Dr Tableur & Mr. Excel. Les outils de structuration souple des données dans la crise sanitaire

Par Godefroy Beauvallet et Maurice Ronai

Article publié dans le numéro de le N° 21 de la revue Enjeux numériques-Annales des Mines: Données et modèles : Technopolitique de la crise sanitaire

À l’hôpital, il semble que tout le monde déteste Excel, et ce qu’il représente ou symbolise[1] : Excel y cristallise la mise au pas des soignants par les gestionnaires, les indicateurs désincarnés plutôt que la compréhension des situations concrètes, et les objectifs contraignant les décisions prises « au pied du lit du malade » par l’équipe soignante. Métonymie du « management par les nombres » induisant le « travail empêché »[2], Excel est vu comme un « fardeau administratif », source de démotivation et de mauvaise qualité des soins. Il en vient à générer chez les soignants une allergie-réflexe conduisant à condamner a priori toute activité qui se déroule via son interface, quand bien même il s’agirait sur le fond d’une tâche légitime et nécessaire à la prise en charge des patients[3].

Et pourtant, de nombreux témoignages de terrain et narrations d’observateurs signalent que ce même outil a été mobilisé au premier chef dans la gestion de la crise  Covid, où il se révélait utilisable là où aucun système d’information structuré ne permettait plus de gérer la complexité des situations et la variété des sujets.

Ainsi, le Dr Marc Noizet, chef du pôle urgences et du SAMU à l’hôpital Muller de Mulhouse, se rappelle qu’en mars 2020, « les différentes administrations envoyaient nombre de fichiers Excel sur la distribution des moyens de protection, l’état des stocks, les besoins, les activités, les lits de réanimation, etc. Les fichiers se multipliaient dans tous les sens »[4]. Excel a aussi permis dès mars 2020 l’appropriation citoyenne[5] ou médiatique des premières données disponibles sur la propagation du virus, par exemple à travers les tweets de Luc Peillon, journaliste à Libération. Ainsi, le tweet de ce dernier le 29 mars 2020 (voir la Figure 1), où il entame un suivi des chiffres de décès et hospitalisations qu’il prolongera plusieurs mois, donne à voir la feuille de calcul dans sa totalité, selon un aplatissement sémiotique qui, dans les premiers temps de la crise, suscite la confiance.

Figure 1. Tweet de Luc Peillon, le 29 mars 2020 (capture d’écran).

C’est donc un « Excel-Janus » qui apparaît à l’occasion de la crise Covid, archétypal du « pharmakon numérique » cher au regretté Bernard Stiegler, disparu à l’orée de la crise Covid de 2020[6]. Le Dr Noizet manifeste sa surprise devant pareille désorganisation apparente : « Il est étonnant qu’en 2020 on ne puisse pas transférer des informations importantes en période de crise autrement que via des fichiers Excel… »[7]. Mais peut-on aller plus loin que ce jugement teinté de mépris ? Est-ce vraiment par incompétence ou incurie qu’Excel apparaît partout au cœur de la gestion locale de la crise, entre fin 2019 et aujourd’hui ? Et pourquoi est-ce Excel, plutôt qu’un des autres totems de la post-modernité numérisée, qui rend visibles ces contradictions ?

Gestion informationnelle de la crise : mise en calcul, abstraction, pilotabilité, priorisation

L’hypothèse que nous défendons ici est que la crise du Covid a été, parmi de multiples aspects, une crise informationnelle, c’est-à-dire une crise des représentations de ce qui se passait sur le terrain, débordées par la progression fulgurante de l’épidémie.

L’échelle de l’épidémie, même réduite au territoire français, impliquait une gestion quantitative. Mais cette dernière était mise en échec par la désadaptation des organisations et des moyens à l’ampleur du choc subi – ce qui est proprement tautologique : si cela n’avait pas été le cas, il n’y aurait pas eu de crise.

Par ailleurs, l’horreur de la situation impliquait également, pour que l’action publique soit possible, un travail de mise à distance, de reformulation abstraite. Comme l’ont formulé des statisticiens publics pendant la crise Covid : «S’il ne peut y avoir d’action publique pertinente sans recours à une connaissance empirique fine des sociétés, c’est aussi la capacité des parties prenantes à pouvoir s’en saisir qui est aujourd’hui en question pour la production de politiques publiques efficientes et efficaces. La recherche de l’information pertinente implique tout à la fois des catégories statistiques et une capacité de mesure qui s’incarne dans des indicateurs »[8].

Un préalable s’imposait donc à l’action publique : appréhender ce qui se passait, traduire les événements locaux (un cluster, une rupture d’équipement, un médicament à tester…) : en conclusions provisoires sur la causalité à l’œuvre ; en enjeux sur lesquels fonder des priorités ; en mobilisation des moyens sur tel ou tel front, pour fonder et légitimer les choix politiques effectués.

Le travail de modélisation de la situation, avec ce qu’il engage de simplification, de purification et de surplomb, est habituellement masqué aux profanes, enfoui dans les modèles de données des systèmes d’information publics, dans les tableaux de bord des décideurs, dans les colonnes infinies des open data disponibles, dans les paragraphes millimétrés des communiqués de presse officiels, etc. Mais la catastrophe agit comme un révélateur[9], et donne à voir ce qui est habituellement invisible : elle met en concurrence des interprétations diverses, et des groupes aux intérêts divergents s’affrontent à découvert pour faire triompher leur vision de la crise. Et c’est pourquoi Excel, qui est à la gestion des données ce que la kalachnikov est aux guerres de faible intensité, a été mobilisé.

Examiner les usages d’Excel pendant la crise Covid permet d’appréhender cette dimension de lutte informationnelle : une bataille interprétative pour définir ce qui se passe. Qu’est-ce qui fait crise ? La montée des cas ? Le débordement de l’hôpital ? L’échec du tracking ? Les délais à généraliser la vaccination ? Les besoins non couverts de personnels, de lits, d’équipements ? Suivre les usages d’Excel pendant la crise est donc révélateur des étapes de l’arraisonnement informationnel du Covid : du débordement initial des dispositifs officiels de traitement des données à la reprise de contrôle des zones d’autonomie interprétatives locales une fois l’épreuve franchie[10].

