Blockchain : un univers mouvant, en évolution permanente

Le terme « Blockchain » recouvre, au-delà des cybermonnaies et des émissions de cyberactifs par les entreprises (Initial Coin Offerings ou ICO), une grande diversité de projets. Il cristallise une approche radicalement nouvelle des bases de données et des registres.

Une chaine de blocs constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués, les « transactions », entre ses utilisateurs depuis sa création. Elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne. Elle est ainsi transparente, décentralisée, (quasi) infalsifiable et sans organe de contrôle.

Il serait plus pertinent de dire les chaînes de blocs pour prendre en compte la diversité des concepts et des projets.

Un programme à la fois radical et disruptif

Au-delà la technologie elle-même, la chaîne de blocs peut être définie comme un « programme » : elle comporte une visée politique, portée par un imaginaire, mais aussi une ambition stratégique.

 Un imaginaire libertarien

Les propriétés de la chaîne de blocs font écho à certaines revendications et valeurs prônées par le courant de philosophie politique libertarien. A l’origine de la chaîne de blocs, Satoshi Nakamoto et le consortium de développeurs du Bitcoin, souhaitaient explicitement s’émanciper du système monétaire classique.

La chaîne de blocs démontrerait la faisabilité technique de retirer à l’État certaines de ses attributions au profit des individus. Le Bitcoin, unité de compte générée et administrée au sein de la chaîne de blocs,  est souvent présenté comme une réaction à l’incapacité des États à prévenir des crises financières et à les endiguer.

Un monde sans intermédiaire ni tiers de confiance

« Dans sa forme canonique, la Blockchain est un refus des tiers de confiance. Cette technologie repose sur une posture idéologique qui n’est pas exempte de populisme. Ce refus des institutions établies s’explique en partie par la crise de confiance que traversent les sociétés modernes » ( La (ou les) blockchain(s), une réponse technologique à la crise de confiance, Annales des Mines) Les évangélistes de la chaîne de blocs voient dans cette technologie un levier pour remplacer les « tiers de confiance » (banques, les chambres de compensation, notaires, huissiers de justice) par des systèmes distribués. En ce sens, la chaîne de blocs contribue à la tendance de la désintermédiation.

Un levier pour remettre en cause la domination des grands acteurs du numérique

Ses partisans voient dans la chaîne de blocs à la fois un retour aux idéaux de l’Internet historique (décentralisé, ouvert, pair à pair) et un levier pour remettre en cause l’hégémonie des grandes plates-formes, centralisées et fermées.

 C’est ce qu’affirme une tribune récente : « De la même façon que Microsoft a été bousculé par la concurrence à un moment où sa puissance monopolistique semblait inébranlable, le cœur technologique du nouvel Internet actuellement en gestation devrait significativement impacter les équilibres actuels et créer un nouvel ordre. La « Blockchain » (a déjà enclenché un mouvement de mise en place d’une infrastructure numérique de nouvelle génération. A titre d’exemple, la vague des cybermonnaies montre comment l’ordre établi par les grands acteurs économiques et les États peut être bousculé en moins de cinq ans par de nouveaux réseaux opérant de façon transparente, décentralisée, et sans le recours aux acteurs historiques ». (L’Internet pourrait redevenir décentralisé, transparent et ouvert »)

 En outre, « la Blockchain ouvre la voie à de nouveaux business models, qui ne reposent plus sur la collecte massive de données mais sur la monétisation de services fondés sur l’économie des tokens.  Cette tokenisation de l’économie numérique, encore à ses prémices, représente une alternative unique face aux GAFA et à la collecte massive de données »  (Blockchain et GDPR : le malentendu)

De la chaîne de blocs aux Registres distribués

Comme mentionné lors de la communication du 22 février, le terme « Blockchain » est aujourd’hui parfois accompagné d’une expression désignant un ensemble de technologies plus général : « DLT », pour « Distributed Ledger Technology », c’est-à-dire « technologies de registres distribués ». Le développement de DLTs qui ne soient pas des chaînes de blocs n’est aujourd’hui qu’à ses balbutiements.

L’usage du terme « Registres distribués » présente un double avantage : le pluriel pointe la diversité des concepts et des réalisations ; il déconnecte cette nouvelle catégorie de bases de données du contexte cybermonétaire dans lequel elle a vu le jour. Plus neutre, il ne draine pas avec lui l’imaginaire associé à BitCoin et ses nombreux dérivés, parfois perçus comme purement spéculatifs.

