Cinématographies du grand large

Cinématographies du grand large (en collaboration avec Frank Moisnard) Publié dans « Les mers, avenir de l’Europe », Savoir-Le Monde Diplomatique, Septembre 1992.

“Y a un petit port comme dans les romans de Conrad, un bateau à voile comme dans les romans de Stevenson, un ancien bordel comme dans les romans de Steinbeck, un type qui est devenu milliardaire comme dans les romans de Jack London.”  Jean Luc Godard. Pierrot le Fou.

Dés 1895, lors de la première projection en public des films de Louis Lumière, ce sont les plans des barques soulevées par les vagues qui suscitèrent le plus d’émotion dans le public. Depuis, le cinéma a filmé l’océan sous toutes ses faces, (grand large, profondeurs, plages et ports), sous tous les angles (gros plans sur les visages, plan large sur les voiliers, fenêtre sur l’horizon), sous toutes les latitudes et à toutes les époques . Les films dont l’action s’inscrit au large se comptent par centaines ; ceux dont l’intrigue se déroule dans des iles, des ports, sur les côtes, ou plus généralement avec l’océan comme « horizon », par milliers.

Des « barques » de Louis Lumière à Abyss (1989), la double histoire, industrielle et esthétique, du cinéma est ponctuée par des « films de mer ».

  • Côté industrie : Capitaine Blood (Michael Curtiz, 1935), L’aventure vient de la mer (Mitchell Leisen, 1944), Le monde lui appartient (Raoul Walsh, 1952), Le réveil de la Sorciére rouge (Edward Ludwig, 1948) Le Vaisseau fantôme (Michael Curtiz, 1941), Vingt mille lieues sous les mers (Richard Fleisher, 1954), Les Vikings (Richard Fleisher, 1958), Les dents de la mer (Steven Spielberg, 1975), figurent parmi les plus grands succés publics et commerciaux de Hollywood.
  • Côté art : la mer et les marins inspirérent à Josef Von Sternberg, Joseph Mankiewicz, Orson Welles ( 1 ), Fritz Lang, Fellini certaines de leurs plus belles oeuvres : les Damnés de l’océan (1927), le Fantôme de Mrs Muir (1947), la Dame de Shangai (1948), les Contrebandiers de Moonfleet (1955), Et vogue le navire (1985) . Malgré les succés et les chefs d’oeuvre, les films de mer, en tant que tels, n’ont pas attiré l’attention des historiens : il est vrai que les films de mer débordent les trois catégories à travers lesquelles les historiens nous ont habitués à penser le cinéma : thème, école, genre.

La mer traverse tous les thémes, toutes les écoles et tous les genres

Le cinéma a exploré et continue de broder autour d’un nombre restreint de « thèmes » : les amours contrariées ou impossibles, le pouvoir, la solidarité et l’amitié viriles, la confrontation des classes et des cultures, la création, l’instauration de la loi … Il est rare que la mer constitue le « théme » central des films maritimes .

En revanche, les cinéastes ont vite compris que l’océan et les docks recèlaient une puissante charge dramatique ou poétique, que le « huis clos » du navire peut donner un relief particulier aux thèmes classiques du pouvoir et de la folie, des rivalités entre hommes. Ils ne privérent pas de situer les mélodrames dans les ports.

La mer ne constitue le dénominateur commun d’aucune école . S’il existe des écoles de documentaristes maritimes, à commencer par l’école Cousteau, (et dans une moindre mesure l’école britannique réunie dans les années 1930-1940 autour de John Grierson), rien de tel pour le cinéma de fiction. On trouve des films de mer dans toutes les écoles, de l’expressionnisme allemand à la nouvelle vague française (et dans le contexte américain, où les studios hollywoodiens tenaient lieu d’écoles), dans le catalogue de toutes les Majors .

Le film de mer ne coïncide pas non plus avec les limites d’un « genre » au sens de la comédie musicale, du film burlesque, du film noir ou du western : il les traverse tous.