Excel, dispositif de cartographie informationnelle distribuée dans la crise

Pour approcher l’usage d’Excel pendant la crise, on peut commencer par un cadrage quantitatif. La co-occurrence des mots « Excel » et « Covid » dans les recherches sur Google entre 2020 et 2022 permet de distinguer deux phases (voir la Figure 2), avant et après le pic des recherches d’octobre 2020 : à une rapide ascension succède une décroissance progressive ponctuée de ressauts.

Figure 2. Co-occurrences des termes « Excel » et « Covid » dans les requêtes Google entre décembre 2019 et décembre 2020 (moyennes mensuelles, et moyenne normalisée à 100 pour la semaine de pic fin octobre 2022) (Source : Google Trends).

Dans la première phase, l’usage croissant d’Excel est en lui-même un indicateur de crise : les systèmes d’information prescrits s’avèrent inadaptés, et ils doivent être palliés ou complétés par cet outil de gestion de l’information de dernier recours qu’est Excel. Symptomatique de cette sortie des outils standards est l’analyse par la Cour des Comptes des premiers temps du recensement des patients hospitalisés pour Covid : « L’administration a décidé d’utiliser l’outil SI-VIC afin d’effectuer une remontée régionale puis nationale du nombre de patients Covid hospitalisés dans les établissements de santé. Cet outil a initialement été conçu et déployé pour répertorier les victimes des attentats de Paris de novembre 2015 […]. Il n’est donc pas conçu pour être utilisé dans la durée. Il a cependant dû être utilisé par les établissements de santé, malgré ses insuffisances […]. La remontée d’informations qui en est issue a été estimée fiable par certains établissements contrôlés […], au prix néanmoins de la mise en place d’une organisation particulièrement lourde (recensement spécifique via des tableaux Excel, formation des personnels à la saisie des données) »[11].

Pour autant, l’usage d’Excel n’est pas purement palliatif, mais également créatif : partager rapidement des informations permet de monter rapidement de nouveaux services publics. Ainsi, « le confinement rendant impossible le contact présentiel, les collectivités ont aussi improvisé des systèmes de permanence téléphonique en direction des publics les plus fragiles : des plateformes techniquement frugales, s’appuyant tout juste sur un tableur Excel partagé »[12]. Dans le brouillard de l’action, la fluidité des outils simples s’avère décisive pour permettre à chacun de reprendre pied et agir face à l’épidémie par des opérations artisanales de construction d’ordre et de sens, avec une dynamique en trois temps : sortie des systèmes d’information standards ; première structuration des données et échanges d’information dans des tableurs et autres outils peu formalisés ; création d’un service en ligne simple : « Dès le 6 mars [2020], nous avons identifié la gestion des lits de réanimation comme étant un véritable enjeu dans la gestion de cette crise. La première difficulté a été l’identification des places disponibles dans chaque réanimation départementale et rapidement régionale. Les outils numériques disponibles, répertoire opérationnel des ressources (ROR) et plateforme de gestion des situations de tension du Réseau des Urgences (Est-RECUE) se sont avérés mal renseignés et non exhaustifs notamment du fait de l’augmentation du nombre de lits de réanimation Covid, et donc non opérationnels. La remonté de l’information via fichier Excel vers l’ARS ne sera pas non plus satisfaisante. Un groupe WhatsApp mis en place entre réanimations a permis une connaissance partielle et a laissé place à partir du 25 mars à ICUBAM, application open source développée par une équipe d’ingénieurs et de chercheurs de l’École polytechnique en lien avec des réanimateurs du Grand Est. Cette application a permis en temps réel le recensement et le partage des disponibilités de lits de réanimation Covid / non Covid pour la région Grand Est »[13].

Encore faut-il imposer aux acteurs de migrer vers ces outils. L’usage d’Excel se révèle alors bien pratique, l’urgence imposant de faire au plus simple, et ne laissant guère de temps pour s’approprier un nouvel outil, fut-il mieux conçu. En Allemagne, au début de la deuxième vague, « de nombreux services de santé continuent de travailler comme au début de la pandémie, avec du papier et des tableaux Excel qu’ils envoient par fax ou par e-mail »[14].

L’usage d’Excel comme « glaise numérique » à tout faire se reconnaît aussi aux problèmes qu’il induit. Ainsi, au Royaume-Uni, les résultats de plusieurs milliers de tests de dépistage ont été accidentellement perdus fin septembre 2020 en raison de la limitation du nombre de lignes du fichier Excel utilisé pour le système « Test &Trace » du Public Health Service britannique[15].

La période de crise voit les injonctions top-down, principalement de reporting et de suivi, s’hybrider avec les initiatives locales. Les feuilles de calcul Excel sont traversées par ces contradictions : « De fait, la remontée des données se faisait via des simples tableurs Excel, remplis manuellement par les personnels des établissements dont ce n’était ni la compétence, ni la priorité à ce moment-là. Les données étaient en outre lacunaires, limitées à des statistiques agrégées, sans qu’il soit possible de connaître la répartition par âge ou par sexe des personnes décédées, pourtant cruciale pour la prise de décision publique. Enfin, cette méthode donnait lieu à des remontées concurrentes et parfois contradictoires, par les préfets, les ARS ou encore les départements »[16]. Parce qu’elles autorisent ces échanges de données lacunaires, les feuilles Excel permettent la structuration progressive, par essais et erreurs, du modèle informationnel de l’épidémie et de sa gestion. Alors qu’un système d’information plus structuré ne peut se concevoir sans définir ex ante (et donc figer) un modèle de données, la plasticité d’Excel s’avère supérieure dans ce temps de découverte et d’invention.

C’est dans un deuxième temps que, s’ils permettent de dégager un modèle de données stable, les échanges par Excel cèdent la place à des dispositifs plus structurés, de type formulaires en ligne, distinguant front-end de renseignement et back-end de traitement. Ainsi, « le recensement des besoins et la gestion des approvisionnements en équipements de protection individuelle (EPI) ou en médicaments ne bénéficiait d’aucun système d’information support, conduisant à appuyer la gestion des approvisionnements sur des échanges de tableaux Excel (et la mise à disposition inaboutie d’un système d’information dédié), et celle des médicaments en tension sur la création ex nihilo au début du mois d’avril 2020 d’un outil ad hoc, MaPUI.fr, puis EPI stock, déployé par la DRESS [Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques] fin 2020 »[17].

