Maurice Ronai et Antoine Lefebure, « La guerre des données » in Le Monde Diplomatique, novembre 1979
En 1971, l’UNESCO définissait l’information scientifique et technique comme une « ressource mondiale », c’est-à-dire collective, et proposait la constitution d’un système mondial d’information scientifique UNISIST (1). Un certain nombre d’institutions internationales oeuvraient déjà dans le même sens : l’Organisation internationale de normalisation (ISO), la Fédération internationale de documentation (IFID), la Fédération internationale pour le traitement de l’information (IFIP) ou encore CODATA, dans lesquels les pays en voie de développement sont sous-représentés.
Indépendamment des multiples obstacles (politiques nationales, barrières linguistiques, inégal développement des systèmes documentaires, jungle des normes, incohérence des terminologies, etc.), UNISIST n’avait aucune autorité sur les autres organisations internationales qui, comme la F.A.O. ou l’A.I.E.A. (Agence internationale de l’énergie atomique), développaient leurs propres systèmes UNIS et AGRIS). Quant à la coordination des banques et bases de données internes à l’UNESCO, elle était confiée à un autre organisme, l’I.O.B. (Bureau intergouvernemental pour les systèmes d’information). Il ne restait à UNISIST que la définition de normes et de logiciels, l’élaboration de directives pour rendre compatibles entre eux les systèmes nationaux d’information, à défaut de rendre compatibles les systèmes internationaux, ce qui semblait, à premiers vue, plus facile.
En plus de l’I.O.B. et d’UNISIST fut constitué un autre organisme, l’I.A.T.F.I.E.T.T. (Inter Agency Task Force on Information Exchange and Transfer of Technology) qui reçut la mission de coordonner les bases et banques de données des organisations internationales. Le partage des compétences entre agences, les intérêts propres à chaque agence, les décisions de départ compromettant une comptabilité ultérieure entravent l’action de l’I.A.T.F.I.E.T.T. Les résolutions des assemblées générales ne sont pas toujours claires : elles définissent des objectifs imprécis. Outre que chaque décision prise à l’Assemblée générale de l’UNESCO (ou d’une agence internationale) dépend des représentants de près de cent cinquante Etats, ce ne sont pas les mêmes organismes gouvernementaux qui siègent dans chacune des agences. Ainsi pour la France, suivant les agences, ce sont les ministères de l’industrie, des affaires étrangères, de l’éducation, des universités ou le B.N.I.S.T. (Bureau national pour l’information scientifique et technique) qui sont représentés : l’absence de politique nationale cohérente dans ce domaine se répercute en s’amplifiant dans les instances internationales. Un exemple : l’UNESCO propose la mise en place d’une banque de données sur les politiques gouvernementales en matière de science et technologie. En faisant l’inventaire des théories et des méthodes, des plans, des programmes et des projets nationaux, des pratiques de chacun des gouvernements dans ce domaine, cette banque de données appelée SPINES pourrait aider les nations démunies (et sans doute les autres) à prendre des décisions plus réfléchies. Les représentants français s’opposent à SPINES sans qu’on puisse savoir au juste pourquoi, ni où cette attitude a été discutée.
La position de la France rejoint d’ailleurs celle des Etats-Unis et de six autres pays industrialisés : et malgré la décision de principe, SPINES ne verra pas le jour si ces huit pays n’y participent pas par la collecte de données et par la fourniture de crédits. Cet exemple est révélateur des limites de la coopération internationale, qui se réalise là où les pays data rich trouvent un intérêt. Ces systèmes sont chers, et, s’il est aisé d’en évaluer le coût, on apprécie difficilement les bénéfices. De plus l’UNESCO impose le principe de systèmes ouverts à tous les Etats membres sans discrimination, alors que ce sont évidemment « toujours les mêmes » qui engrangent les données et financent.
L’exemple du nucléaire
Le système INIS illustre bien cette logique : chacun des partenaires de l’Agence internationale pour l’énergie atomique indexe et traite toute la littérature relative au nucléaire publiée dans le pays. Des directives, un thésaurus, des procédures multilingues ont été définis en commun. Ce stock est envoyé à une « unité centrale » qui réunit les input sur bandes magnétiques et édite un bulletin. INIS couvre ainsi 95 % de la littérature publiée, cinq cent mille références. On y accède à travers l’unité nationale (ainsi, pour la France, le commissariat à l’énergie atomique) et, une fois obtenue la référence du document, on s’adresse à l’unité nationale concernée pour obtenir le document primaire. Chaque pays participe en faisant fonctionner l’unité nationale et paye une part pour le fonctionnement de l’unité centrale. Chacun a intérêt à respecter les règles communes, car on réalise très vite qu’un pays n’envoie que des documents mineurs, ou omet les documents non conventionnels, c’est-à-dire non publiés, souvent les plus pertinents (la « grey littérature », rapports, thèses, comptes rendus de séminaires, etc.). INIS profite essentiellement aux pays dotés d’une industrie nucléaire.
Quant au système AGRIS, mis en oeuvre par la F.A.O., il repose sur les mêmes principes. Toutefois un rapport de l’UNESCO constate que certains pays s’engagent pleinement pour assurer un input complet des publications agricoles nationales, que d’autres fournissent seulement des entrées symboliques, et que d’autres encore ne fournissent pratiquement aucun input… « L’échec le plus significatif d’AGRIS a été jusqu’à présent son incapacité à s’assurer un input complet des Etats-Unis. »
Aide et contrôle de l’information
La politique américaine d’assistance aux pays en voie de développement, qui passe en grande partie par l’Agence pour le développement international (A.I.D.), est inséparable des stratégies des constructeurs informatiques. Cette politique a conduit à un suréquipement en matériels, qu’aggrave encore le sous-équipement en cadres compétents. Aujourd’hui, les services américains et les industriels proposent l’installation de systèmes d’information, la formation de spécialistes, le prêt des bandes, ou tout simplement la distribution gratuite de logiciels et de fichiers magnétiques (déduits des impôts de ces firmes). Il est même question de distribuer terminaux et circuits pour relier ces pays aux banques de données américaines via les satellites américains. Ce serait le moyen rêvé de contrôler le développement des pays assistés en contrôlant l’information disponible dans cet pays, en orientant les décisions, tout en offrant aux industriels américains de l’information l’occasion de faire des affaires.
(1) UNISIST (voir note 1 page 13).