Article paru dans Veille Sociovision 12 (Mai 1993)
Pendant la campagne des élections municipales à New York, en 1989, un journaliste posa à tous les candidats la même question : qu’est-ce que la société doit à un enfant de quinze ans et que doit cet enfant à la société ? Tous furent capables de répondre au premier volet de la question ; le second volet laissa la plupart d’entre eux perplexes.
Cette question était perçue il y a quatre ans comme une question « tordue », embarrassante.
La réponse à cette question était au coeur du programme et de la campagne de Bill Clinton.
En Europe, la presse a focalisé son attention sur le volet économique du projet clintonien : le programme de relance, la réduction du déficit budgétaire, l’amorce d’une politique industrielle, l’investissement dans les infrastructures, le durcissement des relations commerciales.
En fait, le projet clintonien était beaucoup plus global : sociétal.
Ses trois thèmes du changement, de l’investissement et de la responsabilité (ou réciprocité, ou obligation mutuelle) se nourrissaient de l’observation d’une floraison d’innovations mises en oeuvre au niveau des Etats depuis trois-quatre ans.
Une lecture attentive des travaux d’un grand nombre de think tanks démocrates, et notamment du Progressive Policy Institute et du Democratic Leadership Council, tous deux proches de Bill Clinton, donne la mesure du bouillonnement intellectuel qui a préparé son élection et surtout l’ambition des néo-démocrates qui se proposent d’étendre et généraliser les innovations institutionnelles les plus opérantes.
Réciprocité ou obligation mutuelle
L’équipe de Bill Clinton avait fait conduire en 1991 et 1992 de nombreuses études sur l’état de l’opinion, les attentes, les thèmes de campagne. L’une d’entre elles confiée à Daniel Yankelovich avait pour objectif de cerner les « humeurs » et valeurs dans la société américaine. Ses résultats, basés sur une série de réunions de groupe, apportent un éclairage sur la maturation d’une conception des « droits sociaux » : droit à l’éducation, droit à la santé, droit à la retraite …
• « Deux conceptions s’opposent en matière de justice et en matière de « droits » : « les droits basés sur le mérite, les droits basés sur le besoin ». Dans la mise en place des programmes sociaux, la distinction entre ces deux principes n’a pas été clairement établie. Le public n’avait pas une claire conscience du conflit entre ces deux principes ».
• « La justification des droits par le seul besoin, lorsque la société n’attend rien en retour, est génératrice de conflits et de malentendus car les besoins sont sans limites… L’accent placé sur la responsabilité permet de fonder les programmes sociaux sur des bases plus justes, moralement, pratiquement et politiquement… «
• »Le public est prêt pour à repenser les fondations morales des droits, de passer d’une conception unilatérale (« si vous en avez besoin, vous y avez droit ») à une conception plus équilibrée de contrat social : « si la société vous accorde quelque chose, vous devez, si vous en êtes capable, apporter une contrepartie. » C’est aussi une question de respect pour les bénéficiaires et de justice sociale pour ceux qui en supportent la charge fiscale ou financière ».
• « Les projets de reforme de la protection sociale qui s’inspirent du principe de réciprocité sont en phase avec le public car elles confortent les valeurs américaines : le sens de la communauté, le souci des autres et du voisinage… L’idée que les bénéficiaires des programmes d’assistance devraient travailler recueille une forte adhésion. 91% pensent que les aides ne devraient être attribuées qu’aux personnes, y compris les femmes ayant des enfants de plus de deux ans, qui travaillent ou qui suivent une formation professionnelle ».
• « Les gens qui travaillent dur y sont particulièrement attachés à ce principe : les personnes (couples bi-actifs et les célibataires actifs ayant charge de famille) qui combinent travail et éducation des enfants ne voient pas pourquoi les autres ne consentent pas le même effort » .
L’obligation mutuelle, axe du programme social de Clinton
De nombreuses dispositions du programme de Clinton, des aides de l’état jusqu’à l’éducation, reposaient sur ce principe d’obligation mutuelle, avec, par exemple, la création d’un fonds national qui permettrait aux étudiants d’emprunter de l’argent pour financer leurs tues. Les étudiants pourraient ensuite rembourser soit par des versements représentant un faible pourcentage de leur futur salaire, soit en travaillant pendant deux ans dans la police, les crèches ou l’enseignement.
Le programme prévoyait une augmentation des dépenses éducation et de formation pour les bénéficiaires des programmes d’assistance : en contrepartie, les bénéficiaires sont tenus de trouver un travail dans les deux ans. Il apportait son appui aux divers programmes expérimentés dans les Etats qui visaient à modifier le comportement des bénéficiaires de prestations sociales. Dans le New Jersey, par exemple, les aides sociales sont subordonnées à la négociation d’un contrat entre la famille et l’état : ce contrat est ajusté en fonction des besoins de la famille. Si la famille transgresse une des obligations qu’elle a souscrites, les aides sont réduites de 20%. Ce programme vise explicitement à promouvoir la famille bi-parentale et souhaite inverser la logique qui favorise les familles mono-parentales. Par exemple, l’assistance à une mère-célibataire ne sera pas interrompue si elle se marie, tant que le revenu du ménage ne dépasse pas un certain niveau.
Alors que les Républicains mettaient en avant des valeurs morales, le retour au modèle de la famille traditionnelle, les démocrates, et parmi eux les néo-democrates clintoniens développaient une approche plus sociologique. S’ils présentent la famille bi-parentale comme norme, c’est en invoquant les monceaux d’études qui démontrent que la famille bi-parentale garantit aux enfants un environnement psychologique et économique plus favorable et améliore leurs chances de réussite scolaire. Ils rompent ainsi avec le relativisme moral de la gauche démocrate qui rejetait l’idée même de norme (les structures familiales ne sont rien de plus que des styles de vie différents) ou qui s’indignait à l’idée que l’Etat puisse prescrire une norme dans un domaine aussi privé que les comportements familiaux.