Au fur et à mesure que la réponse à la crise progresse, les bricolages initiaux sur le front de la communication grand public, qui laissaient apparaître les feuilles de calcul, cèdent la place à des dispositifs plus élaborés, appuyés sur la disponibilité de données publiques structurées qui se stabilisent progressivement. C’est le moment où CovidTracker, hybride astucieux de données fournies par les pouvoirs publics et d’éditorialisation citoyenne, devient le site de référence de suivi de l’épidémie.

Retour à la normale, retour de la norme

Vient le moment de la crise où la réponse organisationnelle surmonte les difficultés initiales. La baisse du nombre de cas, la mise au point de protocoles de soins plus efficaces, puis la progression de la vaccination et l’habitude croissante du grand public à supporter les contraintes (tests, masques…) font sortir de la phase créative de réponse à la crise : le fonctionnement informationnel des organisations se rapproche de la normale, fort des nouveaux modèles de données qui ont été sélectionnés dans la crise.

Dans cette phase de retour de la norme, le pilotage de l’activité redevient plus stratégique, imposant de consolider des informations sur une base plus large. Les difficultés liées à la sensibilisation des non-vaccinés à risque illustrent bien cette réémergence des outils de reporting et la difficulté de les réarticuler avec les usages locaux. Ainsi, une fois SI-DEP déployé, la CNAM permet aux médecins de télécharger sous Excel (format quasi universel) « cette fameuse liste de nos patients non vaccinés que nous réclamions depuis des mois à l’Assurance maladie. D’abord, il a fallu la demander, attendre, attendre, et elle nous est enfin parvenue sous forme d’un fichier Excel où tout le monde, même les moins de 12 ans, apparaît. Je travaille dans un quartier HLM depuis 1993 avec beaucoup d’enfants. Je n’ai pas Office sur mon bureau professionnel et pas beaucoup le temps de transformer cette liste absurde en dossier efficace. Mon interne, gentiment, s’est coltiné le boulot, mais la liste n’était déjà plus à jour depuis longtemps. Chaque jour, certains de mes patients se font vacciner, alors il faut redemander la liste, la re-purger des moins de 12 ans. Il aurait été si simple qu’elle soit en ligne et mise à jour automatiquement au fur et à mesure »[18].

La phase de reprise de contrôle se caractérise également par un retour à une meilleure protection des données personnelles, mise à mal dans les premiers temps. Or, il est notoire qu’Excel n’est pas un outil efficace de cloisonnement des données. Lors de son audition par la mission du Sénat, le Dr François Blanchecotte témoigne ainsi dès septembre 2020 que « le travail avec les laboratoires vétérinaires pour la phase analytique posait un problème de transmission de données. Alors que le RGPD [Règlement général sur la protection des données] impose de sécuriser les flux de données, des résultats ont dû être envoyés et transmis sur fichiers Excel. Des hackers font des ransomwares, ce qui impose de surprotéger nos systèmes informatiques »[19]. De son côté, la Fédération hospitalière de France (FHF) dénonce en décembre 2020 « des demandes de remontées de données nominatives via des supports non sécurisés et ne permettant pas de garantir le secret médical (envoi de fichiers Excel nominatifs par courriel) » de la part des ARS[20]. Les recommandations de la CNIL visent à sécuriser l’usage de la combinaison d’Excel et du courrier électronique comme moyens de transmission en généralisant le cryptage[21], et à mettre sous contrôle les fichiers artisanaux créés avant que la CNAM ne mette en place Contact Covid. En janvier 2021, la CNIL prend acte de cette évolution dans un avis qui considère que la conservation des données dans les tableurs n’est plus pertinente dès lors qu’une solution plus robuste est maintenant en place : « Enfin, la CNAM a en parallèle pris les mesures suivantes : la CNAM a rappelé aux fédérations hospitalières que les fichiers de tableurs (au format Excel) créés par les établissements de santé à destination des CPAM locales avant l’accès au portail Contact Covid devaient être supprimés »[22].

Excel reste utilisé dans cette reprise en main, mais c’est désormais l’Excel configuré par la hiérarchie ou les tutelles, celui qui était décrié avant la crise par les soignants, et le reste, tout au long de cette dernière. Ainsi, la Pr Agnès Hartemann évoque dès mai 2020 à l’occasion d’une rémission dans la crise, « une douche froide : On a à nouveau des tableaux Excel, on nous calcule notre activité sur mars-avril et on nous pointe en négatif, ce qui est quand même incroyable, on compte les lits vides et on devient à nouveau obsessionnels des plannings »[23].

Conclusion

En conclusion, à travers les situations décrites ci-avant, on peut distinguer dans le déroulement de la crise trois types de tâches confiées à Excel :

  • le recueil et la structuration de l’information. En lui confiant en quasi temps réel la mémoire de ce qui se passe, en y rangeant, triant, classant et dénombrant des cas, en ajoutant progressivement des colonnes et des attributs, en partageant simplement les états plus ou moins élaborés ainsi construits, les opérationnels ont  fait usage d’Excel comme un outil majeur d’appréhension de la crise, et de construction d’une réflexivité essentielle à la résilience des collectifs et des organisations ; puis les hiérarchies et les tutelles l’ont vu comme celui de la reprise en main à travers le reporting ;
  • le transfert et l’échange, certes peu sécurisés en soi, qui permettent de manipuler des données dans un format à peu près « universel ». Que les fichiers soient réellement dans des formats ouverts pivots comme le .csv, ou dans les formats propriétaires de Microsoft, l’usage d’Excel garantit à peu près que les autres pourront accéder aux données et les traiter – ce que le .pdf d’Adobe, autre format d’échange courant, ne permet pas : ainsi, en avril 2020, « des fichiers Excel sont envoyés trois fois par jour à plus de 700 acteurs d’établissements de santé (chefs de service, bed managers, etc.) de la région Île-de-France »[24];
  • la modélisation et l’exploration, au-delà des additions et des multiplications, pour visualiser des données agrégées ou partager des hypothèses simples sur la dynamique de l’épidémie, dans un moment où toute la société tente de comprendre ce qui était en train de lui arriver. De fait, parmi les livrables qu’a fournis le cabinet de conseil McKinsey aux pouvoirs publics figure « un modèle Excel d’estimation des volumétries de personnes éligibles et d’injections aux rappels par tranche d’âge et catégories de population »[25].

