Cette note (initialement destinée à un candidat à la Présidence de la République) rapproche deux événements :
- le constat, à quelques mois, des élections présidentielles, d’un incroyable Bug démocratique : 10 à 13 millions de Français non ou mal inscrits sur les listes électorales
- la controverse de novembre dernier autour du projet de numérisation de la chaîne de traitement des cartes d’identité (le fichier TES).
Quel que soit le point de vue porté sur le projet de fichier TES, il est permis de s’interroger sur les priorités du Ministère de l’Intérieur.
A l’opposé de l’approche segmentée qui prédomine, une approche globale de l’identité à l’heure du numérique s’impose désormais.
Elle devrait donner lieu à l’ouverture d’un débat public.
10 à 13 millions de Français non ou mal inscrits sur les listes électorales
3,5 millions de Français en droit de voter ne sont inscrits sur aucune liste électorale
- Un tiers des naturalisés ne sont pas inscrits
- Les personnes radiées.
Sociologie des non-inscrits
- Habitants des quartiers de grands ensembles et d’habitat social
- Plutôt des jeunes sans diplômes, des ouvriers ou des employés du secteur tertiaire fragiles et des personnes d’origine étrangère.
- Bref : l’électorat populaire.
Près de 10 millions de Français sont mal-inscrits
- 7 millions ne sont pas inscrits dans le bureau de vote de leur lieu de résidence. En majeure partie des jeunes actifs, étudiants et cadres qui sont de plus en plus mobiles au sein du pays.
- S’y ajoutent 3 millions de résidents des grandes villes comme Paris, Lyon et Marseille qui changent d’arrondissement sans se réinscrire
Sociologie des mal-inscrits
- Les moins de 35 ans représentent à eux seuls plus de la moitié des mal-inscrits extra-communaux (53 %).
- Des étudiants qui sont encore inscrits chez leurs parents
- les cadres qui ont été mutés
- S’y ajoutent des précaires, expulsés de chez eux et qui doivent déménager.
La mal-inscription, première cause de l’abstention
Plus on est mal inscrit, moins on vote.
En 2012, seules 10 % des personnes inscrites dans le bureau de vote le plus proche de chez elles ne sont pas allées voter, ni à la présidentielle, ni aux législatives. Pour les personnes mal inscrites dans leur propre commune, l’abstention montait à 14,5 %.
Une étude conduite en 2011 sur 39 000 individus identifiés comme non-inscrits ou mal-inscrits sur les listes électorales tend à démontrer que la mal-inscription, voire la non-inscription, ne correspondent généralement pas à un choix politique ou idéologique de refus de voter mais qu’elles résultent d’un faible niveau d’information ou d’une tendance à la procrastination face à une procédure mal identifiée dans laquelle le calendrier joue un rôle significatif.
À cette mal-inscription objective s’ajoute la confusion que peut susciter, dans l’esprit des électeurs, le fait de ne pas recevoir la carte électorale : croyant – à tort – qu’elle est obligatoire pour pouvoir voter, ils ne se déplacent pas aux urnes.
Les Français se détournent massivement de la vie publique ? Peut être, mais ils sont surtout très mal inscrits.
Les procédures d’inscription : complexes, lourdes, partiellement dématérialisées
La France est le pays européen qui possède le plus de mal-inscrits et où la procédure est la plus compliquée.
Cette complexité, tient, pour une part, au principe de l’inscription volontaire[1] (La plupart des électeurs ignorent cette procédure[2].
Le rapport établi par deux sénateurs dresse un tableau très complet de la complexité des modalités d’inscription sur les listes électorales, mais aussi d’une série de dysfonctionnements :
- Multiplication des erreurs matérielles dans l’établissement des listes : perte de la demande d’inscription en mairie, omission d’une demande d’inscription par une commission administrative, radiations pour raisons d’homonymie, erreurs dans les avis de l’INSEE
- La correction des radiations irrégulières est limitée par l’impossibilité pratique de les notifier aux électeurs concernés (les communes ignorent la plupart du temps la nouvelle adresse de la personne radiée). Dans ces conditions, l’électeur n’est généralement informé de sa radiation que le jour du scrutin, lorsqu’il se présente pour voter.
- En l’absence d’une déclaration domiciliaire, et, partant, d’un fichier domiciliaire communal, la France ne disposerait pas des moyens nécessaires au suivi du déplacement des électeurs et à la sécurisation de la procédure d’inscription.
