La guerre des données : La filière française (1979)

(Maurice Ronai et Antoine Lefebure, « La guerre des données » in Le Monde Diplomatique, novembre 1979)

Redoutant les effets d’une « dépendance quasi complète » le gouvernement français lançait tardivement, en décembre dernier, un plan d’ensemble visant à mettre le pays « à l’heure de l’informatique ». 2,25 milliards de francs de crédits sont promis à l’industrie pour les cinq prochaines années. L’établissement de Télésystèmes, serveur national, illustre ce souci d’indépendance .

« Lorsque l’Etat s’est mêlé de définir lui-même des produits. Il n’a pu qu’imiter avec retard et sans talent ce qui se faisait ailleurs : le « plan calcul », par exemple, a été lancé avec cinq ans de retard dans une gamme reproduisant les IBM-360, au moment où l’on connaissait déjà l’évolution vers les calculatrices de poche et les mini-ordinateurs. Si l’ Etat s’est, de la sorte, illustré dans l’erreur, a assisté impuissant à l’échec de ce grand projet et aussi de plusieurs autres, la cause n’en est ni technique, ni financière. Cela paraît plutôt provenir de la position institutionnelle, qui l’incite à n’écouter que le spectaculaire et le conformiste, même si, à titre individuel, les acteurs eux-mêmes ont d’autres vues. Car l’Etat, à ce niveau, est surtout demandeur de publicité (déguisée). Les petites calculatrices n’étaient pas un support convenable : elles signifient l’autonomie non la centralisation ; une modeste commodité pour tous, et non l’affirmation d’un pouvoir scientiste » : cette analyse cruelle, que donne Thierry Gaudin (1) des rapports de l’Etat avec l’innovation en France, situe les écueils qui menacent l’effort massif du gouvernement dans l’automatisation de l’information.

La création d’une industrie française de l’information ne va pas sans difficultés dans un pays où l’information ne prend sa valeur qu’en tant qu’elle est rare, figée et secrète. L’information est dévaluée lorsqu’elle est accessible. Chaque administration, chaque groupe pensent fonder leur pouvoir sur des données qu’ils espèrent être les seuls à détenir. L’Etat donne l’exemple et pratique une rétention, appuyée d’ailleurs sur toute une série de textes dont le flou autorise toutes les interprétations : articles 72 et 378 du code relatifs aux secrets de la défense nationale et aux secrets professionnels. Interdiction par décret pour tous les agents publics de « toute communication contraire aux règlements de pièces ou documents de service à des tiers ». La rétention est la règle, la communication l’exception, comme l’ont vérifié les études de la commission de coordination de la documentation administrative, chargée de remédier à cette situation (2). Les banques de données créées à l’initiative de plusieurs ministères ont rarement été conçues en fonction d’une utilisation extérieure. L’appareil documentaire, du moins son secteur automatisé, se caractérise par un sous-équipement en matière de distribution. Ce n’est que très récemment que le Parlement s’est doté de terminaux connectés à quelques administrations.

Les besoins des armées

L’effort s’est concentré longtemps sur l’information scientifique et technique. Le protagoniste principal et discret en est la D.R.M.E. (Direction des recherches et moyens d’essais), en liaison avec la B.N.I.S.T. (Bureau national de l’information scientifique et technique). C’est en 1961 qu’un décret lui assigne la mission « de faire l’inventaire des recherches scientifiques et techniques intéressant les armées, déceler et intensifier les travaux dits de pointe, susceptibles d’orienter à long terme la politique d’armement de la nation ». A travers le BIS (Bureau d’information scientifique), la D.R.M.E. soutient la création de plusieurs banques de données : Pluridata en chimie, Thermodata sur les propriétés thermiques des métaux, Ergodata qui rassemble les données anthropométriques individuelles et ergonomiques. Gaphlor sur la physique des gaz. Le BIS cofinance avec le B.N.I.S.T. la conception de logiciels. Le CEDOCAR (Centre de documentation de l’armement) assure la collecte et l’indexation de publications françaises et étrangères et draine l’ensemble des demandes d’information pour les états-majors, les directions techniques mais aussi pour les entreprises sous contrat avec l’armée. Le souci de confidentialité l’a conduit à acheter les bandes magnétiques de fonds documentaires américains. Le CEDOCAR gère, quant à lui, deux millions de références bibliographiques, centrées sur les sciences de l’intérieur.

