Jurassic Park, théorie du Chaos et pédagogie de la complexité

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Note parue dans Veille Sociovision 13 (Décembre 1993)

Beaucoup de choses ont été dites sur Jurassic Park.

  • Son budget initial (80 millions de dollars, amortis en quelques jours), le budget de publicité de 90 millions de dollars, l’orchestration savante de la diffusion des produits dérivés, le record historique d’entrées et de recettes (un milliard de dollars).
  • La qualité des effets spéciaux, la combinaison des techniques d’animation de marionnettes grandeur nature avec celle de l’image de synthèse, annonçant une nouvelle génération technique de films…
  • Le succès du film, la « dinomania », réactive aussi l’interrogation sur l’étrange fascination qu’ont exercé et que continuent d’exercer les dinosaures sur les enfants.
  • Enfin, le film a suscité une vive controverse en France, tant il incarnait (en pleine négociation du GATT) l’invasion de la culture américaine.

Il y a cependant deux autres raisons de s’intéresser à Jurassic Park.

  • Jurassic Park illustre l’accélération du cycle de diffusion des théories scientifiques. La théorie du chaos prend forme dans les années 60, se propage à la périphérie de diverses disciplines dans les années 70. Les premiers ouvrages de vulgarisation paraissent des la fin des années 80. Le roman « Jurassic Park » de Michael Crichton parait en 1991. Le film sort deux ans plus tard.
  • Les lecteurs du roman Jurassic Park se comptent en centaines de milliers. Ceux du film en dizaines de millions . En d’autres termes, le film aura porté à la connaissance d’un trés large public dans 43 pays quelques notions élémentaires de théorie du chaos et plus généralement les outils conceptuels qui permettent de se représenter les phénomènes complexes.

Restructuration des paradigmes scientifiques et « intuition de la complexité » dans le public

Les sociologues de la Cofremca avaient mis en relief il y a quelques années une tendance lourde à « l’ouverture à la complexité et aux systèmes ».

Pour les scientifiques, les ruptures décisives avec les anciens paradigmes mécanistes et déterministes remontent au début du siècle. Einstein et la relativité, Heisenberg, les quanta et l’incertitude, Freud et l’inconscient ébranlent les certitudes. Plus tard, la cybernétique, les percées de la biologie, Prigogine et les structures dissipatives cristallisent de nouvelles manières d’envisager le réel : le discontinu et la catastrophe acquièrent droit de cité. La notion de causalité s’incline devant celle plus complexe de système.

L’apprentissage de la complexité a emprunté chez les gens ordinaires d’autres voies.

  • Les sociologues de la Cofremca observent, à partir des années 60 une montée de l’intraception, une capacité à saisir de façon intuitive les vécus et les interactions humaines.
  • Les travaux du Club de Rome font brusquement fait prendre conscience du fait que les ressources de la planète sont limitées : la notion d’incertitude s’enracine…
  • La crise de l’énergie et l’échec visible par une large proportion du public de nombreuses prévisions accréditent l’idée d’imprévisibilité.
  • Le déroulement quotidien de l’Histoire au cours des années 70 et au début des années 80 enseigne la complexité aux Européens ordinaires. ils voient des gouvernements aux prises avec une crise et des changements qu’ils ne parviennent pas a endiguer. Ils voient des décisions publiques ou des lois dont les objectifs louables ne sont pas atteints. Ils voient des lois provoquer des effets exactement inverses à ceux qui étaient recherchés….
  • Enfin, au cours des années 80, quelques événements ou quelques focalisations nouvelles de la tension publique (SIDA, pluies acides, trous dans la couche d’ozone, lutte contre la drogue) accréditent l’idée que la Planète Terre ou l’espèce humaine constituent un tout, fonctionnent comme des systèmes globaux… « 

La représentation des interactions et des régulations reste pour un grand nombre de personnes diffuse et intuitive. Pour prendre de l’épaisseur et devenir plus opératoire, cette perception de la complexité a besoin de mots, d’outils conceptuels, de schémas de raisonnement.

