La lente genèse d’une Europe de la recherche

Paru dans le Monde Diplomatique d’août 1985 sous le titre : La lente genèse d’une communauté des techniques de l’avenir

Pendant la seconde guerre mondiale, de nombreux Européens émigrés aux Etats-Unis prirent la mesure de ce que pouvait représenter une politique de la science. La poursuite de l’effort de recherche américain au temps de la « guerre froide », et après le lancement du Spoutnik soviétique eut pour effet de convaincre de nombreux scientifiques du Vieux Continent de l’intérêt d’une gestion planifiée de la recherche. Néanmoins, cette idée n’allait prendre corps à l’échelle européenne que pour la mise en place de grands équipements dont le coût dépassait les possibilités des budgets nationaux.

 « Vers 1950, il suffisait à quelques hommes de science renommés de se réunir sans façon à l’UNESCO pour créer une grande organisation comme le Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) » , a pu écrire un observateur de cette période (1). Le succès du CERN tient à plusieurs raisons. L’objectif était clairement défini réaliser un accélérateur de niveau mondial, hors de portée pour chacun des pays européens isolés et avec des ressources financières à la mesure de l’objectif. L’organisation a eu la sagesse de refuser, d’emblée, la théorie du « juste retour », selon laquelle chaque pays doit récupérer, sous forme de commandes et de subventions, l’équivalent de sa contribution. Enfin, la mission du CERN avait un caractère purement scientifique et fondamental, sans applications militaires ou industrielles prévisibles.

Ainsi l’Europe a-t-elle pu reconquérir une position prépondérante dans un domaine de science pure, la physique subnucléaire, et y inverser le sens de l’exode des cerveaux. Le CERN servirait de modèle pour d’autres initiatives de coopération, comme le Laboratoire européen de biologie moléculaire (LEMB) ou l’institut Max-von-Laue-Paul-Langevin (ILL).

Si le consensus entre savants et l’accord des autorités budgétaires nationales suffisaient pour assurer le succès de certains grands équipements scientifiques, la coopération technologique, elle, rencontrait de nombreux obstacles. En l’absence d’une politique industrielle concertée, le Marché commun, grâce à la libération des échanges, profita en priorité aux industries traditionnelles. Pour des raisons d’intérêt stratégique, les industries de pointe bénéficiaient d’aides des Etats avec, comme corollaire, des cloisonnements nationaux. Autre source de difficulté : la technologie, à la différence de la science fondamentale, s’appuie principalement sur le secteur privé, et des investissements communs entre partenaires impliquent des accords de politique industrielle et commerciale. Dès 1978, on pouvait ainsi résumer les effets de telles pratiques « Les quelques programmes technologiques conçus en Europe au cours des années 60 (…) n’ont pas contribué, dans un premier temps, à constituer des consortiums d’entreprises ou des structures industrielles unifiées capables de soutenir la compétition avec l’industrie américaine. Enfin, la commercialisation des matériels avancés, issus des programmes européens, n’a pas été appuyée par une politique de commandes publiques susceptible de créer un marché réellement unifié  (2).  »

Alliances industrielles

De fait, les alliances industrielles conclues au cours des années 60 connaîtront des sorts différents. En informatique, après le rachat de la Société des machines Bull par General Electric, la Compagnie internationale pour l’informatique (CII) s’associe avec ICL, Philips, AEG Telefunken, Saab et Olivetti dans Eurodata pour obtenir le marché informatique du Centre européen de recherche spatiale, prédécesseur de l’Agence spatiale européenne. L’offre d’Eurodata, supérieure de 20 % à celle d’IBM, ne fut pas retenue.

Une deuxième chance s’offrit en 1979, pour le rachat conjoint par CII et ICL de General Electric-Bull ; mais le gouvernement français s’y opposa. Une troisième tentative, impulsée par la Commission des Communautés européennes, visait à associer Siemens, Telefunken, CII, Olivetti et Philips pour l’étude d’un gros calculateur. Une filiale commune était prévue. Cette fois, le manque de compatibilité entre constructeurs et des politiques publiques d’achat divergentes firent échouer le projet. Une dernière tentative. Uni-data, associant CII, Siemens et Philips en 1973, sera unilatéralement rompue par le gouvernement français au profit de la solution franco-américaine, CII-Honeywell-Bull.

