Maurice Ronai et Antoine Lefebure, « La guerre des données » in Le Monde Diplomatique, novembre 1979
Un rapport de l’UNESCO attirait l’attention, en 1971, « sur le gigantesque appareil analytique en voie d’implantation pour assurer le traitement de la littérature scientifique… Les moyens d’exploitation intellectuels, techniques, financiers tendent à être concentrés entre les mains d’un petit nombre » (1). De son coté, Harold Lasswel s’alarmait, dès 1965, de « l’importance des forces qui favorisent des monopoles capables de bloquer la circulation de l’information » (2). Plus récemment, le rapport Nora-Minc (3) s’inquiétait de l’organisation de « mémoire collective » par les banques de données américaines et définissait les réservoirs d’informations comme un impératif de souveraineté. Un rapport officiel suisse (4) a aussi constaté que « les petits pays sont dans l’impossibilité pratique et financière d’avoir une documentation complète pour tous les domaines. Mais, d’autre part, pour eux plus encore que pour les grands pays, la documentation est indispensable pour les tenir au courant de l’évolution de la science et de la technique et pour leur permettre de rester concurrentiels ». Un congrès tenu à Budapest en 1972 exprimait la même inquiétude dans les pays du Comecon. L’O.C.D.E. a contribué à cette prise de conscience par de nombreuses études, dont celle de Georges Anderla qui demandait si « les gouvernements peuvent laisser se développer de façon chaotique et pour des motifs mercantiles systèmes et réseaux automatisés et, de même, renoncer à tout contrôle sur les technologies nouvelles qui essaimeront avant dix ans » (5)
L’avance américaine, évaluée à cinq ans, glisse insensiblement au monopole de fait, au niveau tant de la production des bases de données que des systèmes de distribution et des réseaux de transmission. « Il appartient à chaque nation de détenir les clefs de son développement, d’être responsable de son information. L’indépendance nationale est à ce prix. Elle ne peut être uniquement le fait de la bombe. A quoi servirait en effet d’envahir ou même de menacer manu militari un pays dont la prospérité, l’avenir, dépendent de vous ? », constate Serge Cacaly (6).
Si la souveraineté nationale réside dans la capacité de traiter sur place l’information produite sur place, de retenir et de transférer soi-même les technologies, de suivre par ses propres moyens la littérature scientifique mondiale, de connaître ses ressources et leur insertion dans le rapport des forces mondial pour élaborer des stratégies, il apparaît d’emblée que le problème ne se pose pas dans les mêmes termes pour les Etats industrialisés et pour les Etats en voie de développement.
Les premiers disposent de gisements informationnels riches, et il leur appartient d’exploiter eux-mêmes ce stock, ou de se laisser piller par les systèmes américains, ou de se spécialiser dans certains créneaux et de négocier des échanges sur cette base, ou encore de s’insérer dans une division internationale du traitement de l’information sous hégémonie américaine. Pour les pays du tiers-monde (data poor), aux appareils scientifiques souvent exsangues, techniquement assistés par leurs anciens colonisateurs, hautement bureaucratisés mais sous-administrés c’est-à-dire sous-informés, la pauvreté des ressources ici condamne à être clients, à moins qu’une coopération internationale ne soit mise en oeuvre en fonction de leurs besoins.
Cette hypothèse est peu probable, car tout s’y oppose : intérêt national, logique marchande d’une industrie de l’information agressive, rivalité des blocs géopolitiques. Les quelques expériences de coopération internationale comme INIS ou AGRIS (7) reposent sur le donnant donnant et profitent à ceux qui possèdent les moyens, l’équipement, les ressources humaines pour l’utiliser pleinement. Déjà, la coopération européenne, pourtant fondée sur un niveau commun de développement et une commune dépendance à l’égard des systèmes américains, bute sur la diversité des stratégies et des intérêts de chacun des Etats de la Communauté.
Le « rapport des forces informationnelles » présente un certain nombre d’effets et de risques.
