La guerre des données : Libre circulation des données et barrières nationales (1979)

guerre-des-donnes-1979-08596Maurice Ronai et Antoine Lefebure, « La guerre des données » in Le Monde Diplomatique, novembre 1979

Les frontières, les océans, l’espace hertzien, sont traversés par des flux de données. Cette circulation, en croissance rapide, pose des problèmes économiques, juridiques et politiques et réveillent les divergences d’intérêts entre trois groupes d’acteurs : les sociétés multinationales américaines, les gouvernements des pays industrialisés, les gouvernements des pays en voie de développement. Les premières s’élèvent avec indignation contre toute restriction : elles interprètent une éventuelle règlementation comme un protectionnisme déguisé, comme une infraction aux principes du « free flow of information ».
Elles considèrent ces restrictions comme illusoires. Les gouvernements des pays industrialisés, Canada et Suède en tête, souhaitent limiter la prédominance américaine. Quant aux pays en voie de développement, ils refusent la situation actuelle et prônent, à l’UNESCO comme à la conférence de Genève sur l’attribution des fréquences radio-électriques, un nouvel ordre mondial de l’information.

Les informations précises manquent sur le volume des transferts internationaux de données, en raison de la disparité des réseaux et des organismes impliqués ; de mille à dix mille millions de caractères, telle est la moyenne de messages transmis par les compagnies multinationales chaque année. Huit catégories d’informations peuvent être distinguées : données commerciales, données financières, réservations de voyage, données scientifiques et techniques, surveillance de l’environnement, transfert de fonds, données sur les individus, données administratives ou gouvernementales.

Parlant devant la sous-commission du Sénat américain pour les affaires étrangères, M. Robert White, dirigeant de la Citibank, explique : « Il m’est difficile de vous décrire l’ampleur des transactions bancaires internationales en une journée. Il suffit peut-être de dire que nous vivons dans un monde de plus en plus interdépendant, comme le démontre le développement du commerce international. Les exportations globales étaient de 980 milliards de dollars en 1977, soit une augmentation de 12,6 % par rapport à l’année précédente. Une grande partie de cette somme a transité grâce à des arrangements interbancaires faits sur les réseaux de communication internationaux. » Le développement de cette libre circulation (free flow) de l’information constitue donc une nécessité vitale pour les sociétés américaines qui s’appuient sur la déclaration des droits de l’homme pour justifier ce qui est également liberté de commerce.

La circulation des cargos norvégiens, les réservations sur les lignes intérieures de quatre compagnies de l’Europe de l’Est, le raffinage du pétrole du Golfe, le paiement d’ouvriers de l’industrie textile canadienne : autant d’opérations qui s’effectuent par-delà les frontières sur des ordinateurs américains.

Une nouvelle élite

Cette maîtrise mondiale de l’information permet aux Etats-Unis d’accentuer leur hégémonie alors même qu’ils opèrent un retrait géographique et un dégagement politique ; l’amélioration des performances des missiles intercontinentaux, la multiplication des sous-marins nucléaires et des satellites d’observation remplacent, dans le domaine militaire, les territoires autrefois défendus par la politique de l’équilibre et la négociation « Stratégico-diplomatique » chère à M. Kissinger. Sans doute deux politiques complémentaires. Panama, Taiwan et Saint-Domingue sont délaissés, et M. Brzezinski, conseiller du président Carter pour la sécurité nationale, délimite un nouvel espace, celui de la communication, domaine stratégique : « La création d’un réseau mondial d’informations facilitant les influences intellectuelles réciproques et permettant la mise en commun des connaissances renforcera encore la tendance qui se manifeste aujourd’hui et qui conduit à la formation d’élites professionnelles internationales et à la naissance d’un langage scientifique commun » (1). Cette nouvelle élite cosmique aura tous les traits du Blanc anglosaxon, dont l’espéranto est l’ « american-english ». C’est peut-être le début du nouvel Eldorado rêvé par le conseiller du président Carter, ce « village global » constitué à partir du désenclavement, de l’interdépendance des nations ayant atteint le niveau d’une « nouvelle conscience planétaire » permettant la mise en place d’une « planification fonctionnelle mondiale » ; « de plus, étant donnés les progrès constants des ordinateurs et des moyens de communication, il y a de bonnes raisons d’espérer que la technologie moderne facilitera ce genre de planification » (2).