En matière d’armement, il existe, dans le cadre de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), une agence d’armement, simple organisme de contrôle dépourvu de pouvoir en matière d’intégration des fabrications. Depuis des années, l’idée d’une agence européenne d’armement est régulièrement agitée : elle définirait les besoins, financerait les programmes de recherche et développement des matériels et coordonnerait leur production. Un certain nombre de programmes « à la carte » ont cependant vu le jour : fusées Hawk (France, RFA, Italie, Belgique, Pays-Bas) ; avion de transport Transall (France-RFA) ; Jaguar (France-Royaume-Uni), avion d’entraînement Alpha Jet (France-RFA) ; avion de reconnaissance navale et de détection anti-sous-marine Breguet Atlantic (France, RFA, Belgique, Pays-Bas, Etats-Unis…)

En aéronautique civile, il fallait éviter d’inutiles et coûteuses concurrences, comme celle qui opposa Caravelle et Trident, et faire face, ensemble, aux investissements colossaux nécessaires. Les leçons de l’échec relatif de Concorde (mauvaise évaluation du marché, réactions protectionnistes américaines, absence de maître d’oeuvre génératrice de surcoûts et de doubles emplois) furent méditées par les Britanniques, qui proposèrent aux Allemands et aux Français le développement d’un moyen-courrier : ne pouvant imposer leur leadership , ils se retirèrent dans un premier temps du projet Airbus pour revenir ultérieurement dans le consortium, dont ils détiennent aujourd’hui 20 % des parts.

L’industrie spatiale est aujourd’hui le plus beau fleuron de la coopération technologique européenne. Elle démarra cependant très mal, dispersée entre trois organismes, le Centre européen de recherches spatiales (CERS-ESRO), le Centre européen pour la mise au point et la construction de lanceurs d’engins spatiaux (CECLE-SELDO) et la Conférence européenne des télécommunications par satellite (CETS). Aucune concertation institutionnelle n’avait été prévue entre les trois organes européens, pas plus qu’entre eux et les autres entreprises européennes de coopération technologique. Pour remédier à cette situation, fut réunie en 1966 la première conférence spatiale européenne, qui déboucha sur la création, décidée en 1973, de l’Agence spatiale européenne, puis d’Arianespace.

Parmi les trois traités qui régissent les Communautés européennes, seul le traité Euratom (17 avril 1957) avait prévu, dans son texte même, la réalisation de programmes de recherche communautaire comme l’un des objectifs essentiels. Il n’est donc pas surprenant que le nucléaire ait longtemps tenu une place majeure dans l’effort de recherche communautaire au sens strict du terme, au sein du Centre commun de recherche (CCR) dont les activités sont réparties à Ispra (Italie), Karlsruhe (RFA), Geel (Belgique) et Petten (Pays-Bas). Ce n’est qu’à partir de 1973 que se sont développés des programmes de recherche non nucléaire, lancés successivement par décisions spécifiques du Conseil des ministres de la Communauté.

 Le débat des années 60

Au début des années 60, l’Europe commence à prendre conscience de l’écart technologique (technological gap) qui se creuse avec les Etats-Unis. Le débat s’ouvre : faut-il créer une institution scientifique et technique commune ou mettre en oeuvre une politique scientifique communautaire ? Ce débat sur la « quatrième communauté » est alimenté par les déboires de l’Europe spatiale, par les résultats peu concluants du Centre commun de recherche d’Euratom, surtout si on les compare à ceux des organismes intergouvernementaux CERN, LEBM, ILL. Certains souhaitent étendre les compétences d’Euratom alors que la Commission de la CEE entend lier politique scientifique et politique économique.

Tous les termes de la discussion actuelle autour d’Eurêka sont déjà en place dès 1963, notamment la question sensible des relations avec les Etats-Unis et avec les autres pays européens, car chacun pressent que l’Europe des Six ne correspond pas à un ensemble scientifique et technologique cohérent.