Véritable « voiture-balai » informationnelle pendant la crise, Excel fait donc l’objet d’usages extrêmement variés. Au final, pour comprendre les rapports de force à l’œuvre dans la gestion de la crise Covid, c’est donc moins l’usage d’Excel que l’intention qui s’incarne dans cet usage qu’il convient d’examiner, comme dans tout processus d’industrialisation – les intentions de celui qui tient le chronomètre sont-elles compatibles avec le bien-être de celui qui est observé ? Une heuristique simple découle de l’observation : si l’usage d’Excel vise au travail local de données rendues disponibles par d’autres, alors il contribue à la capacitation et à la montée en compétences des acteurs gestionnaires de la crise (au prix d’une déstructuration croissante du dispositif général) ; si l’usage d’Excel consiste à fournir des données et à les envoyer ici ou là à fin de reporting, alors il s’agit de mise sous contrôle (et de rigidification). C’est là, à la surface des feuilles de calcul, dans le va-et-vient entre initiative locale et pilotage hiérarchique, que s’est joué le pilotage de la réponse à l’épidémie : qui verrouille les formules et les cellules ? Qui écrit les contrôles de validation ? Quis custodiet ipsos custodes.


[1] Après de nombreux autres, le psychiatre Bernard Granger en a récemment fait un livre féroce, Excel m’a tuer – L’hôpital fracassé, Odile Jacob, 2022. Il est symptomatique de constater que le livre, au-delà de son titre, ne fait aucunement référence à Excel en lui-même. C’est le symbole qui est visé plus que le logiciel.

[2] CLOT Y. (2010), Le travail à cœur, La Découverte.

[3] DUMEZ H. & MINVIELLE E. (2020), « Le système hospitalier français dans la crise Covid-19. Une contribution des sciences de gestion », Working Paper i3 (Institut Interdisciplinaire de l’Innovation – Centre de Recherche en Gestion), juillet 2020.

[4] « Audition. Commission d’enquête du Senat pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la Covid-19 et de sa gestion », http://www.senat.fr/rap/r20-199-2/r20-199-2.html

[5] Deux exemples parmi tant d’autres : MARTIN F.-X (2020)., « Covid-19 : une modélisation simple utilisant Excel, accessible aux non-mathématiciens et pleine d’enseignements », La Jaune et la Rouge, n°758, octobre 2020 ; « Covid-Excel : suivi dynamique des statistiques » sur https://excel-malin.com.

[6] Et qu’il reprend du Phèdre de Platon via Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, Paris, Garnier-Flammarion, 1972.

[7] « Audition », op.cit.

[8] DURAN P. & D’ALESSANDRO C. (2021), « La statistique publique au cœur de l’action publique : les enseignements de la crise sanitaire », Chroniques du CSIS n°27, octobre 2021.

[9] BEAUVALLET G. (2020), Pour une discussion du caractère révélateur de la catastrophe, voir par exemple « Un État de catastrophe », Autrement Autrement, mars 2020.

[10] On se concentre ici sur l’activité de sense-making de l’action publique, et non sur la dimension spécifiquement numérique de la réponse publique au Covid. Pour une discussion à chaud de ce dernier sujet, voir BEAUVALLET G. & RONAI M. (2021), « Covid-19 : le volontarisme numérique public au pied du mur », Enjeux numériques, n°14, juin.

[11] COUR DES COMPTES (2021), « Les établissements de santé face à la première vague de Covid-19 : exemples néo-aquitains et franc-comtois ».

[12] RONAI M. (2021), « Introduction du numéro sur les réponses numériques à la crise sanitaire », Enjeux numériques n°14, juin.

[13] NOIZET M., PERNOT F., VILBOIS E.  & ROTTNER G. (2020), « Gestion d’une situation sanitaire exceptionnelle par le SAMU 68 : la pandémie Covid-19 », Médecine de Catastrophe, Urgences collectives, n°4(3), septembre.

[14] RIEDEL VON K., EDELHOFF J., KAMMERER A. & PITTELKOW S.  (2020), “Den Sommer verschwendet”, TagesSchau, 26 novembre.

[15] HERN A. (2020), “Covid: how Excel may have caused loss of 16,000 test results in England”, The Guardian, 6 octobre.

[16] « Santé publique : pour un nouveau départ – Leçons de l’épidémie de Covid-19 », Rapport de commission d’enquête du Sénat n°199, décembre 2020.

[17] PITTET D., BOONE L., MOULIN A.-M., BRIET R., & PARNEIX P. (2021), « Rapport final de la mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques », mars.

[18] LEHMANN C. (2021), « Journal d’épidémie », Libération, 27 août.

[19] Témoignage lors de la table ronde sur la politique de dépistage, 10 septembre 2020.

[20] Rapport de commission d’enquête du Sénat, op. cit.

[21] Fiche CNIL « Sécurité : Sécuriser les échanges avec d’autres organismes », disponible sur http://www.cnil.fr.

[22] Délibération n°2021-004 du 14 janvier 2021 portant avis public sur les conditions de mise en œuvre des systèmes d’information développés aux fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19.

[23] FREYSSINET E. (2020), « Coronavirus : les soignants sans prime ni réconfort », Les Échos, 12 mai.

[24] DERROUCH P. (2020), « Covid-19 : l’ARS Île-de-France crée une cellule de gestion des lits »,  DSIH, 28 avril.

[25] ASSASSI E. au nom de la Commission d’enquête (2022), « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », Rapport n°578, 16 mars.