La politique gouvernementale américaine dans ce domaine est nettement plus floue que celle des sociétés privées multinationales, dont les plus actives sont l’Association et Data Processing Service Organization, I.B.M. et General Electric. L’un de leurs porte-parole est M. John Eger, ancien président de l’Office fédéral des télécommunications et ancien conseiller des présidents Nixon et Ford. M. Eger multiplie les propos alarmistes dans les congrès et les revues spécialisées, annonçant que les Etats-Unis sont engagés dans une guerre économique avec le reste du monde et que, parmi les principales armes de l’ennemi, figurent la limitation du trafic de données et les obstacles à l’établissement de réseaux privés internationaux. Lors d’une conférence américano-canadienne, tenue sur ce sujet à Montréal en septembre 1978, l’homme d’affaires George Fierheller mettait ainsi en cause les gouvernements : « Ce ne sont pas les constructeurs qui veulent une réglementation. Ce n’est pas l’industrie des services ni celle des réseaux. Nous arrivons à la conclusion que le seul organisme du Canada qui demande une réglementation des données transnationales est le gouvernement… Ce qui ne peut pas être contrôlé ne peut pas être taxé. Et si vous ne pouvez pas réguler, la bureaucratie devient inutile. » La pointe fit rire les Canadiens bien que, de tous les pays soumis au « free flow » américain, la Canada ait été l’un des premiers à s’émouvoir du problème alors que les statistiques montraient que le pays, en 1978, avait importé 350 millions de dollars en service de traitement de l’information et perdu l’opportunité de plusieurs milliers d’emplois qualifiés ; pourtant, à la conférence de Montréal, les participants s’accordèrent pour reconnaître caduques et dangereuses toutes les mesures de protectionnisme économique, et il fut souhaité que le Canada concentre ses efforts sur la conception de programmes…

Réserves européennes

L’Europe a d’abord été sensibilisée aux dangers que présentent l’accumulation des données et leur croisement quand ils concernent des personnes privées.

Commissions et débats parlementaires ont souligné le risque auquel ces procédures exposaient les libertés individuelles. Des lois restrictives ont été votées, en Suède et en France notamment. Quand le problème de la circulation internationale des données s’est posé, en 1974, les pays européens ont naturellement émis des réserves en insistant sur la protection de la vie privée des citoyens nationaux ; il est évident que ce souci officiel ne correspondait en rien aux légitimes préoccupations des Européens soucieux de protéger leur industrie informatique nationale et de se préserver du déferlement de l’information automatisée venue d’outre-Atlantique, qui entraîne des phénomènes de dépendance. Ce décalage entre le souci affirmé et le souci réel des responsables européens devait empoisonner tous les débats sur le sujet, notamment à l’O.C.D.E., devenue le lieu où se discute une éventuelle législation commune. Les Américains ont beau jeu de déceler, sous le souci officiel de protection de la vie privée, d’autres préoccupations, « insidieusement néo-protectionnistes » pour reprendre les termes d’un dirigeant d’I.B.M., lors d’une réunion de l’O.C.D.E.

L’Europe représente un important réservoir de données pour les Américains : ces gisements sont peu mis en valeur et de nombreux brevets ou savoir faire restent inexploités. C’est aussi un marché pour l’exportation de données et de services informatiques. De nombreuses universités et firmes européennes n’hésitent plus à recourir à des ordinateurs ou à des banques et bases de données installées aux Etats-Unis. A part quelques sociétés européennes solidement ancrées, bien décidées à conquérir une part du marché américain, ce sont des industries entières qui se sentent menacées. L’enjeu d’une législation est confirmé par M. Hondius, du département juridique du Conseil de l’Europe : « Le but de cette loi est d’apporter un élément de stabilité dans un monde en changement. Stabiliser les effets de la révolution de l’information, c’est certainement un des défis les plus fascinants relevés par les juristes » (3). La stabilisation de la mutation télématique, la limitation des flux de données transnationaux ne sont pas seulement un défi pour les juristes. Les firmes multinationales ont vite réagi : « Aux yeux de certains, l’information est une source de pouvoir permettant d’obtenir un avantage économique ou politique, et ils sont favorables à la mise en place de barrières électroniques entre les pays, afin de filtrer ou de dissimuler l’information », s’indigne M. Eger (4), qui précise que ces mesures pourraient provoquer des goulets d’étranglement et isoler certains pays. « Pourquoi ne pas réglementer carrément toutes les sortes d’information ? L’information est une matière tout aussi sensible sous forme de fichiers manuels », ironise M. Demaio, responsable de la sécurité chez I.B.M., qui s’interroge sur la « sincérité » et les « motivations réelles » des organismes européens. Quant à M. Ross Langhorne, vice-président de Manufacturers Hanover Trust, il résume ainsi l’inquiétude de ses pairs : « La future législation européenne risque bien d’être la première étape d’un contrôle de l’Etat sur toute l’information reçue ou envoyée par le secteur privé au-delà des frontières. Si cette législation pousse l’Europe au protectionnisme, les effets sur les multinationales privées seront sévères. »

Toute législation internationale restrictive, quelles qu’en soient les raisons officielles ou officieuses, est donc pour les Américains, condamnable en tant que telle. Une réglementation était en bonne voie d’être adoptée à la réunion de l’O.C.D.E. tenue sur ce sujet à Vienne en septembre 1977. Les Etats-Unis y envoyèrent une délégation forte de cinquante membres qui réussit à bloquer toute décision sur ce point.