On retrouve, à travers la nébuleuse BIS-CEDOCAR, laboratoires universitaires financés par la D.R.M.E.-B.N.I.S.T., l’équivalent français du complexe militaro-informationnel américain. La D.R.M.E. joue un rôle décisif par les crédits qu’elle distribue, mais aussi par les personnalités qu’elle rassemble entre 1961 et 1972 puisqu’on retrouve ses anciens directeurs scientifiques aux postes-clés. Le professeur Aigrain, après la D.R.M.E., passe à la direction des enseignements supérieurs, puis à la direction technique de Thomson-C.S.F., avant de devenir secrétaire d’Etat à la recherche. Entre-temps, il a présidé un groupe de travail sur l’information scientifique qui prépare les décisions du conseil des ministres. Le professeur Dubois, après avoir travaillé à la D.R.M.E., met au point le système DARC, une procédure d’interrogation des bases de données chimiques à partir de la formule développée des composés ; il est nommé, en octobre 1978, directeur de l’AUDIST, l’agence chargée de coordonner les initiatives du ministère des universités dans la domaine de l’information scientifique et technique.

L’autre pilier, c’est le C.N.R.S. qui, après un effort soutenu, rassemble sur le système Pascal plus de huit millions de références. Sa politique de qualité et d’exhaustivité, son souci de couvrir la littérature scientifique des pays de l’Est lui confèrent une dimension internationale. Ce qui semble conditionner le succès de ces réalisations, c’est la centralisation. Dès qu’il s’agit de coordonner les systèmes documentaires d’E.D.F. du C.N.E.T. (Centre national d’études des télécommunications) de Thomson-C.S.F. et du C.N.R.S. pour créer ELDOC, une base de données sur l’électricité et l’électronique, malgré les subventions du B.N.I.S.T. les rivalités et les disparités l’emportent (alors qu’en Grande-Bretagne INSPEC aboutit).

En dépit de quelques réussites, comme Ariane dans le bâtiment et Titus dans le textile, le retard sur les systèmes américains s’accentue. De trente mille interrogations effectuées aux Etats-Unis via Tymnet ou Telenet en 1977, on est passé à cent mille en 1978. Tout se passe comme si la dénonciation de la pénétration américaine, les efforts entrepris pour la contrecarrer, la publicité faite à ces initiatives produisaient l’effet contraire : ils attirent l’attention d’une clientèle qui ignorait l’existence ou l’efficacité des systèmes américains.

Le rapport Nora-Minc signalait l’urgence d’une riposte : « L’action gagnerait en ampleur et en efficacité si les pouvoirs publics élaboraient un plan banque de données, recensant les institutions à créer, évitant les inutiles recoupements. »

Un groupe de travail, sous la présidence de M. Aigrain, bientôt remplacé par M. Dejou, fut constitué pour éclairer les décisions du conseil des ministres. MM. Aigrain et Déjou constatent « la tentative d’hégémonie de la part des Etats-Unis » et observent que « leur avance est telle qu’aucune nation désireuse de se développer et de prospérer ne peut se passer des services d’information américains… La situation est grave car aujourd’hui la dépendance est quasiment complète, tant au niveau de la constitution des systèmes que de leur exploitation. De plus, le risque d’espionnage industriel n’est pas négligeable car un réseau de transmission de données peut être l’objet d’écoutes comme le réseau téléphonique… Les Etats-Unis cherchent à drainer chez eux les données scientifiques, techniques, technico-économiques et économiques en provenance du monde entier » (3). La virulence anti-américaine peut surprendre sous la plume de M. Aigrain, ex-pensionnaire du M.I.T. : elle est à la mesure des 500 millions de francs qu’il propose de consacrer à la constitution d’un système national d’information : « L’indépendance est à ce prix. »