Dés l’origine, c’est en combinant des genres déja codifiés (film d’aventure, de guerre, de cape et d’épée, mélodrame), avec les histoires et personnages de marins empruntés à la littérature, que les studios hollywoodiens, au cours des années 20, inventérent le film d’aventure maritime, le film de guerre navale, le film de pirates, le mélodrame portuaire.

Réalisme des film de guerre …

Méliès, que la tradition assimile au cinéma de fiction et de divertissement, avait été parmi les premiers à pratiquer les « actualités reconstituées ». En 1987, il reconstitue un combat naval de la guerre greco-turque à l’aide de maquette, puis en 1898 des épisodes de l’intervention americaine aux Philippines : les prises de vue sous-marines furent réalisées en studio.

Pendant la première guerre, le cinéma patriotique français traitait exclusivement de la guerre terrestre, sauf quand il fut question d’émouvoir une opinion américaine hostile à l’entrée en guerre : Gaumont envoie alors Leonce Perret aux Etats Unis tourner le torpillage du Lusitania . ( 2 )

Les années 20 voient triompher en France la vogue du cinéma d’outremer, mêlant amours exotiques et héroisme maritime, et les cuirassés dans les années 30. Soucieux de rassurer l’opinion sur la force de nos cuirassés et la qualité morale des officiers ( 3 ), le Ministère de la Marine apporte alors son appui financier aux producteurs.

Aux Etats Unis, dans les années 30, John Ford ( » j’ai été moi aussi col bleu. J’avais donc beaucoup d’affection pour les marins. Je savais ce qu’ils enduraient) reconstitue la guerre sous marine, du point de vue des “cibles” (dans Hommes sans femmes, 1930), comme de celui des “chasseurs” (The seas beneath, 1931, Patrouille en mer (1938) .

Si les films de guerre navale produits pendant la seconde guerre mondiale participaient à la mobilisation des esprits, ils manifestaient cependant une exigence de réalisme qu’on ne rencontre pas toujours dans les films de guerre terrestre et aérienne. Ils étaient le plus souvent inspirés d’épisodes réels. Les films britanniques furent tournés avec de vrais marins : Western approaches (Pat Jackson, 1944) relate l’odyssée d’un transport torpillé ; Ceux qui servent en mer (Noel Coward, 1942) met en scéne la mise en chantier, la longue course puis le naufrage d’un destroyer .

Ce souci de réalisme vaut aussi pour le cinéma mussolinien. Dans SOS 103, le capitaine de vaisseau De Robertis ( 4 ) avait reconstitué le sauvetage d’un sous-marin avec des acteurs non-professionnels. Il supervisa Rossellini pour le Navire blanc (1941), qui remporta la coupe du « cinéma fasciste » à la Biennale de Venise. Rossellini y décrit la vie à bord d’un bateau-hôpital . « Savez vous ce qu’est un navire de guerre ? Il y a là de petits hommes qui ne savent rien du tout, de pauvres êtres recrutés dans les campagnes, entrainés à manoeuvrer des machines qu’ils ne comprennent pas : ils savent seulement qu’au signal d’une lampe rouge,il faut presser un bouton, d’une lampe verte abaisser un levier. » ( 5 )

En revanche, les films de guerre navale produits dans les années 60 n’obéissent plus au même souci de réalisme et font entrer les amiraux de la guerre du Pacifique dans la légende. Nimitz, retour vers l’enfer (Don Taylor, 1980) associe guerre navale et fantastique. Le porte avion nucléaire Nimitz est pris en 1980 dans une tempête et ramené en 1941, en plein Pacifique, à la veille de Pearl Harbour. Le Commandant se trouve confronté à un dilemme : s’opposer à l’assaut aéronaval ou laisser faire l’Histoire.

et fantaisie historique des film de pirates

Les Majors, trés tôt orientées vers la conquête du marché international, détectèrent dans les pirates l’un de ces sujets universels, capables d’attirer le public dans le monde entier .

