elle a installé des stands d’information et de recrutement devant certains cinémas. Selon les estimations, les recrutements auraient bondi de 500 % cette année-là.
Top Gun : Maverick, 2022
Les producteurs Jerry Bruckheimer et Tom Simpson avaient hâte, au début des années 90, de donner une suite a Top Gun. Entre temps éclata le scandale Tailhook (un viol collectif commis par une centaine de pilotes de l’US Air Force sur 80 femmes de la Navy lors d’une convention) : un rapport du Pentagone observait que « de nombreux jeunes officiers avaient été influencés par l’image des aviateurs navals dépeinte dans le film Top Gun ». Dès lors, la Navy refusa d’être associée à l’épisode 2, alors en préproduction. Il faudra attendre 2012 pour relancer le projet. La Navy s’y engagea sans réserve, mettant à la disposition des producteurs une série impressionnante de bases aériennes, d’installations, d’aéronefs (y compris un F14) et de porte-avions : tous recensés dans un mémorandum de 84 pages, négocié en 2018, qui listait les engagements réciproques des producteurs et de la Marine. Ajoutons que le film a bénéficié du concours de Lockheed Martin qui a conçu, pour les besoins du récit, un avion furtif hypersonique baptisé Darkstar, un modèle fictif mais inspiré du SR-72.
Alors que les règles affichées par le DoD prévoient que ne peuvent bénéficier d’une assistance que les films « informatifs et susceptibles de contribuer à la compréhension par le public des forces armées et du. DoD », Top Gun fait exactement le contraire. « Tactiquement parlant, Top Gun: Maverick» est totalement inepte », comme l’observe Fred Kaplan, dans Slate. … Et surtout, stratégiquement : « si un président ordonnait une attaque contre une usine d’enrichissement d’uranium d’un pays étranger, le Pentagone planifierait une opération conjointe et tous les départements voudraient y prendre part. On ne demanderait jamais à un seul porte-avions d’exécuter toute la mission et tout plan d’attaque censé impliquerait en premier lieu l’US Air Force, avec ses bombardiers volant à haute altitude, et l’US Cyber Command. On pourrait demander à un vaisseau de la Navy de tirer quelques missiles de croisière pour dégager la voie, mais cela serait sans doute à peu près tout ».
En un sens, Top Gun: Maverick marque une nouvelle étape de la symbiose Hollywood-Pentagone autant qu’il est un nouvel épisode de la rivalité inter-armes que se livrent, par Hollywood interposé, les diverses composantes de la défense américaine.
Bibliographie
Lawrence Suid, Guts & Glory, University Press of Kentucky, 2002
Operation Hollywood : How the Pentagon Shapes and Censors the Movies, Prometheus Books, 2004
Tom Secker, Matthew Alford: National Security Cinema: The Shocking New Evidence of Government Control in Hollywood, Drum Roll Books, 2017
Laurent Veray, la mise en spectacle de la guerre, Cinémathèque, 16, automne 1999
Fred Kaplan, Tactiquement parlant, « Top Gun: Maverick» est totalement inepte. Slate 10 juin 2022