En 1977, la Francs consacrait 380 millions de francs aux services d’information scientifique et technique contre 4 490 aux Etats-Unis (treize fois plus) et 900 en Allemagne occidentale (2,4 fois plus). En rapportant ces chiffres aux P.N.B. de ces pays, on constate que les Etats-Unis consacrent à ces activités des efforts 2,6 fois plus élevés que la France, et la R.F.A. 1,7 fois plus. Si on compare les crédits affectés aux bibliothèques, le rapport est de un à quatre (4). Le conseil des ministres du 6 décembre 1978 décide un plan d’ensemble destiné à mettre la France « à l’ heure de l’informatique », grâce à une enveloppe de 2,25 milliards de francs, étalés sur cinq ans et gérés par le ministère de l’industrie.

Logique politique, logique commerciale

Les décisions prises relèvent de critères contradictoires. Ainsi, la prise de participation du C.N.I.C. (Centre national de l’information chimique) dans Chemical Abstracts, conférant à la France, au Japon, à la Grande-Bretagne et à la R.F.A. une minorité de blocage, procède d’un souci d’indépendance. Les fichiers de Chemical Abstracts seront accessibles sur un serveur français, et la littérature française en chimie sera indexée sur place.

Le financement d’un serveur national, Télésystèmes, sur lequel seront chargés des fichiers stratégiques (Chemical Abstracts), 100 % français comme Pascal (rival des bases bibliographiques américaines), des fichiers de service public (BIPA, mis en oeuvre par la Documentation française) et utilisant un lris-80 de la C.I.I.-H.B. témoigne du même souci. La création d’un « catalogue industriel » (qui produit quoi ?) est une riposte à certaines sociétés américaines qui ont déjà constitué ce type de catalogue en R.F.A., au Japon, en Grande-Bretagne.

Par contre, l’appel d’offres pour la constitution de banques de données, l’aide apportée aux administrations (INSEE, douanes, C.F.C.E.) pour l’ouverture au public de leurs banques de données, les contrats de croissance pour soutenir des sociétés de distribution autres que Télésystèmes procèdent d’une logique plus commerciale : il s’agit de développer une industrie compétitive et rentable qui pourrait à terme s’émanciper du financement public.

Ces deux logiques, politique et commerciale, recoupent les préoccupations des deux organismes qui drainent et distribuent les crédits : le B.N.I.S.T. et la préservation des filières stratégiques ; le ministère de l’industrie, avec ses contrats de croissance et ses critères de rentabilité. Il est encore trop tôt pour apprécier laquelle de ces deux logiques s’imposera, notamment au niveau des crédits, mais, d’ores et déjà, ce qui frappe, c’est la semi-clandestinité dans laquelle les décisions sont prises, sans débat parlementaire, sans même en rendre compte à l’opinion. Au récent colloque « Informatique et société », Hervé Nora, de la direction générale des télécommunications, lançait un vibrant appel au dialogue avec les professionnels de l’information.

« Ce n’est qu’après les prises de décision financières et l’installation de systèmes et de réseaux qui auraient pu être conçus différemment que l’on fait appel à nous, seuls capables de faire vivre cette industrie de l’information », nous confiait, désabusé, un producteur de banques de données. La pratique des conseils des ministres restreints, des rapports tenus secrets, des appels d’offres dont les résultats sont éternellement différés, des fonctionnaires qui tranchent sans aucun contrôle ainsi que l’absence de concertation, augurent bien mal d’une industrie qu’on prétend d’information.

(1) Thierry Gaudin, l’Ecoute des silences, U.G.E. 10/18, Paris, 1978.

(2) La Documentation française, Paris, 1978.

(3) Rapport du président du groupe de travail sur l’information scientifique et technique (non publié).

(4) Enquête réalisée par le B.N.I.S.T. en 1975 (non publiée).

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