Si ce sont des français, Victorin Jasset et Louis Feuillade et des italiens, Genina et Gallone, qui fixèrent les conventions du genre, c’est Hollywood qui sut mobiliser les ressources necessaires (navires, scénes d’abordage) et les stars (Douglas Faibanks) pour en faire de grands spectacles, dont le Pirate Noir (1926) constitue, à l’ére du muet, une forme d’aboutissement. La grande époque du film de pirates commence avec l’Ile au trésor, (Victor Fleming, 1934) et Capitaine Blood (Michael Curtiz, 1935) pour s’épuiser vers la fin des années 50. « C’est l’âge classique, celui des grands titres, des grands acteurs … ruffians de charme (Errol Flyn, Tyrone Power, Burt Lancaster) et forbans impitoyables (Charles Laughton, Robert Newton)…, ( 6 )

 » Larguez les amarres, envoyez toute la voilure … Je vous emmène dans un long voyage d’aventure, mais rappelez vous, sur un bateau de pirates, dans un monde de piraterie, ne posez pas de questions et ne croyez que ce que vous voyez … non, ne croyez que la moitié de ce que vous voyez « .

Dans cet aparté-clin d’oeil de Burt Lancaster au public qui ouvre le Corsaire rouge (1951), Siodmak avoue que le souci historique est largement étranger au genre. Les pirates connurent dans les années 60 une seconde vie avec l’école italienne, avant de s’éteindre.

Mentionnons cependant le flamboyant « Pirate des Caraïbes » (James Goldstone,1976). « Pirates » de Roman Polanski (1986) fut un semi-échec commercial. Philippe d’Hugues ( 7 ) signale que les films de pirates privilégièrent un petit nombre de personnages, en premier lieu l’anglais Morgan et le français Lafitte. Le Capitaine Blood n’est qu’une invention du romancier italien Sabatini : les six films qui lui sont consacrés ont fini par lui conférer une « existence para-historique ».. Jean Bart, Duguay Trouin, Suffren, Monvars, Grammont ne furent jamais portés à l’écran : les français se sont tenus à l’écart d’un genre que Feuillade avait inventé. C’est à l’italien Bergonzelli que l’on doit le charmant Surcouf (1966) incarné par Gérard Barray.

Aventure maritime, aventure financière

L’intérêt d’Hollywood pour la mer doit peu à la géographie (la proximité du Pacifique), et beaucoup au succés des films de mer, notamment les Révoltés du Bounty (Frank Lloyd, 1935) ( 8 ), qui suscita une véritable vogue des films d’aventure maritime ( 9 ).

Les producteurs, intermédiaires entre l’art et l’argent, gardiens de l’efficacité et des conventions, procédaient de maniére quasi-expérimentale : production de films-prototypes, test auprès du public, systématisation.

Howard Hawks raconte que « dès que quelqu’un film fait un film à succés, il y en a tout de suite huit autres qui veulent faire la même chose ».

Les scénaristes s’efforcaient d’identifier les paramétres (ingrédients, acteurs, décors, situations) qui avaient séduit le public . Voyages d’exploration, campagnes de pêche, marine marchande, plaisance et pêche sportive, batailles navales, chasse au trésor, exploration sous marine, plateformes off shore : le cinéma a converti en fictions l’ensemble des activités dont la mer constitue l’enjeu ou le théatre.

Victor Fleming, Frank Lloyd, Henry Hathaway, Cecil B. De Mille, Michael Curtiz, John Ford, Michael Ludwig, Raoul Walsh, Howard Hawks puisérent dans la littérature une gamme de de situations récurrentes : le conflit de volontés, la tempête comme révélation des caractères, l’initiation du jeune marin, la mutinerie, le voyage comme quête de l’absolu..

Dans cette exploitation du « filon » des films de pirates et des films d’aventure, les producteurs rencontraient cependant un obstacle majeur : la réalisation des films d’aventure maritime est aventureuse, la mer ne se laisse pas aisément filmer. On ne sait pas plus déclencher une tempête que l’arrêter. Comment filmer une tempête ?

« Moby Dick , dit John Huston, fut de tous mes films le plus difficile à mener à son terme. J’y ai affronté tant de problèmes, essuyé tant de défaites que j’en étais arrivé à penser que mon assistant me tirait dans les pattes… La mer etait si mauvaise que très souvent il était impossible de sortir du port, si bien que les retards s’ajoutaient aux retards..

