Pierre Levy : Les technologies de l’intelligence, L’avenir de la pensée à l’ère informatique. La Découverte, 1990, Paris
Depuis Husserl, Heidegger et Ellul, la technique est devenue question de philosophie : Essence de la technique, Systeme Technicien, Rationalité Occidentale. Puissance mauvaise, autonome, fatale, inéluctable et détachée du devenir collectif de l’humanité.
Pour Pierre Lévy, il n’y a pas de Technique en général, « mais un champ ouvert de technologies, conflictuel et partiellement indéterminé ».
Pierre Lévy procède donc à une mise en philosophie de l’informatique. Les philosophes ne se sont pas tous désinteressés de l’informatique : ceux qui s’en préoccupent concentrent classiquement leur attention sur les domaines nobles de l’intelligence artificielle et des sciences de la cognition, aux confins de la pensée, aux frontières incertaines de l’humain et du machinique.
Si Pierre Lévy explore les fronts avancés de la recherche informatique, il examine aussi les objets informatiques les plus usuels et les pratiques assistées par ordinateur les plus banalisées. « Est vouée à l’échec toute analyse de l’informatisation qui se fonderait sur une prétendue essence des ordinateurs… Binaire, l’informatique, sans doute, à un certain niveau du fonctionnement des circuits mais il y a belle lurette que les utilisateurs ne sont plus du tout en relation avec cette interface là. En quoi un logiciel d’hypertexte ou de dessin est il binaire ? L’activité de programmation n’est pas un meilleur invariant que la prétendue binarité. En 1990, la plupart des utilisateurs d’ordinateurs personnels n’ont jamais écrit une ligne de code … L’aspect de l’informatique le plus déterminant pour l’évolution culturelle et les activités cognitives est toujours le plus récent, au dernier branchement possible, à la couche logicielle la plus extérieure. »
De cette exploration des écrans et des processeurs, des souris et des tableurs, il dégage les concepts d’interface et de technologie intellectuelle. Ces concepts, il les mobilise pour une mise en perspective historique des modes de mémorisation, de fixation, de transmission et de formalisation des connaissances, ce qu’il appelle les écologies cognitives..
Il n’est certes pas le premier à retracer la succession des trois régimes de l’oralité, de l’écriture et de l’informatique, ni à restituer les articulations entre mythe et transmission orale, entre théorie et écriture, entre pensée de la simulation et informatique.
Pour expliquer les articulation entre technologies intellectuelles et styles de pensée, Pierre Levy mobilise à la fois les travaux des historiens et ceux des psychologues de la cognition ( 1 ) . Notre mémoire ne ressemblerait en rien à un appareillage fidèle d’enregistrement et de restitution des informations. « Il n’y a pas une, mais plusieurs mémoires, fonctionnellement distinctes. La faculté de monter des automatismes sensorimoteurs, apprendre a faire du vélo, à conduire une voiture… semble mettre en jeu des ressources nerveuses et psychiques différentes de l’aptitude à retenir des propositions ou des images. Même à l’intérieur de cette dernière faculté, que l’on appelle la mémoire déclarative, on peut encore distinguer entre la mémoire à court terme, qui mobilise l’attention, et la mémoire à long terme, enregistrée dans un immense réseau d’associations ». Les performances mnémoniques sont d’autant meilleures que les associations sont complexes et nombreuses. Les technologies intellectuelles permettent de corriger ou d’assister les limites de la mémoire et de l’esprit humain, en autorisant des traitements de l’information sans que les ressources de l’attention et des processus contrôles ne soient saturées. Ces enseignements de la psychologie cognitive permettent de mieux comprendre comment des sociétés ne disposant pas de moyens d’enregistrement, les sociétés sans écriture, ont codé leurs connaissances : par la dramatisation, les artifices de narration, les rimes et les rythmes des poèmes… Le mythe comme stratégie de mémorisation et d’encodage.
