Maurice Ronai et Antoine Lefebure, « La guerre des données » in Le Monde Diplomatique, novembre 1979
Dans la guerre économique et industrielle mondiale, se dégage un nouveau front : celui de l’information. Front difficile à cerner, car il se rapporte aussi bien à l’information comme production immatérielle – de la transaction bancaire à la distribution par correspondance, en passant par la gestion ou l’enseignement – qu’à l’information comme ressource, clé de toute stratégie, prévision ou décision.
Bibliothèques et pigeons voyageurs furent longtemps tout l’arsenal des Etats et des Eglises, des militaires et des marchands dans leurs efforts millénaires pour rassembler et transmettre l’information. L’imagination déployée à cet effet suivait trois axes relativement linéaires : collecte (le renseignement) ; exhaustivité (l’inventaire) ; synthèse (le rapport). Subitement, cet ordre rassurant se trouve dispersé par le rythme rapide des mutations scientifiques et techniques, le volume gigantesque des informations à traiter, la brusque réduction des délais, pour la prise de décision et l’exécution.
La première, l’armée américaine, directement confrontée à ce triple défi, a pu expérimenter les systèmes automatiques, ouvrant ainsi à l’industrie l’accès d’un nouveau et vaste domaine. Dans les banques et bases de données, dans les réseaux télématiques, l’information s’émancipe des supports traditionnels (livres, revues, journaux). Convertie techniquement en unités élémentaires, mesurables et facturables, elle devient une marchandise comme toutes les autres, produite distribuée et vendue sous forme de « données » plus ou moins brutes.
Née aux Etats-Unis, l’industrie de l’information y est en plein épanouissement : soucieuse de faits et de chiffres, la clientèle y est loin d’être saturée, mais, déjà, la rivalité entre constructeurs, sociétés de services, firmes électroniques et éditeurs s’étend au monde entier où elle ne rencontre, partout, qu’une faible résistance. L’expansion suit un schéma désormais classique : avance technologique, financement direct au indirect par le gouvernement fédéral, rentabilisation sur le marché intérieur, conquête des marchés extérieurs et notamment européens, consolidation de la suprématie.
Mais l’industrie de l’information ne peut être considérée comme un front industriel parmi d’autres – agro-alimentaire, matières premières, énergie, téléphone, électronique : l’issue de toutes ces batailles est, en effet, conditionnée par la maîtrise de l’information, par les inégalités affectant la capacité des uns et des autres à prévoir et faire des choix. En dernière instance, c’est la pertinence de l’information et de son traitement qui permet de faire les bons choix d’investissement, d’implantation, de mouvement ou de commercialisation. Et, si certains groupes et firmes ont pu atteindre à une impressionnante efficacité, c’est grâce à la rencontre d’un certain type de raisonnement, d’origine militaire – connaissance du terrain et de l’ennemi, balayage des possibles, simulations, – avec des banques d’information très performantes, également de conception militaire.
La domination américaine sur les autres économies s’en trouve confortée. Pour leur part, les Etats européens, jouant du monopole des télécommunications, développent des réseaux nationaux, tentent de préserver des filières informationnelles indépendantes, de susciter des industries nationales. De telle sorte que le fossé s’accentuera encore entre quelques nations nanties, bien informées (data rich) et les autres, démunies, sous-informées (data poor).
Voici enfin, qu’avec les services d’information destinés au grand public, bientôt mis en place par les P.T.T. européens, le champ d’action se déploie démesurément. Logique technocratique des appareils d’Etat et logique commerciale des industriels de l’information se conjuguent pour coloniser la vie domestique, médiatiser un peu plus les communications entre les individus. Tel est le double enjeu de la guerre des données : la conquête des marchés y est aussi incursion sur le terrain de la pensée et des relations sociales.
Des réservoirs de pensée ?