Le tournage de « l’aventure vient de la mer » (Mitchell Leisen, 1944) dura 104 jours : en 1944, c’était le plus gros budget jamais dépensé à l’epoque. L’attrait des films de pirates et d’aventure résidait aussi dans la beauté des voiliers : la construction d’un trois mâts représentait un investissement considérable ( 10 ). A tel point qu’un même bateau était utilisé dans plusieurs films. Pour maitriser les coûts, on allait jusqu’à reprendre dans un film les séquences de tempête ou d’abordage d’un film antérieur.

Gens de mer, odyssées, ports : trois matrices narratives

La mer traverse tous les thèmes et investit tous les genres. Pour autant, faut il renoncer à cerner les relations entre le cinéma et la mer, comme on le ferait des relations du cinéma avec la ville, le désert ou la montagne. Il est tentant d’opposer des films de mer hollywoodiens de convention et de divertissement (dont les films de pirates constituent la forme la plus achevée), à des films de mer européens, plus réalistes dans l’image qu’ils donnent à voir du milieu maritime, plus soucieux de restituer les conditions d’existence des « gens de mer ».

En fait, la ligne de partage ne passe pas tant entre cinématographies européennes et américaine qu’entre trois grands modes d’exploitation narratifs du thème maritime, trois matrices narratives.

  • La première matrice est centrée autour de la relation entre les hommes et la mer : la mer y est représentée comme une puissance, éternelle et changeante, nourricière et meurtrière. Elle reprend largement « l’imaginaire maritime » tel qu’il avait été forgé par la littérature: d’Herman Melville à Pierre Loti.
  • Dans la seconde matrice, les relations entre marins priment sur les relations entre l’homme et la mer. La mer tient lieu de décor, le navire de théatre : l’enfermement du navire, la violence des éléments et les aléas de la navigation exacerbent les tensions entre les hommes ; les tempêtes, les naufrages et les épreuves révèlent les caractères et mettent à nu les faiblesses, accentuant la solidarité ou les rivalités entre marins.
  • Quant à la troisième matrice, elle s’organise autour d’un jeu de dualités ville vs mer, contrainte vs liberté, artifices de la civilisation vs authenticité du grand large. C’est dans les ports, à l’intersection des deux univers, que cette tension est la plus sensible.

Chacune de ces trois matrices narratives assigne aux femmes des positions et des statuts trés différenciés : exclues des navires, elles sont virtuellement absentes des films fondés sur la matrice « homme-mer » (ou reléguées dans une attente inquiéte et passive) . Dans la matrice « huis clos du navire », elles cristallisent les tensions entre les hommes, jusqu’à constituer l’enjeu (ou l’un des enjeux) de leurs rivalités .

Dans la troisième matrice, la dualité mer-ville est sur-déterminée par la relation homme-femme : les femmes sont alors dotées d’une plus grande autonomie d’action et agissent pour leur propre compte. Dés lors, il revient au marin (marin de passage ou postulant-marin) d’arbitrer entre l’attraction de la mer et les tentations de la ville, entre un univers sans femmes et l’amour de l’une d’entre elles.

A noter cependant que les films de pirates accordérent une large place aux femmes, et notamment aux deux grands noms de la piraterie féminine, Anne Bonny et Mary Reid.

L’homme et la mer

Avec leurs haines et leurs appétits, les hommes changent la face de la terre. Ils ne peuvent changer la mer. Les gens de mer ne changent jamais. Ils vivent dans un monde à part, solitaires, passent d’un vieux rafiot rouillé à un autre aussi délabré.  » John Ford, Hommes de la mer,1940.

A l’époque du muet, de nombreux cinéastes européens, en rupture avec l’esthétique dominante, firent sortir des studios leurs équipes et leurs encombrantes caméras à la recherche de nouveaux lieux et milieux : montagnes, trains, plages, ports. En 1916, le suédois Sjöström réalise Terje Vigen : un pauvre pêcheur se fait capturer par les anglais, et retrouve, à sa libération, son foyer anéanti. Avec l’homme du large (1920), Marcel Lherbier réalise un film, « suivant la leçon de Sjoström, dominé par la présence constante de l’océan » (11).

