Défis, menaces, conflits, ripostes, attaques, moyens, guerre asymétriques. La notion de « défi asymétrique » introduite en 1997 par la Quadrennial Defense Review (QDR), a suscité depuis un monceau de gloses, commentaires et de théorisations1.
La figure de l’asymétrie n’est pas nouvelle dans le vocabulaire militaire américain. On distingue depuis longtemps les engagements symétriques, opposant des forces de même nature (aviation vs forces aviation, forces terrestres vs forces terrestres) et asymétriques, opposant des forces de nature différente (aviation vs forces terrestres, aviation vs marine). On retrouve l’asymétrie dans les textes fondateurs de la RMA : celui qui maîtrise l’intégration des systèmes de renseignement-surveillance, de commandement-contrôle et de précision acquiert un avantage informationnel. Il voit sans être vu et agit sans être inquiété. Une objection faite à la RMA était précisément celle de la vulnérabilité des systèmes avancés.
La QDR, en 1997, redéfinit ainsi la catégorie d’asymétrie : « La domination américaine dans le domaine militaire conventionnel peut encourager les adversaires à utiliser des moyens asymétriques pour attaquer nos forces et nos intérêts à l’étranger et sur le sol national. Ils pourraient chercher l’avantage en utilisant des approches non conventionnelles pour déjouer ou saper nos points forts en exploitant nos vulnérabilités. La QDR envisage l’emploi par un adversaire de moyens asymétriques pour atteindre quatre types d’objectifs stratégiques : « retarder ou denier l’accès à des infrastructures essentielles ; perturber les réseaux de communication et de commandement ; dissuader les alliés et les partenaires potentiels d’une coalition de soutenir l’intervention des Etats-Unis ; infliger des pertes humaines plus importantes que prévues pour affaiblir notre détermination. »
Le National Defense Panel (qui avait été mis en place par le Congrès pour évaluer les analyses et les propositions de l’Exécutif) place les défis asymétriques au centre de sa description du « nouvel environnement opérationnel ». « Nos ennemis présents et futurs ont tiré les leçons de la Guerre du Golfe. Ils ne vont pas se confronter avec nous conventionnellement [�]. Ils aligneront leurs points forts face à nos points faibles. Leurs forces ne seront pas le miroir des nôtres ». Le NDP « durcit » le diagnostic. L’asymétrie n’est pas seulement une dimension possible de la guerre conventionnelle : c’est un trait structurel des guerres à venir.
Le NDP mobilise la notion de défi asymétrique pour critiquer les principales options de la QDR . En soulignant que les futurs adversaires auront tiré les enseignements de la Guerre du Golfe, le NDP met en doute l’hypothèse des deux « guerres majeures de théâtre » de type Irak-Corée qui fonde la structure des forces. Le NDP met aussi en doute les options de la QDR en matière de présence permanente des forces et des installations outre mer (« Nos compétiteurs potentiels pourraient utiliser les armes de destruction massive et les missiles pour neutraliser les ports, bases et ressources prépositionnées, viser les installations fixes »). Et plaide pour de nouvelles approches en matière de projection de force : « Nous devons être capables de projeter nos forces plus vite dans des zones ou nous n’avons pas de forces stationnées. Les forces déployées à l’avant devront opérer de manière dispersée.
Le rapport annuel de l’INSS en 1998 propose une définition assez large de l’asymétrie, au-delà de la seule dialectique supériorité vs vulnérabilité : « Les menaces asymétriques sont une version du combat déloyal, qui peut inclure la surprise, dans toutes ses dimensions opérationnelle et stratégique, et l’emploi d’armes de manière non planifiée. »
L’INSS distingue quatre options pour ceux envisagent de défier les forces américaines :
- acquisition d’armes de destruction massive et de missiles balistiques à longue portée.
- acquisition de systèmes de haute technologie (compétiteur de niche).
- l’exploitation des armes cybernétiques pour paralyser les systèmes logistiques militaires ou pour s’en prendre aux infrastructures nationales d’information.
- le choix de combattre dans des environnements (comme les grandes villes ou la jungle) qui dégradent les capacités américaines à détecter et atteindre des cibles militaires.
Il explore l’emploi que pourraient faire des approches asymétriques les quatre grandes familles d’adversaires : grands états en transition6, « Etats bandits », « Etats faillis » , criminels transnationaux. Dans tous les cas, l’usage de moyens asymétriques aurait pour effet « d’élever le coût d’entrée » pour les interventions américaines.
La dernière conférence de l’Army War College, en juin 1998, était entièrement consacrée à l’examen de cette question2 : l’Amérique peut-elle être vaincue ?
Premier diagnostic : Personne n’ affrontera les Etats Unis de front (force to force). Le recours aux moyens asymétriques n’est pas une hypothèse de travail, mais une certitude.
Second diagnostic : ce que la plupart des asymétristes prévoient, redoutent ou font mine de redouter, c’est la « paralysie stratégique ». En élevant le coût de l’intervention, les stratégies et tactiques asymétriques pourraient « dissuader » le leader d’exercer localement (voire globalement) son leadership.
La littérature asymétriste met en doute l’orthodoxie de la supériorité (logistique et matérielle, à tendance autiste, ou jominienne) pour penser (et restaurer) la dialectique logicielle (bilatérale, à tendance clausewitzienne) du conflit.
La technologie comme instance principale du risque et de l’avantage asymétriques est récusée par de nombreux auteurs, qui privilégient l’instance « culturelle » ou « psycho-politique » de l’asymétrie.
L’asymétrie est-elle une tendance au sein de la guerre classique ou constitue-t-elle la forme (ou la structure) des guerres à venir ?
En décrétant la caducité des guerres classiques, certains théoriciens de l’asymétrie proposent une nouvelle grammaire stratégique. Si la grammaire (orthodoxe) de la « supériorité » est compatible avec le projet clintonien de « mise en forme du monde » (« shaping »), celle qui se cherche autour de la « guerre asymétrique » (comme forme dominante ou nouvelle de la guerre) entre plutôt en résonance avec le paradigme huntingtonien du clash des civilisations. Ou plutôt sa déclinaison keegano-creveldienne : le clash (asymétrique) des civilisations militaires.
1. Tucker, J.B., 1997, « Asymmetric warfare: an emerging threat to US security », The Quadrennial Defense Review Commentaries, http://www.comw.org/qdr/tucker.htm. Pillsbury, M., 1997, Chinese views of future warfare: implications for the intelligence community http://www.herald.com/extra/archive/chinarep.htm. Troxell, J., 1997, Force planning in an era of uncertainty: TWO MRC as a force sizing framework, Strategic Studies Institute. Neal, Gen. Richard I., USMC, 1997, « Planning for tomorrow’s conflicts: a recipe for success », Naval War College Review, vol. L.
2. Challenging the United States Symmetrically and Asymmetrically: Can America Be Defeated? Army War College’s Ninth Annual Strategy Conference.
(article paru dans Le Débat Stratégique Nº41 — Novembre 1998)