Dr Tableur & Mr. Excel
Les outils de structuration souple des données dans la crise sanitaire

Par Godefroy BEAUVALLET

Professeur invité à Télécom Paris

Et Maurice RONAI

Ancien membre de la CNIL

Véritable « voiture-balai » numérique, Excel a fait l’objet d’usages extrêmement variés pendant la crise sanitaire, permettant le recueil et la structuration progressive des données, secourant leur transfert et leur échange, et facilitant la modélisation et l’exploration de la dynamique de la crise. Les tableurs et autres outils de structuration souple des données se sont révélés utilisables là où les systèmes d’information structurés préalables ou ad hoc ne permettaient plus de gérer la complexité des situations, la fluidité des événements et la variété des sujets. Ce retour sur les usages d’Excel pendant la crise retrace les étapes de l’arraisonnement informationnel du Covid : du débordement initial des dispositifs officiels de traitement des données à la reprise de contrôle des zones d’autonomie interprétatives locales une fois l’épreuve franchie.

À l’hôpital, il semble que tout le monde déteste Excel, et ce qu’il représente ou symbolise[1] : Excel y cristallise la mise au pas des soignants par les gestionnaires, les indicateurs désincarnés plutôt que la compréhension des situations concrètes, et les objectifs contraignant les décisions prises « au pied du lit du malade » par l’équipe soignante. Métonymie du « management par les nombres » induisant le « travail empêché »[2], Excel est vu comme un « fardeau administratif », source de démotivation et de mauvaise qualité des soins. Il en vient à générer chez les soignants une allergie-réflexe conduisant à condamner a priori toute activité qui se déroule via son interface, quand bien même il s’agirait sur le fond d’une tâche légitime et nécessaire à la prise en charge des patients[3].

Et pourtant, de nombreux témoignages de terrain et narrations d’observateurs signalent que ce même outil a été mobilisé au premier chef dans la gestion de la crise  Covid, où il se révélait utilisable là où aucun système d’information structuré ne permettait plus de gérer la complexité des situations et la variété des sujets. Ainsi, le Dr Marc Noizet, chef du pôle urgences et du SAMU à l’hôpital Muller de Mulhouse, se rappelle qu’en mars 2020, « les différentes administrations envoyaient nombre de fichiers Excel sur la distribution des moyens de protection, l’état des stocks, les besoins, les activités, les lits de réanimation, etc. Les fichiers se multipliaient dans tous les sens »[4]. Excel a aussi permis dès mars 2020 l’appropriation citoyenne[5] ou médiatique des premières données disponibles sur la propagation du virus, par exemple à travers les tweets de Luc Peillon, journaliste à Libération. Ainsi, le tweet de ce dernier le 29 mars 2020 (voir la Figure 1), où il entame un suivi des chiffres de décès et hospitalisations qu’il prolongera plusieurs mois, donne à voir la feuille de calcul dans sa totalité, selon un aplatissement sémiotique qui, dans les premiers temps de la crise, suscite la confiance.

Figure 1. Tweet de Luc Peillon, le 29 mars 2020 (capture d’écran).

C’est donc un « Excel-Janus » qui apparaît à l’occasion de la crise Covid, archétypal du « pharmakon numérique » cher au regretté Bernard Stiegler, disparu à l’orée de la crise Covid de 2020[6]. Le Dr Noizet manifeste sa surprise devant pareille désorganisation apparente : « Il est étonnant qu’en 2020 on ne puisse pas transférer des informations importantes en période de crise autrement que via des fichiers Excel… »[7]. Mais peut-on aller plus loin que ce jugement teinté de mépris ? Est-ce vraiment par incompétence ou incurie qu’Excel apparaît partout au cœur de la gestion locale de la crise, entre fin 2019 et aujourd’hui ? Et pourquoi est-ce Excel, plutôt qu’un des autres totems de la post-modernité numérisée, qui rend visibles ces contradictions ?

Gestion informationnelle de la crise : mise en calcul, abstraction, pilotabilité, priorisation

L’hypothèse que nous défendons ici est que la crise du Covid a été, parmi de multiples aspects, une crise informationnelle, c’est-à-dire une crise des représentations de ce qui se passait sur le terrain, débordées par la progression fulgurante de l’épidémie.

L’échelle de l’épidémie, même réduite au territoire français, impliquait une gestion quantitative. Mais cette dernière était mise en échec par la désadaptation des organisations et des moyens à l’ampleur du choc subi – ce qui est proprement tautologique : si cela n’avait pas été le cas, il n’y aurait pas eu de crise.

Par ailleurs, l’horreur de la situation impliquait également, pour que l’action publique soit possible, un travail de mise à distance, de reformulation abstraite. Comme l’ont formulé des statisticiens publics pendant la crise Covid : «S’il ne peut y avoir d’action publique pertinente sans recours à une connaissance empirique fine des sociétés, c’est aussi la capacité des parties prenantes à pouvoir s’en saisir qui est aujourd’hui en question pour la production de politiques publiques efficientes et efficaces. La recherche de l’information pertinente implique tout à la fois des catégories statistiques et une capacité de mesure qui s’incarne dans des indicateurs »[8].

Un préalable s’imposait donc à l’action publique : appréhender ce qui se passait, traduire les événements locaux (un cluster, une rupture d’équipement, un médicament à tester…) : en conclusions provisoires sur la causalité à l’œuvre ; en enjeux sur lesquels fonder des priorités ; en mobilisation des moyens sur tel ou tel front, pour fonder et légitimer les choix politiques effectués.

Le travail de modélisation de la situation, avec ce qu’il engage de simplification, de purification et de surplomb, est habituellement masqué aux profanes, enfoui dans les modèles de données des systèmes d’information publics, dans les tableaux de bord des décideurs, dans les colonnes infinies des open data disponibles, dans les paragraphes millimétrés des communiqués de presse officiels, etc. Mais la catastrophe agit comme un révélateur[9], et donne à voir ce qui est habituellement invisible : elle met en concurrence des interprétations diverses, et des groupes aux intérêts divergents s’affrontent à découvert pour faire triompher leur vision de la crise. Et c’est pourquoi Excel, qui est à la gestion des données ce que la kalachnikov est aux guerres de faible intensité, a été mobilisé.

