Article paru dans le Monde Diplomatique Avril 1993 sous le titre « L’information clé du pouvoir ? »
Être performant, en économie, signifie-t-il désormais être informé ?
La question se pose à nouveau à la lecture d’un récent rapport du commissariat général du Plan. [1] Ses auteurs proposent en effet de placer les années 90 sous le signe de la « performance globale » : formation, innovation, attractivité du territoire, réseaux de communication, mesures fiscales visant à orienter l’investissement vers les entreprises.
Le programme du président William Clinton ne dit pas autre chose. Parmi les cinq éléments-clés de la « performance globale » retenus par le Plan, trois relèvent de ce que les économistes appellent l’information.
La performance, parce qu’elle intègre une telle dose d’information, dès lors, devient « informance ». Elle est, en effet, le résultat de la densité et de la fluidité des échanges d’informations entre les services de l’Etat et les entreprises ; entre les entreprises ; entre l’Etat et les citoyens ; entre les citoyens et les entreprises ; voire, au sein de l’Etat, entre exécutif et législatif, ou entre administrations. Dans cette démarche globale, le Japon et les Etats-Unis, chacun à sa manière, semblent avoir pris une nette avance sur leurs concurrents.
L’abondante littérature consacrée au « modèle » japonais accorde une place de premier plan à son ingénierie de l’information, dont la description est devenue une discipline en soi. Experts et chercheurs spécialisés oscillent entre deux approches.
La première, que l’on pourrait qualifier de « culturaliste », est centrée sur la mise en évidence d’une conception spécifiquement nippone de l’information, qui serait enracinée dans l’histoire.
La seconde décrit les phénomènes de mobilisation de l’information, les institutions qui la mettent en mouvement, les modes d’organisation qui assurent sa circulation. ( 2 )
Les Japonais, de leur côté, sont peut-être plus conscients des défaillances et des opacités de leur dispositif, et notamment du conformisme de leur presse, de sa connivence avec les institutions, du verrouillage assuré par les clubs de la presse, qui monopolisent et filtrent les nouvelles.
De la Liberté au droit
Aux Etats-Unis, la liberté d’information a été érigée en principe fondateur, et consacrée par la Constitution dans son premier amendement. Cette liberté est progressivement devenue un droit grâce au réseau de bibliothèques publiques, au Depository Library Program (qui finance l’envoi à toutes les bibliothèques de comté d’un exemplaire de tous les rapports officiels), au Copyright Act (qui exclut explicitement toute forme de droit d’auteur sur l’information administrative, et par là même toute entrave à sa diffusion), enfin, au Freedom of Information Act, qui permet aux citoyens, et donc aux journalistes et aux associations, d’accéder aux documents administratifs.
La possibilité offerte à des groupes privés d’exploiter commercialement les documents et données d’origine publique a permis le développement d’une industrie de l’information qui prend le relais des agences fédérales pour assurer une large diffusion des données scientifiques, techniques et économiques.
L’informance globale américaine présente néanmoins de sérieux déficits. Des opérateurs ont conquis des situations de quasi-monopole dans certains domaines (information sur les entreprises, chimie) et ne résistent pas toujours à la tentation d’abuser de leur position à l’égard de leurs clients américains et encore plus de leurs concurrents européens ( 3 ). La recherche des clients les plus solvables engendre aussi des inégalités d’accès, aux banques de données juridiques notamment.
Les gouvernements de Washington et de Tokyo, tout comme les entreprises américaines et japonaises, ont mis en oeuvre, depuis les années 50, des stratégies très différentes de surveillance des technologies et de connaissance des marchés. Les firmes américaines échangent peu de renseignements techniques et commerciaux entre elles, et s’en remettent volontiers à des prestataires spécialisés. En revanche, les sociétés japonaises consacrent beaucoup plus de ressources à réunir elles-mêmes les informations qui leur sont utiles et les partagent plus volontiers avec leurs partenaires, filiales, clients, sous-traitants, fournisseurs. Logique concurrentielle d’un côté, logique coopérative de l’autre. Si le dispositif d’observation et d’analyse des agences fédérales américaines reste centré sur les Etats-Unis, les administrations japonaises, notamment le ministère du commerce international et de l’industrie (MITI), sont nettement plus orientées vers la surveillance des technologies et des marchés étrangers.
L’autre ligne de partage entre Etats-Unis et Japon réside dans l’opposition transparence-opacité ou sélectivité-non-sélectivité. Les agences fédérales américaines sont soumises à des procédures contraignantes : elles réagissent à des demandes et sont tenues de satisfaire les requêtes de n’importe quelle entreprise, américaine ou étrangère. A l’inverse, les administrations japonaises distillent leurs analyses à travers des circuits informels pour atteindre les entreprises qu’elles souhaitent alerter ou orienter, à travers les banques, des clubs d’entreprise, des organisations professionnelles ou des agences locales. Les services d’information japonais, notamment publics, sont, pour une large part, inaccessible aux étrangers, y compris à ceux installés dans l’archipel.
Le tissu informationnel de la France, moins dense que celui des Etats-Unis, plus fluide que celui du Japon, a, quant à lui, été stimulé par la qualité des infrastructures télématiques. Ainsi, MM. Clinton et Gore veulent faire des « autoroutes électroniques » un des axes de la « réinvention » des Etats-Unis. Leurs conseillers aiment à citer en exemple le réseau de transmission de données Transpac et le réseau numérique à intégration de services Numeris.