- Pas d’articulation entre la notification du déménagement à l’administration et l’inscription sur les listes : l’électeur qui a pris soin de communiquer à d’autres administrations le changement de ses coordonnées, s’attend à être informé de sa radiation ou de la nécessité de mettre à jour son inscription.
- Un tiers des échanges entre les communes et l’INSEE se font encore sous format papier. La transmission de documents papiers est source d’erreurs et de coûts supplémentaires. L’INSEE estime à environ 8 % la proportion d’avis papiers qui ne peuvent pas être traités automatiquement et doivent être repris manuellement.
La loi du 1er août 2016 rénovant les modalités d’inscription sur les listes électorales : un replâtrage
La loi du 1er août 2016 (en fait, une loi ordinaire et deux lois organiques) simplifie l’inscription sur les listes électorales.
- Suppression de la révision annuelle des listes électorales (Afin de permettre à tout électeur de s’inscrire jusqu’à 30 jours avant l’élection)
- Création d’un répertoire électoral unique, tenu par l’Insee. (Il sera alimenté par les décisions d’inscription et de radiation des maires sous le contrôle d’une commission communale. Les listes électorales par commune seront extraites de ce répertoire).
- Assouplissement des critères d’attache avec la commune d’inscription: la qualité de contribuable local sera reconnue après deux années consécutives d’inscription au rôle des contributions directes locales (au lieu de cinq).
- Elargissement de la procédure d’inscription d’office aux jeunes qui atteignent l’âge de 18 ans entre les deux tours d’une élection et aux personnes qui acquièrent la nationalité française.
- Suppression de la double inscription pour les Français établis hors de France
La loi du 1er août 2016, de toute façon, arrive trop tard pour les élections de 2017
Elle n’entrera en vigueur qu’après 2017 et probablement pas avant 2019.
Le projet de fichier des Titres électroniques sécurisés (TES)
Le Ministère de l’intérieur a publié décret le 28 octobre 2016 un décret relatif au fichier des Titres électroniques sécurisés (TES).
Le nouveau fichier TES, tel qu’envisagé dans le décret, étend aux cartes d’identité – soit environ 60 millions de Français – la numérisation et la centralisation des données biométriques, qui portait jusqu’à présent uniquement sur les passeports[3].
Les objectifs affichés par le ministère de l’Intérieur pour justifier la création d’un tel fichier sont doubles : rationaliser la gestion des titres délivrés et combattre la fraude et l’usurpation d’identité.
La publication du décret a suscité une levée de boucliers.
Les critiques portaient sur :
- La procédure utilisée : un simple décret (pas de débat parlementaire, pas d’étude d’impact)
- le principe d’une base biométrique centralisée, alors qu’il était possible d’atteindre le même objectif – éviter l’usurpation d’identité, par d’autres approches, comme le stockage de l’identité biométrique de l’individu dans le document d’identité lui-même[4].
- Les risques de détournements ou d’extension du fichier a d’autres finalités que la seule authentification[5]
Finalement, suite aux prises de position d’Axelle Lemaire, du Conseil National du Numérique (CNN) et de la CNIL, un audit est en cours pour s’assurer que la base sera sécurisée et qu’elle ne pourra servir à des usages policiers comme l’identification, c’est-à-dire, pour identifier un individu à partir d’une trace – une empreinte digitale, une image prise par une caméra de surveillance, une photo postée sur un média social. (Cette finalité d’identification avait expressément été censurée par le Conseil constitutionnel).
Ses conclusions seront remises à la mi-janvier.
Ouvrir le chantier de l’identité à l’heure du numérique
Il est permis de s’interroger sur les priorités du Ministère de l’Intérieur :
- ameliorer le dispositif d’inscription sur les listes électorales (qui laisse de côté de 10 à 13 millions d’electeurs potentiels)
- ou combattre la fraude et l’usurpation d’identité (sachant que la falsification de des cartes nationale d’identité et des passeports ne concerne que 15.000 documents, soit 0.1% de la population).
Il est permis de s’interroger sur la demarche en silo du Ministère de l’intérieur :
- Le projet de fichier TES ne prevoit aucune articulation avec le sujet, pourtant connexe, de l’inscription sur les listes électorales
- Le fichier TES se situe en dehors de la strategie d’etat-plateforme mise en œuvre par les services du Premier Ministre, qui a reçu sa premiere traduction avec le projet France Connect.
Quelle que soit l’issue du débat en cours sur le Fichier TES, il pourrait être proposé d’ouvrir une réflexion publique et globale sur la question de l’identité à l’heure du numérique.