A leur suite, Jean Epstein (Finis Terrae, 1929, l’or des mers, 1932), Jean Grémillon (un tour au large, 1926, Gardiens de phare, 1929), Jacques de Baroncelli (Pêcheurs d’Islande, 1924, L’Ocean, 1931) transforment la mer en un paysage épique. Leurs personnages sont des marins pêcheurs, des ramasseurs de goemon, des gardiens de phare… Henri Agel voit même dans Finis Terrae le premier film neo-réaliste europeen ( 12 )

En Grande Bretagne, John Grierson avait décrit dans Drifters (1929) la vie quotidienne des pécheurs de hareng en mer du Nord. Devenu producteur, avec l’appui de certains ministéres et de capitalistes éclairés, il finança Flaherty (l’Homme d’Aran, 1934), Stuart Legg (le navire poseur de cables), Basil Wright, (le cargo de la jamaïque) et influença le cinéma de fiction britannique d’aprés guerre .

En Italie, le néo-réalisme, expérimenté dans les navires de guerre s’embarque à bord des barques de pêcheurs dans l’aprés -guerre. Dans la Terre tremble (Visconti, 1948), une famille tente d’echapper au racket des mareyeurs et décide de s’établir à son compte . Une tempête met fin à l’entreprise et Antonio doit chercher du travail. Dans Stromboli (Rossellini 1951), une jeune tcheque refugiée, se résout à épouser un pêcheur, faute d’obtenir un visa pour l’Australie. Dégoutée par la violence de la pêche au thon, elle s’enfuit. Il a été dit, raconte Rossellini, » que j’ai intercalé dans ce film des documentaires, achetés, montés : par exemple, la séquence de la pêche au thon. Je l’ai tourné moi même. J’ai tâché de reproduire cette attente eternelle sous le soleil ; et puis ce moment épouvantable, tragique, où l’on tue« .

Le traitement naturaliste des activités de pêche n’est nullement une spécialité européenne : il est bon de rappeler que le premier film de mer qui mélangeait fiction et scénes documentaires, le Harpon rouge, fut réalisé en 1932 par Howard Hawks ; Edward G. Robinson est filmé au milieu des pêcheurs. Les scénes de pêche au thon, perturbées par d’authentiques requins, comme les ambiances de fête sont d’une exceptionnelle vérité, inégalée à ce jour.

Avec Moby Dick, le film de mer accéde à l’épopée : si Achab doit imposer sa volonté à ses hommes, la vraie confrontation l’oppose à la baleine blanche, aux puissances de l’océan . « Achab voyait en la baleine blanche une incarnation du pouvoir divin, et ce pouvoir était malfaisant. Dieu prenait plaisir à tourmenter l’homme. Achab ne niait pas Dieu mais le considérait comme un assassin : une pensée parfaitement blasphématoire . » ( 13 )

Le huis clos du navire

Le navire constitue un « espace clos », soumis à l’autorité du capitaine. Seul maitre apres Dieu, le capitaine dispose d’une autorité sans limite ; en pleine mer, il est impossible d’échapper à ses abus et à ses caprices. Le capitaine paranoiaque ou monomaniaque n’est d’ailleurs pas nécessairement un mauvais navigateur (Loup Larsen dans le Vaisseau Fantome, Bligh dans les Mutinés du Bounty). Les discussions clandestines entre marins, préalables à la mutinerie, fonctionnent en miroir avec la scéne finale du procés quand le tribunal doit établir, aprés coup, si la mutinerie était ou non légitime . (Ouragan sur le Caine, Edward Dmytryk, 1954).

Le huis clos du navire, décor d’un drame collectif, peut être mobilisé pour mettre en scéne un héros tragique, un conflit de devoirs : le jeune lieutenant doit arbitrer entre sa loyauté envers le capitaine (est il vraiment fou ? est il dangereux ?) et ses devoirs envers l’armateur ou envers l’équipage. Dans Lord Jim (Richard Brooks, 1963), le capitaine en second avait toutes les qualités requises pour diriger un navire. Confronté à sa premiere vraie tempête, il céde à une terreur panique et quitte le navire, abandonnant le Batna et ses 800 passagers musulmans à leur sort. Déshonoré, il demande à être jugé.