L’industrie de l’information, c’est décidé, doit relancer la croissance. Et le savoir ? et la pensée ? Avec la langue et la mémoire, la pensée subira inévitablement les contrecoups de cette nouvelle et puissante pensée technologique. La circulation du savoir sera-telle vraiment améliorée pour autant ?
La prolifération des bases et banques de données, l’extension des réseaux nationaux et internationaux dessinent une « grille mondiale de l’information ». A travers les initiatives gouvernementales en Europe et au Japon, les efforts des organisations internationales, la fébrilité des multinationales de la communication (1), c’est la répartition des tâches, des créneaux et des sous-traitances qui se négocie, esquissant une division planétaire du travail documentaire.
L’âpreté des enjeux stratégiques (qui contrôle l’information contrôle la décision) et commerciaux ne doit pas occulter ce que, faute de mieux, on appellera enjeux de civilisation. « L’information est inséparable de son organisation, de son mode de stockage. A long terme, il ne s’agit pas seulement de l’avantage que peut conférer la connaissance de telle ou telle donnée. Le savoir finira par se modeler, comme il l’a toujours fait, sur les stocks d’information », notait le rapport Nora-Minc. La standardisation technicienne n’induit pas seulement une suprématie de la langue anglaise, une prédominance américaine : ce sont les procédures d’élaboration et de transmission de la mémoire collective qui sont bouleversées. Avec les données c’est la pensée qui est mise en banque. Au Japon le projet Jacudi (aujourd’hui abandonné) prévoyait la mise en place d’une immense banque de données baptisée « réservoir central de pensée ».
La réflexion sur les nouveaux systèmes documentaires comme sur n’importe quel développement technologique se révèle hasardeuse. En effet, leur avènement ne se fonde que sur la loi du « tout ce qu’il est possible de faire doit être fait ». Jacques Ellul (2) a analysé cette autonomie du jeu de la techno-structure où les décisions vont toujours dans le sens d’une rationalisation et d’une vitesse accrue. « Tout ce qui est informatisable sera informatisé. » Pour leur part, Hanoun Jamous et Pierre Gremion (3) ont montré comment la fuite informatique tenait lieu de politique. « Non seulement l’outil informatique permet de faire l’économie de ces interrogations et de préserver le pouvoir de ceux qui le possèdent déjà, il ne résoudra même pas les problèmes pour lesquels il a été conçu. »
Toute réflexion sur les nouvelles technologies est fausse dès l’origine car, s’il est facile d’en évaluer les avantages immédiats, les inconvénients n’apparaissent qu’à plus long terme (on commence à s’en rendre compte pour la télévision) (4). Ainsi, les performances des bases et banques de données (accélération des recherches, transmission en temps réel, capacité de traitement, volume de données) se traduisent et se paient par un allongement de la chaîne documentaire, la multiplication des intermédiaires entre le demandeur et le producteur d’informations. Le gain en vitesse n’est rendu possible que par un éloignement, une distance accrue entre le demandeur d’information et l’information obtenue en bout de course.
Les bases et banques de données ne résultent pas tant d’un besoin d’informations que d’une poussée technologique : on peut en voir un indice dans les efforts déployés pour susciter ce besoin, pour produire une demande d’informations dans un univers qui en est déjà saturé. Si, au départ, ces nouveaux systèmes ont aisément conquis la clientèle des firmes et des administrations, il a fallu exalter la qualité du service, assurer la formation des documentalistes, améliorer les logiciels, proposer des politiques tarifaires pour séduire les bibliothèques, les universités, les entreprises moyennes. Mais, pour conquérir l’ensemble du champ social le marketing ne saurait suffire. Aussi la promotion est-elle assurée à travers deux relais : les « médias » et les P.T.T. Les « médias » préparent le terrain où les P.T.T. installent leur quincaillerie.
Auréole de convivialité
En effet, ce qui frappe, c’est l’auréole de convivialité dont on entoure les nouvelles techniques de communication : transparence sociale, information accessible à tous, et dans l’instant, décentralisation, épanouissement de l’individu.