Examiner les usages d’Excel pendant la crise Covid permet d’appréhender cette dimension de lutte informationnelle : une bataille interprétative pour définir ce qui se passe. Qu’est-ce qui fait crise ? La montée des cas ? Le débordement de l’hôpital ? L’échec du tracking ? Les délais à généraliser la vaccination ? Les besoins non couverts de personnels, de lits, d’équipements ? Suivre les usages d’Excel pendant la crise est donc révélateur des étapes de l’arraisonnement informationnel du Covid : du débordement initial des dispositifs officiels de traitement des données à la reprise de contrôle des zones d’autonomie interprétatives locales une fois l’épreuve franchie[10].

Excel, dispositif de cartographie informationnelle distribuée dans la crise

Pour approcher l’usage d’Excel pendant la crise, on peut commencer par un cadrage quantitatif. La co-occurrence des mots « Excel » et « Covid » dans les recherches sur Google entre 2020 et 2022 permet de distinguer deux phases (voir la Figure 2), avant et après le pic des recherches d’octobre 2020 : à une rapide ascension succède une décroissance progressive ponctuée de ressauts.

Figure 2. Co-occurrences des termes « Excel » et « Covid » dans les requêtes Google entre décembre 2019 et décembre 2020 (moyennes mensuelles, et moyenne normalisée à 100 pour la semaine de pic fin octobre 2022) (Source : Google Trends).

Dans la première phase, l’usage croissant d’Excel est en lui-même un indicateur de crise : les systèmes d’information prescrits s’avèrent inadaptés, et ils doivent être palliés ou complétés par cet outil de gestion de l’information de dernier recours qu’est Excel. Symptomatique de cette sortie des outils standards est l’analyse par la Cour des Comptes des premiers temps du recensement des patients hospitalisés pour Covid : « L’administration a décidé d’utiliser l’outil SI-VIC afin d’effectuer une remontée régionale puis nationale du nombre de patients Covid hospitalisés dans les établissements de santé. Cet outil a initialement été conçu et déployé pour répertorier les victimes des attentats de Paris de novembre 2015 […]. Il n’est donc pas conçu pour être utilisé dans la durée. Il a cependant dû être utilisé par les établissements de santé, malgré ses insuffisances […]. La remontée d’informations qui en est issue a été estimée fiable par certains établissements contrôlés […], au prix néanmoins de la mise en place d’une organisation particulièrement lourde (recensement spécifique via des tableaux Excel, formation des personnels à la saisie des données) »[11].

Pour autant, l’usage d’Excel n’est pas purement palliatif, mais également créatif : partager rapidement des informations permet de monter rapidement de nouveaux services publics. Ainsi, « le confinement rendant impossible le contact présentiel, les collectivités ont aussi improvisé des systèmes de permanence téléphonique en direction des publics les plus fragiles : des plateformes techniquement frugales, s’appuyant tout juste sur un tableur Excel partagé »[12]. Dans le brouillard de l’action, la fluidité des outils simples s’avère décisive pour permettre à chacun de reprendre pied et agir face à l’épidémie par des opérations artisanales de construction d’ordre et de sens, avec une dynamique en trois temps : sortie des systèmes d’information standards ; première structuration des données et échanges d’information dans des tableurs et autres outils peu formalisés ; création d’un service en ligne simple : « Dès le 6 mars [2020], nous avons identifié la gestion des lits de réanimation comme étant un véritable enjeu dans la gestion de cette crise. La première difficulté a été l’identification des places disponibles dans chaque réanimation départementale et rapidement régionale. Les outils numériques disponibles, répertoire opérationnel des ressources (ROR) et plateforme de gestion des situations de tension du Réseau des Urgences (Est-RECUE) se sont avérés mal renseignés et non exhaustifs notamment du fait de l’augmentation du nombre de lits de réanimation Covid, et donc non opérationnels. La remonté de l’information via fichier Excel vers l’ARS ne sera pas non plus satisfaisante. Un groupe WhatsApp mis en place entre réanimations a permis une connaissance partielle et a laissé place à partir du 25 mars à ICUBAM, application open source développée par une équipe d’ingénieurs et de chercheurs de l’École polytechnique en lien avec des réanimateurs du Grand Est. Cette application a permis en temps réel le recensement et le partage des disponibilités de lits de réanimation Covid / non Covid pour la région Grand Est »[13].

Encore faut-il imposer aux acteurs de migrer vers ces outils. L’usage d’Excel se révèle alors bien pratique, l’urgence imposant de faire au plus simple, et ne laissant guère de temps pour s’approprier un nouvel outil, fut-il mieux conçu. En Allemagne, au début de la deuxième vague, « de nombreux services de santé continuent de travailler comme au début de la pandémie, avec du papier et des tableaux Excel qu’ils envoient par fax ou par e-mail »[14].

L’usage d’Excel comme « glaise numérique » à tout faire se reconnaît aussi aux problèmes qu’il induit. Ainsi, au Royaume-Uni, les résultats de plusieurs milliers de tests de dépistage ont été accidentellement perdus fin septembre 2020 en raison de la limitation du nombre de lignes du fichier Excel utilisé pour le système « Test &Trace » du Public Health Service britannique[15].

La période de crise voit les injonctions top-down, principalement de reporting et de suivi, s’hybrider avec les initiatives locales. Les feuilles de calcul Excel sont traversées par ces contradictions : « De fait, la remontée des données se faisait via des simples tableurs Excel, remplis manuellement par les personnels des établissements dont ce n’était ni la compétence, ni la priorité à ce moment-là. Les données étaient en outre lacunaires, limitées à des statistiques agrégées, sans qu’il soit possible de connaître la répartition par âge ou par sexe des personnes décédées, pourtant cruciale pour la prise de décision publique. Enfin, cette méthode donnait lieu à des remontées concurrentes et parfois contradictoires, par les préfets, les ARS ou encore les départements »[16]. Parce qu’elles autorisent ces échanges de données lacunaires, les feuilles Excel permettent la structuration progressive, par essais et erreurs, du modèle informationnel de l’épidémie et de sa gestion. Alors qu’un système d’information plus structuré ne peut se concevoir sans définir ex ante (et donc figer) un modèle de données, la plasticité d’Excel s’avère supérieure dans ce temps de découverte et d’invention.