Ports, docks et tavernes

Les ports, les docks et les tavernes, avaient inspiré parmi les plus belles oeuvres du cinéma muet. « Fièvre » (Louis Delluc, 1921), En Rade (Alberto Cavalcanti, 1927) se passent tous deux à Marseille.

Pour les Damnés de l’océan, (1928), Josef Von Sternberg recréea en studio les docks de New York, un bateau à vapeur, les salles de machines et un immense cabaret. « Dans certaines scènes, estompées dans une brume artificielle, la composition plastique acquerait une qualité onirique qui n’aurait jamais pu être obtenue en decors naturels » (14) Le soutier (George Bancroft) plonge au secours de Sadie qui veut mourir. Il la porte dans ses bras dans une immense taverne enfumée, le Sandbar. Séduit, il décide de l’épouser le soir même. Le lendemain, aprés une bagarre avec son supérieur à bord du cargo, il dit adieu a Sadie, se ravise à bord du bateau,, plonge et rejoint la rive à la nage pour apprendre que Sadie a été arrêtée…

Trois ans plus tard, Marius (Alexandre Korda,1931) fait le choix inverse : il ne songe qu’à partir vers le large, dans l’un de ces grands voiliers qu’il voit à travers le bar « la Marine » tenu par son père. Il a pris des contacts en secret pour s’embarquer comme marin à bord de la  » Malaisie ». Finalement, son projet d’évasion est contrarié. Déchirée mais lucide, Fanny fait croire à Marius qu’elle va se marier avec Panisse et l’encourage à partir sur le prochain bateau. Dans Mollenard, capitaine Corsaire, tourné en France par Robert Siodmak (1937), la dualité ville/mer est remaniée à travers le couple désaccordé du vieux capitaine déchu, malade, amoindri (Harry Baur), exposé aux mesquineries de son odieuse épouse.

Quai des Brumes (Marcel Carné, 1938) et Remorques (Grémillon,1939-1940), tous deux dialogués par Prévert, tous deux interprétés par Michelle Morgan et Jean Gabin s’imposent parmi les plus belles réussites du réalisme poètique français ( 15 ).

Les amours portuaires de Jacques Demy s’inscrivent dans la double filiation Sternberg-Grémillon : Nantes (Lola,1961), Cherbourg (les Parapluies, 1964), Rochefort (les Demoiselles,1967), Saint Nazaire (Une chambre en ville,1982).

Marins, océanographes, plongeurs

Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Edgar Poe, Jack London, Joseph Conrad, Rudyard Kipling, Herman Melville, Jules Verne avaient institué un nouveau type de héros, le capitaine, et codifié toute une galerie de personnages : le bosco expérimenté, le lieutenant frais émoulu de l’école, le jeune mousse, le vieux marin conteur d’histoires.

Les cinéastes s’emparèrent de ces personnages : le Loup des mers de Jack London ne connut pas moins de sept versions successives ( 16 ), l’Ile au trésor de Stevenson quatre versions ( 17 ), Pêcheurs d’Islande quatre versions ( 18 ). Gary Cooper, Errol Flynn, John Wayne, Edward G. Robinson, Humphrey Bogart, et plus récemment Robert Shaw et Richard Harris, prirent un vif plaisir à camper des « cols bleus » ( 19 ). Jusqu’à Orson Welles qui prêta ses traits à de nombreux marins, ainsi qu’à l’extraordinaire pasteur de Moby Dick .

L’intimiste et baroque Joseph Mankiewicz composa, dans le fantôme de Missis Muir, l’une des plus émouvantes figures de capitaine. Nous sommes en Angleterre, au début du siècle. Une jeune femme s’installe dans une maison face à l’océan et découvre vite que cette maison est hantée par le fantôme d’un capitaine : elle tombe amoureuse du capitaine. Pour garder la maison, elle a besoin d’argent. Le capitaine lui dicte ses mémoire, qui deviennent vite un best seller.