DOMINATION LINGUISTIQUE DE L’ANGLAIS : l’anglais domine nettement la littérature scientifique mondiale. 60 % des articles portant sur la chimie, 55 % en biologie et médecine, sont rédigés en anglais. Le prestige des revues américaines, le souci d’être intégré (indexé et résumé) dans les grands index américains, incitent les chercheurs à écrire directement en anglais. Au Japon et en Europe occidentale, certaines revues sont publiées en anglais, alors que les revues rédigées dans la langue nationale disparaissent ou sont soutenues artificiellement, faute d’audience internationale. L’avènement des systèmes automatisés renforce encore cette tendance. L’anglais devient la langue documentaire et accuse encore l’exclusivité de l’anglais comme langue internationale, cet « équivalent fonctionnel du latin » dont parle pudiquement M. Brzezinski (8). L’Europe de l’Est et l’Union soviétique n’échappent pas à ce mouvement, et la sixième édition du dictionnaire de la documentation en Hongrie fait de l’anglais la langue de référence. Les systèmes documentaires nationaux ont le choix entre l’acceptation de l’anglais comme langue de la documentation, ou la mise en place de système multilingues, qui accroissent les coûts mais préservent une autonomie linguistique au niveau de la rédaction et au niveau de la lecture (multilingue : seuls les mots-clés et les abstracts sont traduits en plusieurs langues).
BALANCE DES PAIEMENTS : la consultation de systèmes américains d’information, les coûts d’abonnement, d’accès et de consultation, les prix des communications transatlantiques (dont une part seulement est prélevée par les P.T.T.) se traduisent par une importante sortie de devises. TYMNET assurait un trafic mensuel de trois mille cinq cents à quatre mille heures de l’Europe vers les Etats-Unis, dont une part importante pour la consultation de banques et bases de données. On évalue à 10 millions de francs la facture des trente mille interrogations réalisées à partir de territoire français vers les Etats-Unis.
PLUS MAL CONNUS SONT LES RISQUES DE RETENTION : filtrage, sélection, classification. « Un ordinateur peut être programmé pour conserver les renseignements bibliographiques, destinés à certains clients » (9) . Dans le fichier de la NASA, certains documents signalés ne sont pas directement accessibles, encore cette « classification » est-elle notoire. On connaît peu de cas de rétention : c’est ici le domaine du soupçon et de la « rumeur », fondés sur un double constat. Techniquement, rien n’est plus facile que de programmer des niveaux de confidentialité. Ensuite, la nature des liens entre Lockheed (System Development Corporation) et l’armée américaine font réfléchir. Il est vrai que ces dispositifs peuvent être contournés : ainsi, les ingénieurs chinois ont longtemps utilisé le paravent d’une société française pour consulter les fichiers de la NASA, accessibles sur le centre serveur de l’Agence spatiale européenne.
Un procès, aux Etats-Unis, n’a pas eu un grand retentissement : il opposait Technotec, de Central Data, au gouvernement américain à propos de l’installation dans un pays de l’Est d’un ordinateur sur lequel aurait été chargée une copie du système Technotec (10). Technotec a fait valoir que l’information stockée par elle ne lui appartenait pas en propre, qu’elle appartenait encore moins aux Etats-Unis (à l’exclusion des technologies qui provenaient de laboratoires financés par le gouvernement). Un accord a abouti à l’installation d’un ordinateur en Belgique, reservé aux pays du Comecon. On ne sait si cette version de Technotec est compléte ; par contre, tout le monde sait que Licensiintorg, service soviétique spécialisé dans la diffusion des technologies, est abonné à Technotec depuis quatre ans, à New-York. Il semble qu’un problème comparable se soit posé avec la R.D.A., qui aurait suscité un échange de lettres avec l’UNESCO.
Du reste, l’hypothèse de blocus « partiels », temporaires, sectoriels ne peut être exclue dans un contexte unanimement qualifié de guerre économique. En 1974, l’amendement Jackson a placé le transfert des connaissances sous le contrôle du département d’Etat. « Le savoir-faire ou les connaissances de tout individu, firme, société (…), les machines, équipements, biens durables et logiciels », sont régis par cet amendement qui n’est nullement tombé en désuétude, comme on l’a vu notamment à l’occasion de la livraison d’un ordinateur pour l’agence Tass. Le débat qui a précédé le vote de cet amendement montre d’ailleurs que I’U.R.S.S. n’est pas seule visée. Robert Basil, adjoint aux programmes internationaux du Pentagone, fit remarquer qu’en plus des intérêts stratégiques au sens étroit, les transferts technologiques peuvent avoir des effets nocifs quand il s’agit de pays alliés. Si la tendance est plutôt à la libre circulation de l’information, la concurrence serrée pour le contrôle des nouvelles technologies peut donner lieu à des raidissements. Dans une période de crise, rien ne permet d’affirmer que les distributeurs américains d’information, comme System Development Corporation et Lockheed, manifesteraient assez d’indépendance à l’égard de leurs principaux contractants ; et encore le feraient-ils qu’il serait toujours possible aux producteurs et propriétaires des banques et bases de données d’introduire des clauses pour en limiter la diffusion.