M. Fanfani propose, en septembre 1966, au Conseil atlantique, puis au Conseil de la CEE, de passer une « convention technologique » avec les Etats-Unis, puisque « l’une des conditions préalables de toute relance technologique en Europe réside sans doute dans la certitude de pouvoir compter sur l’assistance et la coopération de l’Amérique, qui est une base irremplaçable  (3).  »

La même année, M. Harold Wilson, premier ministre britannique, préconise la création d’une communauté technologique. Hostiles à cette quatrième communauté, alors qu’il est prévu de fusionner les trois existantes (CEE, CECA et Euratom), leurs trois exécutifs rejettent aussi l’atlantisme du plan Fanfani : « Pour que la coopération entre les Etats-Unis et l’Europe puisse s’instituer valablement, il est nécessaire que les Etats-Unis trouvent, en face d’eux, un interlocuteur valable, susceptible d’établir des relations fondées sur une véritable réciprocité et capable de supporter, dans les entreprises communes éventuelles, une part comparable à celle des Etats-Unis. »

Restait à mettre au point une méthode pour associer d’autres pays européens à l’effort scientifique commun, tout en maintenant le cap communautaire. De longues années seront nécessaires pour définir ce cadre. Les discussions butaient sur le rôle du Royaume-Uni. Sa candidature se heurtait au veto catégorique du général de Gaulle, et les cinq autres pays n’envisageaient pas de coopération scientifique sans les Britanniques. En 1969, l’unanimité se fait enfin autour d’actions communes dans les secteurs de l’informatique, de la météorologie, de la métallurgie et de l’environnement. Il fut offert aux pays tiers (pays européens non membres de la Communauté) de s’associer à ces programmes, dès lors que les Six étaient, de toute manière, résolus à les mettre en oeuvre eux-mêmes.

Neuf pays tiers européens furent ainsi invités à se joindre aux Six, formant ensemble le groupe Coopération scientifique et technique (COST). Dans la foulée de l’accord intervenu au sommet de La Haye (décembre 1969), les modes d’action de la recherche-développement communautaire se stabilisèrent :

  •  actions directes, menées par le Centre commun de recherche et ses quatre établissements (4), qui représentent aujourd’hui 30 % du budget ;
  •  actions indirectes : recherches sous contrat, lancées sous la forme d’appels d’offres et exécutées dans les laboratoires nationaux (aujourd’hui 65 % du budget) ;
  •  actions concertées, financées et exécutées par les institutions de recherche des Etats membres, et pour lesquelles la Commission n’assure que la coordination des travaux et l’échange des connaissances ;
  • actions COST associant les pays tiers, pour effectuer des programmes de recherche concertée. Les financements proviennent des instituts de recherche nationaux et parfois de la Communauté elle-même.

L’adhésion, le 1er janvier 1973, du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande ne perturba pas ce schéma, chapeauté, à partir de 1974, d’un Comité de recherche scientifique et technique (CREST).

En juin 1983, le Conseil européen se mit d’accord sur un programme-cadre de recherche et développement pour quatre ans (1984-1987). Ses dix objectifs sont couverts par une soixantaine de programmes, adoptés ou en cours d’adoption. L’élaboration de certains d’entre eux, et notamment d’ESPRIT, marque une importante évolution car l’accent y est mis sur la recherche finalisée, qualifiée de « précompétitive ». Il s’agit d’associer institutions de recherche et industriels autour d’objectifs technologiques et non plus strictement scientifiques. La Commission avait d’ailleurs alerté très tôt les Etats membres sur les limites d’une coopération purement scientifique. Elle écrivait en 1970 : « Les industries de technologie avancée sont précisément celles dont le développement est inconcevable sans le support d’un large marché intérieur, sans entrave et raisonnablement protégé, notamment pendant la première phase de leur développement. »

 » Aussi ne faut-il pas s’étonner de constater l’accroissement de l’écart de compétitivité Europe-Etats-Unis dans ce secteur, au moment même où le gouvernement américain s’efforce de limiter la pénétration outre-Atlantique des aciers, du textile et des produits chimiques européens. Si ce processus n’est pas renversé, l’Europe occidentale réaliserait, sans en avoir pris conscience ou du moins sans l’avoir voulu, une spécialisation dans des productions traditionnelles qui compromettrait à long terme ses chances d’expansion et son indépendance technologique  (5).  »

Le rôle de la Commission de Bruxelles

La mise en oeuvre du programme Eurêka réactive trente années de débats : relations entre l’Europe et les États-Unis ; relations de la Communauté avec les pays tiers européens ; méthodes et structures de pilotage des projets technologiques préindustriels ; articulation entre, d’une part, recherche publique et recherche industrielle, et, d’autre part, budgets nationaux de recherche et budget communautaire.

