Rénovation et fractalisation des catégories stratégiques américaines

Publié dans Le débat stratégique, n° 36, janvier 1998, CIRPES, Paris


La stratégie américaine a classé tout au long des années 80 les formes de conflits selon le critère d’intensité : haute, moyenne, basse. Amorcée au début des années 90, la remise en ordre des catégories, se poursuit, en 1997, au niveau stratégique comme au niveau opérationnel.

Nouvelle typologie des crises dans la Quadrennial Defense Review

Les formulations successives de la stratégie de défense depuis 1989 (Base Force, Bottom Up Review) reposaient sur des classifications hybrides, qui combinaient menaces (acteurs régionaux agressifs, prolifération, terrorisme… ), types de conflits (Major Regional Conflicts) et types de missions (présence outre mer, dissuasion, lutte contre le trafic de drogue, opérations de paix). La Quadrennial Defense Review apporte une réponse partielle a ce flottement des catégories stratégiques en adoptant une formulation ternaire des piliers de la stratégie de défense : Shaping the international environnment, Responding to the full spectrum of crises, Preparing now for an uncertain future ( 1 ).

Le premier échelon de cette stratégie (« Façonner l’environnement international) rassemble tout ce qui relève de « l’engagement en temps de paix » : la gestion des alliances, la prévention des conflits (contrôle des armements, contre-proliferation, contre-terrorisme…), la dissuasion par le déploiement des forces américaines dans le monde (Deterring agression and coercion).

Le second échelon (Répondre sur tout le spectre des crises) se décompose lui même en trois types de crises :

- La gestion des crises (« Deterring agression and coercion in crisis ») procède encore d’une logique de dissuasion, mais un à un cran supérieur : on projette les forces américaines, on recourt à la force (sanctions, frappes limitées), pour afficher la détermination américaine.

- Les « Smaller Scale Contingency Opérations » entérinent l’échec de la prévention et de la dissuasion : on s’efforce de contenir, résoudre ou atténuer les conséquences d’un conflit avant qu’il ne devienne meurtrier : démonstration de force, zone d’interdiction aérienne, évacuation de civils, assistance humanitaire, interposition…

- Les « Major Theater Wars » se situent à l’extrême du continuum : ces MTW correspondent, pour l’essentiel, aux Major Regional Conflicts (MRC) de 1993. Comme la BUR, la Quadrennial Defense Review retient l’hypothèse de deux MTW simultanées. La requalification des MRC en MTW vise probablement à marquer la différence d’approche avec le scénario des deux conflits de la BUR et trahit une tentative de dramatisation.

Le troisième échelon de la stratégie de défense (se préparer aujourd’hui a un futur incertain) est essentiellement axé sur la modernisation permanente des forces de défense. La modernisation constitue une forme de dissuasion, mais à l’intérieur de la stratégie des moyens : elle vise à dissuader un éventuel rival de s’engager dans une compétition technologique , en affichant, de manière préemptive, la détermination a maintenir une avance sur tout le spectre des technologies.

La nouvelle stratégie de défense s’inspire de la « preventive défense » de William Perry (avec sa logique des « lignes de défense » : prevent, deter, defeat), mais en la dédoublant, dans le temps : il s’agit de prévenir et dissuader les conflits d’aujourd’hui, de prévenir et dissuader l’émergence de compétiteurs demain.

Fractalisation de la gestion des conflits

La doctrine opérationnelle s’était efforcée d’encadrer la prolifération des missions nouvelles, issues de l’apres guerre froide, à travers la notion « opérations autres que de guerre » (Opérations other than war, OOTW). Le manuel des opérations de l’armée de terre, le Field Manual 105 ( 2 ) officialisait en 1993 les OOTW , formalisant dans un chapitre à part les principes spécifiques à la conduite de cette famille opérations. Formulée par l’armée de terre, cette sous-doctrine des OOTW a été progressivement adoptée par les autres services.

Le processus de révision en cours du FM 105 se donne explicitement l’objectif de résorber le hiatus entre opérations de guerre et OOTW ( 3 ) . Cette catégorie d’ OOTW n’avait jamais été pleinement acceptée dans la communauté de défense. Certains voyaient dans la conduite des OOTW une « dilution de l’ethos guerrier ». D’autres estimaient que la formulation d’une doctrine opérationnelle qui leur serait spécifique risquait de renforcer la perception des OOTW comme quelque chose de radicalement « autre ». ( 4 ). Des 1995, le Tradoc admettait que « le terme d’OOTW nous a été utile pour donner de la visibilité a ce nouveau type opérations…. Nous pouvons désormais commencer à retirer ce terme ». ( 5 )

Les professionnels de la doctrine opérationnelle ont oscillé entre deux approches : un simple changement d’appellation (en substituant la notion de Stability and Support Opérations à celle d’OOTW) ou un réagencement conceptuel d’ensemble.

C’est cette seconde approche qui a finalement été retenue. Le réagencement procède d’un constat, nourri par les expéditions en Somalie et en Bosnie :  » Les opérations militaires sont des opérations militaires. (…) La distinction entre opérations de guerre et OOTW est essentielle pour les politiques, les diplomates et les juristes. Pour le soldat sur le terrain , elle n’est pas pertinente ». ( 6 ) . La rédaction provisoire du FM 105 distingue la catégorisation des conflits et celle des opérations ( offensive, défensive, de stabilité, de soutien) ( 7 ) . Chaque type de conflits devrait désormais être appréhendé comme une combinaison de chacun des quatre types opérations, avec, selon les cas, une dominante. Le dosage de ces quatre catégories opérations (offensive, défensive, stabilité ou soutien) varie dans le temps : la Guerre dans le Golfe a commencé comme une opération de stabilité (Desert Shield) et s’est poursuivie comme une opération offensive (Desert Storm). Il varie aussi selon le niveau de commandement : une brigade peut conduire des opérations sur un mode principalement défensif dans le cadre d’une opération conduite sur un mode principalement offensif au niveau du corps d’armée.

Cette combinatoire aboutit à une fractalisation du champ stratégique : le soldat, l’officier, le Président, chacun à leur niveau, caractérisent les situations qu’ils rencontrent et se composent une posture hybride à partir des quatre dispositifs opérationnels de base.

Notes :

[1] Quadrennial Defense Review , Rapport du Secrétaire d’état à la Defense, mai 1997. Cette formulation ternaire de la stratégie de sécurité est développée dans le National Security Strategy de 1997 (National Security Council) et reprise dans le National Military Strategy 1997 (Joint Chief of Staff)

[2] FM 100-5 Opérations, Headquarters Department of the Army, June 1993, Chapter 13

[3] David Fastabend, the catgorisation of conflict, Parameters , Eté 1997

[4] James Dubik et Gal Sullivan, « Landwarfare in the 21 st Century », Military Review, 73, septembre 1993

[5] Commander Tradoc’s Philisophy on the term opérations other than war, Mars 1997

[6] David Fastabend, the catgorisation of conflict, Parameters , Eté 1997

[7] « Les opérations de stabilité appliquent la force militaire pour influencer l’environnement politique, pour favoriser l’action diplomatique et désorganiser les actions illégales »

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