Alors que la grosse informatique avait soulevé une inquiétude diffuse, notamment pour les libertés, lorsqu’elle était affectée à la gestion des grandes organisations, sa généralisation jusque dans les foyers est présentée de manière positive. La biologie, la théorie de l’information, l’analyse de systèmes sont mobilisées pour exalter la société informationnelle, l’agora électronique, « une organisation cellulaire, formée de communautés à la fois très autonomes et coopératives » (5). Le noyau commun à toute une série d’analyses récentes (6), c’est l’idée d’une croissance fondée sur l’information et non plus sur l’énergie ou la matière. « L’éducation, les communications, les loisirs, la santé : là se trouvent nos chances de développement. Nous devons tout faire pour activer la population en circuit interne, pour qu’elle achète des services et qu’elle en soit heureuse » (7). Cette « activation de la population en circuit interne », les P.T.T. la mettent en oeuvre à travers les systèmes Vidéotex.
A plus long terme, c’est le courrier et la monnaie électroniques qui se préparent. Il n’est pas certain que ces activités nouvelles relèvent de la mission de service public. En tout cas, elles n’ont pas grand-chose à voir avec la satisfaction d’un besoin de communiquer.
Il était fatal que les systèmes télématiques, d’abord destinés aux militaires et aux grandes industries, trouvent leur rentabilité optimale sur le marché domestique, à la manière des « sensors » électroniques utilisés par l’armée américaine pour détecter les intrusions nord-vietnamiennes, qui servirent plus tard à protéger le périmètre des entreprises et s’introduisent aujourd’hui dans les résidences secondaires et les appartements.
Les « sensors » ne sauraient garantir la sécurité, et comment croire que les banques de données domestiques, réseaux et autres nouveaux services puissent assurer une meilleure circulation du savoir, la « palabre informatisée » ? Ces technologies sont génératrices d’automatismes finis, d’un ordre purement organisationnel et externe. La cohésion d’une société, qui repose sur du moral et du social, semble même de plus en plus précaire au fur et à mesure que se développe la standardisation technicienne.
L’information sera totale et instantanée, le contact sera permanent, mais il ne se communiquera plus que des ordres. L’espace sera traversé par des réseaux et des voies de plus en plus rapides, mais plus personne ne pourra se représenter la complexité du territoire lui-même. Le chantage du nouveau permet la mise en place de gestions collectives, de nouvelles réalités contrôlées et régulées (8)
Colonisée par la gestion technicienne, la société draine de lourds silences que l’agitation médiatisée n’arrive plus à animer. Résistance passive d’un certain bon sens qui se doute bien que le temps ne se rattrape pas dans la vitesse, que l’espace ne s’approprie pas dans un quadrillage de réseaux, que la pensée ne se trouve pas dans les banques de données.
(1) Armand Mattelart, Multinationales et systèmes de commmunication, Anthropos, Paris, 1976.
(2) J.Ellul, le Système technicien, Calmann Lévy, Paris, 1977.
(3) In l’Ordinateur au pouvoir,, Le Seuil, Paris, 1978.
(4) Cf. Marie Winn, The Plug-in Drug, Viking Press, New-York, 1977 ; ouvrage paru en français sous le titre TV, Drogue aux éditions Fleurus, Paris, 1979 (voir le Monde diplomatique de mai 1979, page 23). Cf. également Jerry Menders : Four Arguments for the Elimination of TV , William Morrow, New-York, 1978.
(5) Jean Voge, Revue T, avril 1979.
(6) Notamment toute la série « Problèmes informatiques » de l’O.C.D.E.
(7) Michel Crozier, in Projet, Paris, mai 1979.
(8) « Stratégies informatiques » in Interferences, nos 8 et 9, 1978, et « Retour aux sources » in Interferences, n°10, Paris, 1979.