L’une des questions délicates est celle de l’animation d’Eurêka : faut-il créer une structure de pilotage indépendante des services de la Commission (direction générale de la recherche, task force « technologie de l’information ») ? C’est ce que pouvait suggérer le nom de code de la proposition française (European Research Agency). Cette structure de pilotage disposerait de la plus grande souplesse pour réunir autour d’un projet les sociétés et les laboratoires intéressés, qu’ils appartiennent aux pays membres de la Communauté ou aux pays associés (Suède, Norvège, Finlande, Suisse, Autriche).

Un tel schéma repose implicitement sur l’idée que la gestion de projets finalisés, du type Apollo, n’est pas compatible avec les procédures bruxelloises et la lourdeur du système communautaire. Le projet Ariane aurait-il pu se développer dans un tel cadre ? Les Américains, pour conduire l’IDS, n’ont ils pas créé un organisme spécifique, le Strategic Defense Initiative Office (SDIO), à côté de la NASA, de la National Science Foundation et de l’Advanced Research Project Agency (ARPA) ?

Pour aller plus loin, ne faut-il pas différencier, d’une part, le système communautaire de recherche, plutôt orienté vers la recherche générique, l’équipement des laboratoires, la stimulation des échanges entre laboratoires européens, et, d’autre part, la gestion finalisée de projets coopératifs précompétitifs, autour d’un objectif visible dont la réalisation peut être suivie et contrôlée. Les inconvénients de la tendance au saupoudrage, au dosage entre Etats membres, inhérente au fonctionnement communautaire (implication de tous les Etats, réflexe du juste retour, réduction des disparités entre partenaires), ne sont pas réservés à la seule recherche générique. Il est vrai qu’avec ESPRIT l’appareil communautaire a déjà développé une mécanique de gestion et de financement assez proche de la philosophie d’Eurêka : géométrie variable, implication des industriels au stade même de la définition des projets, priorité aux consortiums.

Ce débat sur le rôle de la Commission dans Eurêka n’a pas été tranché au sommet de Milan ni à la réunion du 17 juillet à Paris. La Commission avait présenté à Milan un Livre blanc sur la communauté technologique. Reprenant à son compte les principes de géométrie variable, ce Livre blanc reste discret sur la forme juridique que prendrait cette communauté (M. Jacques Delors, président de la Commission, avait évoqué, en juin dernier, l’hypothèse d’un quatrième traité). Le Livre blanc, en revanche, fait un lien entre l’impulsion Eurêka et l’ouverture des marchés publics, ainsi que l’adoption de normes communes. Comme en 1963, la Commission ne souhaite pas déconnecter communauté économique et communauté technologique.

La Commission signale ensuite que de nombreux thèmes d’Eurêka sont inscrits dans le programme-cadre de recherche-développement approuvé en 1983, et que certains projets pourraient être conduits dans ce cadre. Enfin, elle rappelle que, grâce à l’entrée en vigueur du nouveau plafond de TVA et à la progression moindre des dépenses agricoles, on peut espérer disposer de crédits qui représenteraient 6 % à 8 % de la totalité du budget communautaire. Soit, pour 1986, entre 2 et 2,7 milliards d’ECU (de 14 à 18,5 milliards de francs). Compte tenu des ambitions d’Eurêka, la contribution du budget communautaire risque d’être lourde.

Notes

(1)  A-R-V. Bertrand : « La coopération scientifique et technologique en Europe occidentale », Revue de l’Institut français du pétrole , janvier-février 1978.

(2)  Id.

(3)  Les cadres juridiques de la coopération internationale en matière scientifique et le problème européen , Actes des colloques d’Aix-en-Provence et de Nice, Commission des Communautés européennes, n° 8276, 31 mai 1970.

(4)  Id.

(5)  Memorandum de la Commission au Conseil (1970).

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