Des livres, notamment ceux d’Edgar Morin, ont favorisé la jonction entre ces deux « cultures de la complexité », mais auprès d’un public restreint. A sa manière, Jurassic Park, y contribue , mais auprès du plus grand nombre. Les apprentis sorciers de Jurassic Park n’avaient pas pris en compte que certaines grenouilles d’Afrique du Sud changent de sexe quand les mâles ou les femelles viennent à manquer.

Jurassic Park : du roman au film

Spécialiste des best-sellers, Michael Crichton a bâti un thriller haletant, mais aussi un remarquable ouvrage de vulgarisation scientifique, qui expose les travaux des meilleurs spécialistes de paléontologie , les dernières avancées du génie génétique et la théorie du chaos . Comme Jules verne, il se sert d’une intrigue pour vulgariser les dernières connaissances scientifiques.

Soucieux en premier lieu de divertir le public, en premier lieu les enfants, Spielberg a privilégié l’action et le spectacle , alternant moments d’émotion et scénes d’épouvante. Et minimisé, de ce fait, les séquences consacrées aux questions scientifiques ou au questionnement éthique sur les relations entre la science et l’argent.

Les scénaristes ont cependant préservé ce qui faisait le principal intérêt du livre de Crichton : la réflexion sur le caractère immaitrisable et imprévisible des systèmes qui interagissent dans le parc. Cette réflexion, portée tout le long du film par le personnage du mathématicien, spécialiste de la théorie du chaos, Ian Malcolm , constitue un ressort essentiel du récit : comment un certain nombre d’événements imprévus vont dérégler le fonctionnement du parc et faire basculer une anticipation bucolique en catastrophe écologique.

Pour ceux qui n’auraient pas vu le film, rappelons qu’un milliardaire, John Hammond, a mobilisé les capitaux d’investisseurs pour créer un parc dont les attractions seraient des dinosaures. Il a reconstitué l’ADN de dinosaures à partir de cellules sanguines retrouvées dans des moustiques préserves dans de l’ambre. Avant d’ouvrir le parc au public, les investisseurs ont souhaité procéder à un audit pour s’assurer de la viabilité technique et commerciale du parc. Pour rassurer les investisseurs, Hammond fait appel à deux paléontologues ainsi qu’à Ian Malcolm . Précédemment consulté, celui ci avait émis des réserves purement théoriques sur la possibilité de prévoir et de maîtriser les interactions qui ne pouvaient manquer de se produire entre des êtres dont on ne connaît pas les comportements.

Si les démonstrations « chaoticiennes » de Malcolm et ses controverses avec Hammond occupent une place mineure « en volume » (quelques minutes), elles n’en jouent pas moins un rôle central dans l’économie narrative du film, entièrement bâti autour d’une catastrophe annoncée.

Visitant le laboratoire où sont fabriqués les dinosaures, Malcolm interroge un des scientifiques, Henry Wu, sur la possibilité pour les dinosaures de se reproduire entre eux des lors qu’ils vivent en liberté dans le parc. Wu l’assure qu’aucun dinosaure ne peut naître en dehors du laboratoire.

  • Malcom: « Comment savez vous qu’ils ne se reproduisent pas ? insiste Malcolm.
  • Wu: Parce que tous les animaux de Jurassic Park sont des femelles. Nous contrôlons leurs chromosomes.
  • Malcom: S’il y a une chose que l’évolution nous a apprise, c’est qu’on ne peut maîtriser la vie. Elle se libère… elle brise toutes les barrières.
  • Wu: Vous insinuez que des femelles peuvent se reproduire entre elles
  • Malcom: Je dis simplement que la vie trouve toujours un chemin. »

Admirable leçon de prospective. Au bout de quelques heures dans le parc, sans prétendre prévoir le déclenchement ni l’enchaînement des catastrophes, Malcolm a repéré les angles morts du système, là ou vont se produire et s’accélérer les « bifurcations ».

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