« L’écriture autorise, en revanche, une situation pratique de communication radicalement nouvelle ». Pour la première fois, les discours peuvent être séparés des circonstances particulières dans lesquelles ils ont été produits. La communication écrite élimine la médiation humaine qui adaptait et traduisait les messages venus d’un autre temps ou d’un autre lieu. Quand des messages fixés par l’écrit commencent à circuler, séparés de leur contexte de production, lorsqu’il n’y a pas un conteur ou un messager pour en réduire l’ambiguité, « l’attribution du sens occupe une place centrale. » De génération en génération, la distance entre le monde de l’auteur et celui du lecteur ne cessait de croître : l’écart ne peut être réduit que par un travail d’interpretation. Lecture et interprétation mènent à des conflits : elles fondent les écoles rivales.
Outre cette tradition herméneutique, Pierre Levy montre aussi comment l’écriture suscite un nouveau type de savoir, les théories, que leurs auteurs veulent indépendantes des situations singulières dans lesquelles elles ont été produites : « avec l’écriture, la mémoire se détache du sujet ou de la communauté : désormais, le savoir est là, disponible, stocké, consultable, comparable…Le savoir n’est plus seulement ce qui me sert jour aprés jour : c’est un objet susceptible d’examen et de critique ».
L’imprimerie, avec son corpus de textes incomparablement plus étendu, plus disponible qu’au temps des manuscrits, plus fidèle aussi, porte plus loin encore cette exigence de vérité : elle permet de comparer aisément les différentes versions ou traductions d’un texte, des listes, des relevés. La critique historique et philologique commence à s’exercer, y compris sur les textes sacrés. Certes, le passé se perçoit plus nettement, mais c’est désormais comme passé révolu, mort, et non comme parole originelle « qu’une chaine vivante de conteurs ou de copistes aurait transmise et préservée jusqu’a nous ».
Avec l’imprimerie, le thème du Progrès prend une importance nouvelle. Le corpus du passé étant désormais sauvegardé, on peut s’intéresser aux connaissances nouvelles : les technologies intellectuelles de l’imprimerie et cette « écologie cognitive » rendent possibles l’émergence de la science moderne. L’inspection silencieuse de cartes, de schémas, de graphiques, de tables, de dictionnaires se trouve désormais au coeur de l’activité scientifique. ( 2 ) Pierre Levy indique, avec insistance, que les technologies intellectuelles ne déterminent pas mais rendent possible ou conditionnent l’apparition de telle ou telle forme culturelle. Ainsi, l’imprimerie se brancha en Chine et en Europe sur des langues, des métallurgies, des systèmes de pressage, des circuits de signification différents : elle resta un monopole d’Etat en Chine et déboucha sur une activité commerciale en Europe.
IBM et Apple ne firent pas le même usage du micro-processeur et ne l’insérèrent pas dans les mêmes architectures et stratégies socio-techniques. La combinaison du micro-processeur, du langage de programmation Basic et des interfaces de communication conçues pour des non-informaticiens permit aux innovateurs de la Silicon Valley d’enrôler le capital-risque et le mouvement de la contre-culture dans une alliance contre les geants de l’informatique.
Pierre Levy décrit surtout notre environnement cognitif, ou plutôt celui qui se met en place, celui que l’informatique rend possible.
« Le savoir informatisé ne vise pas la conservation à l’identique d’une société se vivant ou se voulant immuable, comme dans le cas de l’oralité primaire. Il ne vise pas non plus la vérité, à l’instar des genres canoniques nés de l’écriture que sont la théorie ou l’herméneutique. Il cherche la vitesse et la pertinence de l’éxécution : la vérité peut cesser d’être un enjeu fondamental, au profit de l’opérativité et de la vitesse. »
Alors que la théorie vise à expliquer un phénomène, la connaissance par simulation « joue sur les paramètres et les circonstances, procède par essais et erreurs et substitue le « comment » au pourquoi » : on ne lit pas un modèle comme un texte ; on le fait tourner, on le teste, on l’explore. Un modèle n’est ni faux ni vrai : il est plus ou moins efficient. Pierre Levy y voit même la revanche de Protagoras et des sophistes sur l’idealisme et l’universalisme platonicien.