C’est dans un deuxième temps que, s’ils permettent de dégager un modèle de données stable, les échanges par Excel cèdent la place à des dispositifs plus structurés, de type formulaires en ligne, distinguant front-end de renseignement et back-end de traitement. Ainsi, « le recensement des besoins et la gestion des approvisionnements en équipements de protection individuelle (EPI) ou en médicaments ne bénéficiait d’aucun système d’information support, conduisant à appuyer la gestion des approvisionnements sur des échanges de tableaux Excel (et la mise à disposition inaboutie d’un système d’information dédié), et celle des médicaments en tension sur la création ex nihilo au début du mois d’avril 2020 d’un outil ad hoc, MaPUI.fr, puis EPI stock, déployé par la DRESS [Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques] fin 2020 »[17].

Au fur et à mesure que la réponse à la crise progresse, les bricolages initiaux sur le front de la communication grand public, qui laissaient apparaître les feuilles de calcul, cèdent la place à des dispositifs plus élaborés, appuyés sur la disponibilité de données publiques structurées qui se stabilisent progressivement. C’est le moment où CovidTracker, hybride astucieux de données fournies par les pouvoirs publics et d’éditorialisation citoyenne, devient le site de référence de suivi de l’épidémie.

Retour à la normale, retour de la norme

Vient le moment de la crise où la réponse organisationnelle surmonte les difficultés initiales. La baisse du nombre de cas, la mise au point de protocoles de soins plus efficaces, puis la progression de la vaccination et l’habitude croissante du grand public à supporter les contraintes (tests, masques…) font sortir de la phase créative de réponse à la crise : le fonctionnement informationnel des organisations se rapproche de la normale, fort des nouveaux modèles de données qui ont été sélectionnés dans la crise.

Dans cette phase de retour de la norme, le pilotage de l’activité redevient plus stratégique, imposant de consolider des informations sur une base plus large. Les difficultés liées à la sensibilisation des non-vaccinés à risque illustrent bien cette réémergence des outils de reporting et la difficulté de les réarticuler avec les usages locaux. Ainsi, une fois SI-DEP déployé, la CNAM permet aux médecins de télécharger sous Excel (format quasi universel) « cette fameuse liste de nos patients non vaccinés que nous réclamions depuis des mois à l’Assurance maladie. D’abord, il a fallu la demander, attendre, attendre, et elle nous est enfin parvenue sous forme d’un fichier Excel où tout le monde, même les moins de 12 ans, apparaît. Je travaille dans un quartier HLM depuis 1993 avec beaucoup d’enfants. Je n’ai pas Office sur mon bureau professionnel et pas beaucoup le temps de transformer cette liste absurde en dossier efficace. Mon interne, gentiment, s’est coltiné le boulot, mais la liste n’était déjà plus à jour depuis longtemps. Chaque jour, certains de mes patients se font vacciner, alors il faut redemander la liste, la re-purger des moins de 12 ans. Il aurait été si simple qu’elle soit en ligne et mise à jour automatiquement au fur et à mesure »[18].

La phase de reprise de contrôle se caractérise également par un retour à une meilleure protection des données personnelles, mise à mal dans les premiers temps. Or, il est notoire qu’Excel n’est pas un outil efficace de cloisonnement des données. Lors de son audition par la mission du Sénat, le Dr François Blanchecotte témoigne ainsi dès septembre 2020 que « le travail avec les laboratoires vétérinaires pour la phase analytique posait un problème de transmission de données. Alors que le RGPD [Règlement général sur la protection des données] impose de sécuriser les flux de données, des résultats ont dû être envoyés et transmis sur fichiers Excel. Des hackers font des ransomwares, ce qui impose de surprotéger nos systèmes informatiques »[19]. De son côté, la Fédération hospitalière de France (FHF) dénonce en décembre 2020 « des demandes de remontées de données nominatives via des supports non sécurisés et ne permettant pas de garantir le secret médical (envoi de fichiers Excel nominatifs par courriel) » de la part des ARS[20]. Les recommandations de la CNIL visent à sécuriser l’usage de la combinaison d’Excel et du courrier électronique comme moyens de transmission en généralisant le cryptage[21], et à mettre sous contrôle les fichiers artisanaux créés avant que la CNAM ne mette en place Contact Covid. En janvier 2021, la CNIL prend acte de cette évolution dans un avis qui considère que la conservation des données dans les tableurs n’est plus pertinente dès lors qu’une solution plus robuste est maintenant en place : « Enfin, la CNAM a en parallèle pris les mesures suivantes : la CNAM a rappelé aux fédérations hospitalières que les fichiers de tableurs (au format Excel) créés par les établissements de santé à destination des CPAM locales avant l’accès au portail Contact Covid devaient être supprimés »[22].

Excel reste utilisé dans cette reprise en main, mais c’est désormais l’Excel configuré par la hiérarchie ou les tutelles, celui qui était décrié avant la crise par les soignants, et le reste, tout au long de cette dernière. Ainsi, la Pr Agnès Hartemann évoque dès mai 2020 à l’occasion d’une rémission dans la crise, « une douche froide : On a à nouveau des tableaux Excel, on nous calcule notre activité sur mars-avril et on nous pointe en négatif, ce qui est quand même incroyable, on compte les lits vides et on devient à nouveau obsessionnels des plannings »[23].

Conclusion

En conclusion, à travers les situations décrites ci-avant, on peut distinguer dans le déroulement de la crise trois types de tâches confiées à Excel :

  • le recueil et la structuration de l’information. En lui confiant en quasi temps réel la mémoire de ce qui se passe, en y rangeant, triant, classant et dénombrant des cas, en ajoutant progressivement des colonnes et des attributs, en partageant simplement les états plus ou moins élaborés ainsi construits, les opérationnels ont  fait usage d’Excel comme un outil majeur d’appréhension de la crise, et de construction d’une réflexivité essentielle à la résilience des collectifs et des organisations ; puis les hiérarchies et les tutelles l’ont vu comme celui de la reprise en main à travers le reporting ;
  • le transfert et l’échange, certes peu sécurisés en soi, qui permettent de manipuler des données dans un format à peu près « universel ». Que les fichiers soient réellement dans des formats ouverts pivots comme le .csv, ou dans les formats propriétaires de Microsoft, l’usage d’Excel garantit à peu près que les autres pourront accéder aux données et les traiter – ce que le .pdf d’Adobe, autre format d’échange courant, ne permet pas : ainsi, en avril 2020, « des fichiers Excel sont envoyés trois fois par jour à plus de 700 acteurs d’établissements de santé (chefs de service, bed managers, etc.) de la région Île-de-France »[24];
  • la modélisation et l’exploration, au-delà des additions et des multiplications, pour visualiser des données agrégées ou partager des hypothèses simples sur la dynamique de l’épidémie, dans un moment où toute la société tente de comprendre ce qui était en train de lui arriver. De fait, parmi les livrables qu’a fournis le cabinet de conseil McKinsey aux pouvoirs publics figure « un modèle Excel d’estimation des volumétries de personnes éligibles et d’injections aux rappels par tranche d’âge et catégories de population »[25].