A travers les cas du Japon, des Etats-Unis et de la France apparaissent les principales composantes de l’ »informance » globale : un tissu informationnel qui régule la densité des échanges plus une infrastructure télématique qui en assure la fluidité.
Mais il faut y ajouter trois autres facteurs : les gisements publics de données, les normes de l’information et les procédures de publicité légale ( 4 ).
La naissance de l’Etat moderne s’est partout traduite par le lancement de « grands travaux informationnels » : statistique des richesses et des populations, cartographie du territoire, etc. L’émergence de l’Etat-providence, puis son rôle de régulateur de l’économie, se sont traduits par une extension des « prélèvements d’information » sur les personnes et les entreprises. Le seul dispositif public français – l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et les services des ministères – mobilise près de 9 000 personnes et est doté d’un budget de 2,3 milliards de francs. Aux Etats-Unis et davantage encore au Royaume-Uni, ces grands « gisements publics de données » ont pâti de réductions budgétaires parfois dramatiques. Tel n’a pas été le cas en France mais, à ressources constantes, des arbitrages devront cependant être rendus pour réorienter la capacité de recueil et d’analyse vers la satisfaction de nouveaux besoins comme la connaissance de l’environnement, des services ou des changements sociaux. ( 5 )
L’Etat moderne prescrit aussi des normes, comme les poids et mesures. En édictant les manières de mesurer et de classer, la puissance publique « informe » (au sens de « donner forme ») la société civile. Plan comptable, nomenclatures, catégories statistiques : ces langages communs permettent aux individus, aux groupes et aux acteurs économiques de se décrire et de s’évaluer, de se représenter leur activité et leur place dans le jeu social. Ces outils ne sont pas neutres : ainsi, le plan comptable anglo-saxon, en accordant la primauté aux analyses de flux, est mieux adapté à la gestion des entreprises que les systèmes continentaux, patrimoniaux, qui privilégient l’information des tiers et des actionnaires. Longtemps prescrites de façon unilatérale, ces normes sont désormais négociées. En veillant à leur respect, en négociant leur évolution et leur compatibilité avec les normes communautaires ou internationales, la puissance publique assure l’entretien de l’infrastructure du savoir de la société.
La vie des affaires requiert de la confiance et, à défaut, un minimum de transparence. Qui possède telle entreprise ? Est-elle rentable, solvable, endettée ? Si une société fait faillite, quels sont les créanciers prioritaires ? Au Moyen Age, un système de criée et d’affichage proclamait le nom du débiteur insolvable. Dès le seizième siècle, l’Etat s’est interposé entre les acteurs économiques en rendant obligatoire l’inscription sur un registre. Depuis, les obligations de publicité se sont surajoutées les unes aux autres : dépôt, au registre du tribunal de commerce, des comptes annuels, du rapport de gestion, tableau des filiales et participations… Ces obligations sont naturellement plus lourdes encore pour les entreprises qui font appel à l’épargne. Si leurs finalités sont indiscutables, un grand nombre de ces obligations n’en sont pas moins formelles et se vident de toute signification. Leur simplification apparaît souhaitable.
Mais il serait plus souhaitable encore de redonner du « sens » à ces procédures de publicité en étendant leur champ au-delà des informations purement financières. Après tout, quand une entreprise s’intéresse à une autre entreprise, a fortiori comme investisseur, elle pourrait souhaiter prendre en compte d’autres paramètres que financiers, par exemple les relations sociales ou les risques écologiques. Ces informations devraient aussi être accessibles aux collectivités locales, aux associations, aux habitants de la commune dans laquelle l’entreprise est installée. Une arme civique
ON entend rarement, en France, poser ce type de questions. Il serait pourtant possible de s’inspirer du « droit de savoir » institué par le Congrès américain et qui impose aux entreprises de déclarer les quantités de substances toxiques qu’elles entreposent et celles qu’elles rejettent. Ces données, largement diffusées, donnent lieu à comparaisons et classements. La presse, les organisations écologistes, l’opinion, les compagnies d’assurance, les investisseurs institutionnels observent attentivement, d’année en année, l’évolution de ces indicateurs. L’information, pour peu qu’elle soit publique, devient alors moyen de régulation, et arme civique pour une meilleure intervention des citoyens dans le débat démocratique.
Notes :
[1] France : le choix de la performance globale , rapport de la commission « compétitivité française » pour la préparation du XIe Plan, présidée par M. Jean Gandois, La Documentation française, Paris, 1993, 204 pages, 120 F.
[2] Maurice Ronai et Thierry Ribault, « L’archipel de l’information », in « Allemagne-Japon, les deux titans », Manière de voir n°12, le Monde diplomatique , mai 1991. Sur le dispositif informationnel nippon et son rôle déterminant dans la stratégie de domination économique mondiale du Japon, lire Christian Harbulot, la Machine de guerre économique. Etats-Unis, Japon, Europe , Economica, Paris, 1992, 163 pages, 98 F.
[3] Cf. Herbert I. Schiller, « Le citoyen sous le rouleau compresseur des firmes de la communication », le Monde diplomatique , février 1991.
[4] Ces différentes problématiques ont été abordées lors du colloque « Information, innovation, technologie », organisé les 10 et 11 février dernier par la délégation à l’information scientifique et technique (DIST) du ministère de la recherche et de l’espace, Paris. (Pour des synthèses des travaux, s’adresser, à partir du début mai, à Marie-Claude Siron : (1) 46-34-36-31.)
[5] L’Information économique et sociale , rapport au Conseil économique et social, Journal officiel , 27 février 1992.