Pierre Levy renouvelle, aussi, en prenant appui sur les sciences de la cognition, quelques uns des thèmes classiques de la philosophie : la distinction de l’objet et du sujet, la Raison, la Conscience.
Qu’en est il du sujet si, comme le suggère Marvin Minsky ( 3 ), l’esprit ne forme pas un tout cohérent et harmonieux mais une société, composée de milliers d’agents, regroupés en agences qui entrent en competition et qui cooperent ? Qu’en est il de la Conscience si, comme le propose Jerry Fodor ( 4 ) , le système cognitif est composé de modules indépendants qui fonctionnent automatiquement, hors du controle conscient : leurs resultats peuvent parvenir a la zone d’attention de notre esprit mais les processus mis en oeuvre par ces modules nous resteraient totalement opaques. Que reste t il du sujet pensant si tout acte de penser fait interagir des personnes et institutions, des processus biologiques « internes » et des « collecticiels » externes : « Nous construisons des automatismes comme celui de la lecture, qui soudent trés étroitement les modules biologiques et les technologies intellectuelles », la langue dont j’hérite, les méthodologies qu’on m’a enseignées à l’école, les supports et équipements matériels qui fixent et organisent le savoir. « Ce n’est pas moi qui suis intelligent, mais moi avec le groupe humain dont je suis membre….Hors du collectif, dépourvu de technologies intellectuelles, je ne penserais pas. » .
L’autre mérite de cet ouvrage est de restituer le lien entre les sciences de l’information et de la communication, la philosophie et le politique : penser la Technique, l’information, la communication comme toutes puissantes, c’est s’interdire de les orienter et de les négocier.
Scientifiques, ingénieurs, et industriels savent que la publication d’un article, la reconnaissance d’une découverte, la mise au point d’un procédé, l’industrialisation d’un produit mettent en jeu toute une « micro-politique » : il faut conclure des compromis, passer des alliances, se soumettre ou forcer des arbitrages. Il y a encore loin de cette micro-politique de l’innovation a la techno-démocratie qu’appelle Pierre Levy. Les choix techniques font rarement l’objet de déliberations collectives explicites. Pierre Levy évoque l’introduction des ordinateurs dans les lycées : « le gouvernement a choisi le matériel de la plus mauvaise qualité, perpétuellement en panne, faiblement interactif, se prêtant peu aux usages interactifs. Quant à la formation des enseignants, elle s’est limitée aux rudiments de la programmation comme si c’était là le seul usage possible d’un ordinateur. Une conception totalement erronée de la technique (…) a empêché le gouvernement et l’Education Nationale d’imposer de fortes contraintes aux constructeurs de matériels et aux concepteurs de logiciels. Ils n’ont pas été forcés d’inventer. Leurs commanditaires semblent n’avoir pas compris que la politique et la culture peuvent passer par le détail d’une interface materielle ou par des scénarios de logiciels bien conçus ». Si les stratégies énergétiques et les politiques d’environnement font désormais l’objet d’un débat public, l’extrême dispersion des décideurs, la diversité des applications, la multiplicité des lieux d’implantation, la capillarité des foyers de propagation ne favorisent pas l’exercice de la techno-démocratie pour les choix informatiques.
Pierre Levy esquisse ce que pourraient être les enjeux d’un tel débat : il ne s’agit pas moins que de la configuration de notre « écologie cognitive » et de nos « équipements collectifs » de pensée…
Notes :
[1] Notamment ceux de Elisabeth Eisenstein sur l’imprimerie. La revolution de l’imprimerie dans l’Europe des temps modernes, La Decouverte, Paris.
[2] Nous sommes assez loin de Mac Luhan : pour Mac Luhan, les médias sont des prothèses qui prolongent les sens : l’imprimerie, parce qu’elle presente les signes de maniere visuelle, séquentielle et standardisée, induirait un mode de pensée visuel, séquentiel et standardisé.
[3] Marvin Minsky, la Société de l’esprit, Inter-Editions, Paris, 1988.
[4] Jerry Fodor, La modularité de l’esprit, Essai sur la psychologie des facultés, Editions de Minuit, Paris, 1986.