Véritable « voiture-balai » informationnelle pendant la crise, Excel fait donc l’objet d’usages extrêmement variés. Au final, pour comprendre les rapports de force à l’œuvre dans la gestion de la crise Covid, c’est donc moins l’usage d’Excel que l’intention qui s’incarne dans cet usage qu’il convient d’examiner, comme dans tout processus d’industrialisation – les intentions de celui qui tient le chronomètre sont-elles compatibles avec le bien-être de celui qui est observé ? Une heuristique simple découle de l’observation : si l’usage d’Excel vise au travail local de données rendues disponibles par d’autres, alors il contribue à la capacitation et à la montée en compétences des acteurs gestionnaires de la crise (au prix d’une déstructuration croissante du dispositif général) ; si l’usage d’Excel consiste à fournir des données et à les envoyer ici ou là à fin de reporting, alors il s’agit de mise sous contrôle (et de rigidification). C’est là, à la surface des feuilles de calcul, dans le va-et-vient entre initiative locale et pilotage hiérarchique, que s’est joué le pilotage de la réponse à l’épidémie : qui verrouille les formules et les cellules ? Qui écrit les contrôles de validation ? Quis custodiet ipsos custodes.


[1] Après de nombreux autres, le psychiatre Bernard Granger en a récemment fait un livre féroce, Excel m’a tuer – L’hôpital fracassé, Odile Jacob, 2022. Il est symptomatique de constater que le livre, au-delà de son titre, ne fait aucunement référence à Excel en lui-même. C’est le symbole qui est visé plus que le logiciel.

[2] CLOT Y. (2010), Le travail à cœur, La Découverte.

[3] DUMEZ H. & MINVIELLE E. (2020), « Le système hospitalier français dans la crise Covid-19. Une contribution des sciences de gestion », Working Paper i3 (Institut Interdisciplinaire de l’Innovation – Centre de Recherche en Gestion), juillet 2020.

[4] « Audition. Commission d’enquête du Senat pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la Covid-19 et de sa gestion », http://www.senat.fr/rap/r20-199-2/r20-199-2.html

[5] Deux exemples parmi tant d’autres : MARTIN F.-X (2020)., « Covid-19 : une modélisation simple utilisant Excel, accessible aux non-mathématiciens et pleine d’enseignements », La Jaune et la Rouge, n°758, octobre 2020 ; « Covid-Excel : suivi dynamique des statistiques » sur https://excel-malin.com.

[6] Et qu’il reprend du Phèdre de Platon via Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, Paris, Garnier-Flammarion, 1972.

[7] « Audition », op.cit.

[8] DURAN P. & D’ALESSANDRO C. (2021), « La statistique publique au cœur de l’action publique : les enseignements de la crise sanitaire », Chroniques du CSIS n°27, octobre 2021.

[9] BEAUVALLET G. (2020), Pour une discussion du caractère révélateur de la catastrophe, voir par exemple « Un État de catastrophe », Autrement Autrement, mars 2020.

[10] On se concentre ici sur l’activité de sense-making de l’action publique, et non sur la dimension spécifiquement numérique de la réponse publique au Covid. Pour une discussion à chaud de ce dernier sujet, voir BEAUVALLET G. & RONAI M. (2021), « Covid-19 : le volontarisme numérique public au pied du mur », Enjeux numériques, n°14, juin.

[11] COUR DES COMPTES (2021), « Les établissements de santé face à la première vague de Covid-19 : exemples néo-aquitains et franc-comtois ».

[12] RONAI M. (2021), « Introduction du numéro sur les réponses numériques à la crise sanitaire », Enjeux numériques n°14, juin.

[13] NOIZET M., PERNOT F., VILBOIS E.  & ROTTNER G. (2020), « Gestion d’une situation sanitaire exceptionnelle par le SAMU 68 : la pandémie Covid-19 », Médecine de Catastrophe, Urgences collectives, n°4(3), septembre.

[14] RIEDEL VON K., EDELHOFF J., KAMMERER A. & PITTELKOW S.  (2020), “Den Sommer verschwendet”, TagesSchau, 26 novembre.

[15] HERN A. (2020), “Covid: how Excel may have caused loss of 16,000 test results in England”, The Guardian, 6 octobre.

[16] « Santé publique : pour un nouveau départ – Leçons de l’épidémie de Covid-19 », Rapport de commission d’enquête du Sénat n°199, décembre 2020.

[17] PITTET D., BOONE L., MOULIN A.-M., BRIET R., & PARNEIX P. (2021), « Rapport final de la mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques », mars.

[18] LEHMANN C. (2021), « Journal d’épidémie », Libération, 27 août.

[19] Témoignage lors de la table ronde sur la politique de dépistage, 10 septembre 2020.

[20] Rapport de commission d’enquête du Sénat, op. cit.

[21] Fiche CNIL « Sécurité : Sécuriser les échanges avec d’autres organismes », disponible sur http://www.cnil.fr.

[22] Délibération n°2021-004 du 14 janvier 2021 portant avis public sur les conditions de mise en œuvre des systèmes d’information développés aux fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19.

[23] FREYSSINET E. (2020), « Coronavirus : les soignants sans prime ni réconfort », Les Échos, 12 mai.

[24] DERROUCH P. (2020), « Covid-19 : l’ARS Île-de-France crée une cellule de gestion des lits »,  DSIH, 28 avril.

[25] ASSASSI E. au nom de la Commission d’enquête (2022), « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », Rapport n°578, 16 mars.

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