ENCORE PLUS MAL CONNUS, LES RISQUES D’ESPIONNAGE. En effet, en interrogeant une banque ou une base de données, on dévoile des préoccupations, un niveau de raisonnement, les points forts et les lacunes d’une recherche, les axes d’une stratégie. Là aussi, le soupçon repose d’abord sur les possibilités ouvertes par la technologie. Pour des raisons de fonctionnement et de facturation, pour évaluer la manière dont les systèmes sont interrogés, pour établir des profils de clientèle et améliorer la qualité du service, les distributeurs font un relevé de toutes les interrogations. Il est facile, à partir de ce relevé, d’établir le profil d’un utilisateur et de cerner ce qui l’intéresse.
La découverte de tels procédés serait évidemment préjudiciable à ces distributeurs, qui assurent à leur clientèle une confidentialité totale à l’égard de l’Etat comme de leurs concurrents. Mais on cite souvent le cas d’un industriel français qui, après avoir interrogé une base américaine sur un certain procédé, voit débarquer cher lui, quinze jours plus tard, un industriel américain qui lui propose ce même procédé. Les spécialistes du renseignement savent, certes, qu’il est possible de noyer une question utile dans une masse de questions inutiles pour détourner l’attention de la première en faussant complètement le profil des interrogations. Cela coûte cher. Le Cedocar, qui dépend de la direction des recherches et moyens d’essais (au ministère de la défense), s’efforce de drainer toutes les interrogations des directions techniques, des états-majors ou des entreprises sous contrat avec l’armée de manière à limiter ce risque, quand il s’agit de consulter un système américain. Le problème était suffisamment aigu pour inciter le C.N.I.C. (Centre national de l’industrie chimique) et le B.N.I.S.T. (Bureau national pour l’information scientifique et technique) a acquérir des parts dans Chemical Abstracts et charger plusieurs millions de références sur un ordinateur français.
Sans même évoquer les possibilités ouvertes par la fraude électronique, on peut imaginer l’utilisation que les services de renseignement peuvent faire des systèmes documentaires automatisés. Ainsi, c’est une insolite prolifération d’articles de botanistes dans la presse scientifique soviétique, étudiant les effets des retombées nucléaires sur certaines plantes, qui a permis de vérifier l’hypothèse d’un accident nucléaire, mais surtout de la localiser à partir précisément des espèces végétales étudiées.
(1) UNISIST (voir note 1 page 13).
(2) Harold Lasswell, Policy problems of a datarich civilization dans « Proceedings of he FID Congress », Washington Spartan Books, 1965.
(3) Simon Nora et Alain Minc, l’Informatisation de la société, le Seuil, Paris, 1978.
(4) Rapport final de la commission d’experts chargée des questions de documentation scientifique, Zurich et Berne, 1972.
(5) Anderla Georges, l’Information en 1985, op.cit.
(6) Serge Cacaly, Documentaliste, op. cit., repris dans Problèmes politiques et sociaux n°321, la Documentation française, Paris.
(7) INIS : base de données développée par l’Agence internationale de l’énergie atomique ; AGRIS : base de donnée développée par la F.A.O.
(8) In la Révolution technétronique, Calmann-Lévy, Paris, 1971.
(9) Recommandations du Conseil suisse pour la science sur « L’amélioration de l’information scientifique et technique » dans Politique de la science, Berne, août 1973.
(10) Technotec est une banque de données qui rassemble des brevets et des savoir-faire industriels. Elle fonctionne sur le principe des petites annonces : on y trouve des offres et des demandes de brevets.