- Les sujets de l’identité numérique et de sa sécurisation sont sur le devant de la scène européenne avec le règlement eIDAS.
- Ce règlement impose dès 2018 aux États membres la reconnaissance mutuelle des schémas d’identité numérique : chaque État membre sera obligé de reconnaître les moyens d’identification numérique des autres États membres s’ils respectent un niveau minimal de garanties spécifiques. Le règlement normalise trois niveaux de sécurité (faible, substantiel, élevé).
- La France a engagé des travaux pour proposer un schéma d’identité numérique qui présente des garanties suffisantes[6]. Au-delà des problèmes d’image pour la France de ne pas notifier un schéma d’identité numérique de niveau suffisant à l’UE, le non-respect d’eIDAS pourrait être source de problèmes pour les entreprises françaises.
- En outre, l’article 136 de la loi pour une République numérique spécifie que l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) va établir un cahier des charges pour un moyen d’identification électronique fiable permettant l’accès à des services en ligne ainsi qu’à un coffre-fort électronique.
Les sujets de l’identité administrative et de l’identité numérique sont traités séparément en France depuis plus de 10 ans.
Ils sont, de plus en plus imbriqués. Alors que les identités numériques prolifèrent, et que se développent à une échelle accrue des formes d’identité privées, controlées par une poignée d’entreprises nord-amercaines, on va redécouvrir la valeur de l’identité publique, originelle et originale, unique, stable et permanente, attestée et garantie par l’État.
L’identité publique, en un sens, sert déjà de socle et de référent pour certaines identités numériques. La carte d’identité n’est-elle pas demandée, dans bien des magasins, à l’appui d’un chèque ?
Une réflexion sur les impacts profonds à long terme sur notre société d’une généralisation des procédures d’authentification pour accéder à tout service – public ou privé, en France ou à l’étranger est necessaire.
Un chantier multidisciplinaire de grande ampleur
Compte tenu des enjeux de libertes publiques, economiques, de modernisation des administrations, de soveraineté numérique, il devra donner lieu a un vaste débat public. Associant administrations, entreprises, chercheurs et societe civile.
[1] L’inscription sur les listes électorales est, en France, fondée sur la démarche volontaire et préalable de l’électeur, sous réserve de la procédure d’inscription d’office instituée au profit des jeunes qui atteignent l’âge de 18 ans. La France n’est pas le seul pays a poser ce principe : les États-Unis, le Portugal et le Royaume-Uni. Dans ces pays, l’inscription sur les listes est encouragée, par l’accompagnement des électeurs dans leurs démarches (États-Unis), un recensement électoral obligatoire permanent (Portugal) ou l’envoi, chaque année, à tous les foyers d’un formulaire où la personne de référence indique le nom des électeurs qui résident sous son toit (Royaume-Uni).
[2] Sur environ 3 millions de personnes qui déménagent tous les ans pour leurs études, un emploi ou une mutation, seul un électeur sur cinq se réinscrit. Ils pensent souvent à tort qu’ils sont automatiquement réinscrits, dans la mesure où ils reçoivent impôts, taxe d’habitation, amendes et autre carte de vœux à leur nouvelle adresse.
[3] Il va collecter et enregistrer dans une base unique les données relatives à la filiation (noms, prénoms, dates, lieux de naissance et nationalité des parents), l’adresse, le courriel et le numéro de téléphone, ainsi que plusieurs données biométriques : la couleur des yeux, la taille, les empreintes digitales donc, mais aussi l’image numérisée du visage.
[4] C’est ainsi qu’opèrent par exemple les portails de contrôle d’identité utilisant le passeport biométrique (système Parafe des aéroports).
[5] c’est-à-dire pour vérifier qu’une personne qui se présente munie d’une pièce d’identité est bien celle qu’elle prétend être
[6] À ce jour, les fournisseurs d’identité agrégés par FranceConnect ne permettent d’atteindre que le niveau minimal (niveau 1) alors qu’une authentification électronique à plusieurs facteurs pourrait permettre d’atteindre les niveaux 2 et 3.
Il semble possible de viser un changement en ligne d’inscription sur les listes électorales à partir d’une authentification France-Connect. Qui pourrait être complété ensuite de la procuration. Avec une amélioration probable de la participation. Par contre le vote électronique est trop risqué en l’état des mesures techniques de protection (des pistes existent qu’il faudrait creuser).