M. Brzezinski a expliqué dans la Révolution technétronique comment les banques internationales et les sociétés multinationales agissent suivant des plans et des conceptions très en avance sur celles des Etats nationaux, ce qui s’applique parfaitement à ce domaine où le gouvernement fédéral suit une politique internationale qui n’est ni clairement affirmée, ni clairement coordonnée. Le département d’Etat, le ministère du commerce, le ministère de la défense, la CIA, multiplient les départements spécialement consacrés au problème, produisent des rapports confidentiels et publics. L’International Communication Agency a été créé au sein du département d’Etat et le président Carter lui a donné pour mission d’ « aider au développement et à l’exécution d’une politique adaptée aux communications internationales et destinée à encourager la diffusion d’un maximum d’informations et d’idées parmi les peuples du monde » ; mais M. Carter a précisé : « Cette politique doit prendre en compte les besoins et les sensibilités des autres pays, ainsi que nos propres besoins. »

À la recherche : d’un « consensus mondial »

C’est le traitement de cette contradiction qui fait l’objet de tous les soins de l’exécutif américain qui, pour ne pas heurter de front la sensibilité de l’Europe et du tiers-monde, préfère intégrer les problèmes de protection de la vie privée et de la souveraineté nationale pour mieux faire accepter quelques principes de base :

1) une harmonisation politique, juridique et technique est indispensable au niveau international sur le problème de la transmission des données ;

2) une éventuelle règlementation, si elle apparaît nécessaire, devra être limitée au minimum indispensable.

Les inquiétudes de l’Europe et du tiers-monde face au monopole américain dans ce domaine sont renforcées par les efforts d’exportation des sociétés commerciales comme du gouvernement fédéral. Lors de l’Assemblée générale de l’UNESCO en novembre 1978 sur le « nouvel ordre mondial de l’information », l’ambassadeur John Reinhardt a fièrement annoncé la naissance de la « Fondation américaine pour la coopération technique internationale », dont les efforts seront en grande partie consacrés à l’exportation d’informations et de savoir américains. Le développement rural, la santé, l’alphabétisation seront des domaines choisis pour que les pays du tiers-monde les nourrissent grâce à la transmission de données et de programmes utilisant gratuitement le réseau de satellites américains. La mise en communication, le désenclavement des zones urbaines riches et des zones rurales pauvres, des pays développés et des pays pauvres sont considérés comme l’une des solutions aux inégalités et aux conflits. Depuis longtemps, le slogan d’I.B.M. est : « La paix mondiale par le commerce mondial » ; aujourd’hui, on pourrait dire : « le consensus mondial par la communication mondiale ».

La 9 avril 1979, le président Carter a annoncé au Congrès que des mesures juridiques allaient être prises pour protéger les droits à la vie privée de chacun dans le domaine des fichiers informatisés médicaux et financiers, dans celui des fichiers fédéraux et dans celui de l’utilisation des détecteurs de mensonge. Le président a également souligné que son pays coopérerait avec plusieurs organismes internationaux pour développer des principes mondiaux dans ce domaine et harmoniser les règlementations. Cette attitude habile ne risque-t-elle pas de prendre les Européens à leur propre jeu, puisque leurs « légitimes soucis » de protection de la vie privée seront apaisés sans pour autant calmer leurs préoccupations politico-commerciales ?

Encore faut-il se demander s’il y a des regrets à avoir. Plusieurs experts dont on ne saurait soupçonner l’intégrité d’esprit expriment leur scepticisme sur la valeur d’une juridiction européenne protectionniste dans ce domaine, et préfèrent nettement une politique tarifaire des P.T.T. pénalisant les échanges de données entre l’Europe et les Etats-Unis. Ce genre d’initiative susciterait en effet un beau concert de protestations aux Etats-Unis, qui détiennent 70 % du marché des exportations d’informations.

(1)  Zbigniew Brzezinski, la Révolution technétronique, op.cit.

(2) Idem.

(3) Focus, novembre 1978.

(4) Bulletin of the American Society for Information Science, n°6, août 1978.

(1)  Zbigniew Brzezinski, la Révolution technétronique, op.cit.

(2) Idem.

(3) Focus, novembre 1978.

(4) Bulletin of the American Society for Information Science, n°6, août 1978.

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