En 1975, dans les dents de la mer, un nouveau personnage fait irruption : l’océanographe . Enjeu de pratiques, d’une expérience immémoriale et de savoirs empiriques, l’océan devient objet de connaissance. L’expert-océanographe (incarné par Charlotte Rampling dans Orca, Michael Anderson, 1978 : division des savoirs, division des sexes) cristallise le nouveau regard porté sur la mer : la mer n’est plus mais un univers hostile mais un univers en soi, à découvrir et à préserver.

Cette nouvelle représentation doit beaucoup à Cousteau : si le documentaire marin (de surface) confortait pour l’essentiel les représentations que la peinture, la littérature ou la photographie avaient contribué à forger, le documentaire sous-marin portait à la connaissance du public des images radicalement inédites de la mer : celle d’un autre monde. Le Grand Bleu (Luc Besson,1987) consacre ce renversement.

Dans Abyss (James Cameron, 1989), bâti comme un film-catastrophe, d’énigmatiques êtres liquides qui vivent à plusieurs milliers de mètres de profondeur coopèrent avec les humains pour écarter la menace d’explosion d’un sous-marin nucléaire.

Notes :

[1] Orson Welles ne réalisa que deux films de mer : la Dame de Shangai, en 1948, (dans lequel il incarne un marin) et vers la fin de sa vie l’ »Histoire immortelle » (1967, co-produit par l’ORTF) : il écrivit les scénarios de Au coeur des ténébres, de Moby Dick et d’Ulysse, mais aucun ne fut réalisé.

[2] Ce fut d’ailleurs un succés commercial et Gaumont produisit une suite, la Rescapée du Lusitania

[3] Joseph Daniel. Ibid.

[4] De Robertis était alors chef du service cinématographique de la marine . De 1943 à 1945, il supervisale cinéma fasciste. Dans l’après guerre, il continua de tourner des films d’ambiance maritime : Sabotage en mer (1953), La femme qui venait de la mer (1957), Ragazzi delle marina (1957).

[5] La politique des auteurs, Champ Libre, 1972, Paris.

[6] Philippe d’Hugues, Mais ou sont les pirates d’antan, in « Vues sur la piraterie », Taillandier, 1992, Paris.

[7] Ibid

[8] La Revolte du Bounty avaient déja été filmée en 1916 (Raymond Longford) et 1933 (Charles Chauvel).

En revanche, les remakes du film de Lloyd de Lewis Milestone (1962, avec Marlon Brando) et de Roger Donaldson (1983, avec Mel Gibson) furent des échecs financiers retentissants.

[9] Pour tirer parti de cette « vogue » des films de mer, les scénaristes tentérent toutes sortes de combinaisons . Les comédies musicales accueillirent des personnages de marins en permission. Le naufrage du Titanic inspira une lignée de films-catastrophes, Britannic et Poseidon .

[10] Il y a certes la solution de la maquette : cette technique atteint un haut niveau de sophistication.

[11] Georges Sadoul, Histoire du Cinéma, Flammarion, 1962.

[12] Henri Agel, L’espace cinématographique, Delarge, 1978, Paris.

[13] John Huston par John Huston, Editions Gérard Watelet, 1982, Paris .

[14] Herman Weinberg, Josef von Sterberg, Seghers, 1966, Paris.

[15] le Tempestaire (Epstein, 1947), la porte du large (Lherbier, 1936), l’amour d’une femme (Grémillon,

[16] 1913 (Hobart Bosworth), 1920 (George Melford),1925 (Ralph Ince), 1930 (Alfred Santell), 1941 (Michael Curtiz), 1950 (Peter Godfrey), 1958 (Harnon Jones), 1975 (Giuseppe Vari).

[17] 1918 (Maurice Tourneur), 1934 (Victor Fleming), 1950 (Byron haskin), 1971 (John Hough).

[18] 1916 (Henri Pouctal), 1924 (Jacques de Baroncelli, 1933 (Pierre Guerlais), 1959 (Pierre Schoendorffer).

[19] Pour les comédiens américains, les rôles de marin, gage de virilité, comme ceux de boxeur, étaient un point de passage obligé.

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