Une vague de projets et d’investissements

En 2017, les fameuses  et controversées « Initial Coin Offerings » , qui correspondent à la première mise en vente d’une nouvelle cybermonnaie, ont permis de lever environ 5 milliards d’euros et ce chiffre a d’ores et déjà été atteint depuis le début de cette année.  La vogue de ces émissions de cyberactifs n’est pas le meilleur indicateur d’une vague technologique qui se traduit par des centaines de projets (plus ou moins innovants) et des travaux de fond pour l’amélioration des protocoles existants ou la mise au point de nouveaux protocoles.Le montant des fonds levés dans le secteur de la chaîne de blocs – hors ICO – est plus significatif. 95 millions de dollars en  2013, 362 en 2014, 491 en 2015, 601 en 2016 et 558 en 2017. Il a connu une forte hausse jusqu’en 2016 avant de baisser en 2017 : la montée en puissance des ICO n’est pas étrangère à cette baisse.

Le profil des projets financés a évolué depuis 2012. La proportion de projets en amorçage financés est passée de 100 % en 2012 à 50 % en 2017, au profit de projets plus matures.

Les technologies associées à la chaîne de blocs sont largement l’affaire de jeunes entreprises et de communautés de développeurs open source.

La France compte près d’une centaine de startups autour de la chaîne de blocs.Pour faire valoir leurs intérêts, elles se sont  regroupées au sein deux associations : la Chaintech et France Blocktech.

La plupart des grands acteurs du numérique investissent dans ces technologies. Ainsi, IBM, Microsoft Intel, Accenture et une poignée de grandes banques se sont associés pour adapter la chaîne de blocs Ethereum aux besoins des entreprises. Google travaille sur sa propre technologie chaîne de blocs.

Des politiques publiques combinant soutien et régulation

  • Aux États-Unis, le NIST, l’agence du Département du Commerce des États-Unis, chargée de promouvoir l’innovation et la compétitivité industrielle à travers la standardisation et l’interopérabilité vient de publier un rapport très mesuré. « L’utilisation de cette technologie n’est pas une solution miracle (« silver bullet »), et il y a des problèmes qui doivent être résolus. Cela dit, la technologie de la chaîne de blocs est un concept important qui servira de base à de nombreuses nouvelles solutions ». Les recommandations du NIST sont attendues car elles façonneront non seulement le développement des registres distribués dans le secteur privé, mais aussi l’adoption et la réglementation cde ces technologies par le gouvernement américain.
  • La Commission européenne considère la chaîne de blocs « comme une avancée majeure car elle apporte un niveau élevé de traçabilité et de sécurité dans les transactions en ligne. On s’attend à ce qu’elle fasse changer les services numériques et transforme les modèles économiques dans divers secteurs comme les soins de santé, l’assurance, la finance, l’énergie, la logistique, la gestion des droits de propriété intellectuelle ou les services publics. Ces technologies de la finance sont une priorité de la Commission européenne, car elles peuvent jouer un rôle majeur dans la réalisation des objectifs de développement du marché unique, de l’union bancaire, de l’union des marchés des capitaux et des services financiers de détail ». Elle vient d’annoncer qu’elle investirait jusqu’à 340 millions d’euros dans les deux prochaines années ainsi que la mise en place d’un Observatoire-forum des chaînes de blocs.
  • En Allemagne, le programme de gouvernement pour la « Groko » (grande coalition PPE-SPD) mentionne la mise en œuvre d’une « stratégie globale sur les “Blockchain” et faire campagne pour un cadre légal, au niveau européen et international, concernant les échanges de cybermonnaies ».
  •  Au Royaume Uni, le rapport du Chief Scientific Adviser invitait dès 2016 le gouvernement à tirer pleinement parti des « technologies de registres distribués » (Distributed Ledger Technology, DLT). Agitant le risque pour le Royaume-Uni de se retrouver rapidement dépassé sur un secteur prometteur, le Chief Scientific Adviser incitait la sphère politique à déployer  une stratégie de développement de ces technologies.
  • En Chine, le gouvernement chinois encourage officiellement le développement de l’utilisation des chaînes de blocs dans les institutions et les industries chinoises. La Chine posséderait le deuxième plus grand nombre d’entreprises de chaîne de blocs au monde après les Etats-Unis.

La chaîne de blocs concerne aussi la sphère publique

La presse met souvent en avant la mise en œuvre de chaines de blocs pour gérer le cadastre ou maintenir un registre des terres appartenant à l’Etat. Ces projets, portés par des ONG, concernent généralement des pays sous-administrés comme le Ghana ou la Géorgie[11].

L’usage des chaines de blocs   par les administrations pourrait concerner tout autant des états avancés.

  •  L’Estonie utilise ainsi la chaîne de blocs pour accroître la dématérialisation (déjà très avancée) de nombreux services publics. Outre la dématérialisation de son administration qui permet aux résidents estoniens de signer des contrats de mariage, de naissance et des contrats commerciaux à travers un partenariat entre le programme « e-residency » et la plateforme Blockchain Bitnation, le gouvernement estonien a également conclu un partenariat avec une start-up spécialisée afin de gérer un million de dossiers médicaux sur la chaîne de blocs. En août dernier, il a lancé une consultation autour de la création d’une cybermonnaie nationale, l’Estcoin.
  • Aux États-Unis, la General Services Administration (GSA) a organisé des juillet 2017 un forum inter-agences pour évaluer les cas d’usage et établir un programme de travail commun. Ce forum a recensé 70 cas d’usage. Le programme « Emerging Tech and Open Data for a More Open Government » se donne l’objectif d’identifier les objectifs nationaux potentiels pour l’utilisation de la chaîne de blocs. D’ores et déjà, les principales agences ont mis en œuvre des pilotes ou s’y préparent, dont le Département d’État.
  • Au Royaume Uni, le rapport du Chief Scientific Adviser en 2016 mettait l’accent sur l’amélioration des services proposés aux citoyens qui pourraient être davantage personnalisés et efficaces ainsi que sur la réduction des coûts que pourrait permettre cette technologie.

La perspective d’un essor de la chaîne de blocs dans la sphère publique soulève chez certains observateurs quelques doutes : « elle se heurterait à une difficulté sociologique évidente : la capacité à faire absorber à la technostructure administrative la complexité de la Blockchain et le repositionnement intellectuel qu’elle demande » (Blockchain et Droit: Code is deeply Law).

En France : régulation et soutien des innovateurs mais pas de projet concret dans la sphère publique

Il n’y a pas, à ce stade, l’équivalent en France du rapport du Chief Scientific Adviser ou du NIST américain. Un groupe de réflexion vient cependant d’être initié par France Stratégie[18].

  • La technologie chaîne de blocs a intégré le droit positif français. En effet, la France a inscrit pour la première fois cette technologie dans la loi avec la signature de l’ordonnance relative aux bons de caisse.
  • Par ailleurs, le Parlement a autorisé l’exécutif à intervenir par ordonnance pour réformer le droit applicable aux titres financiers afin de permettre la représentation et la transmission au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé de certains titres financiers. L’ordonnance a été présentée en conseil des ministres le 8 décembre 2017 et ferait de la France le premier pays européen à adapter son cadre législatif à un tel usage de la chaîne de blocs.
  • Cette ordonnance s’inscrit dans le cadre d’une stratégie visant à faire de la France un acteur-clé de la finance numérique et en particulier des cybermonnaies. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, souhaite faire de la France le « premier grand centre financier à proposer un cadre législatif ad hoc » pour les émissions de cyberactifs par les entreprises, les fameuses « Initial Coin Offerings » (ICO).
  • Bpifrance, par ailleurs, « mobilise l’ensemble de ses dispositifs de soutien à l’innovation pour accompagner le développement des technologies Blockchain ».

Un univers mouvant, en évolution permanente

Le rythme de l’innovation en matière de chaîne de blocs, qu’il s’agisse des applications ou des protocoles, est remarquablement rapide.

On recense déjà trois générations :

  • La première, celle de BitCoin et de ses premiers dérivés, était centrée sur le stockage et l’exécution des transactions effectuées. dans des monnaies purement numériques.
  • La seconde (celle d’Ethereum, Ethereum Classic, NEO et QTU), étend le champ des applications à la gestion d’actifs non monétaires (tels que l’immobilier ou les diamants) tout en ouvrant la voie aux Smart Contracts.
  • La troisième est associée à l’émergence de nouveau protocoles et plateformes ; Iota, Aion, Aion, Cardano…

Les enjeux « informatique et libertés » soulevés par les chaines de blocs

Les principes classiques de la protection des données personnelles ont été conçus dans un monde où ceux qui détiennent les données sont des entités centralisées : or, les technologies de chaîne de blocs sont construites sur un modèle décentralisé et visent à se passer de tout organe de contrôle.

Cette antinomie presque structurelle entre chaîne de blocs et les principes de protection des données personnelles (avec, notamment, la nécessité d’identifier un responsable de traitement) et donne lieu, depuis des années à des constats tranchés.

L’entrée en vigueur prochaine du RGPD ravive ces débats.

Maurice Ronai

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