De la dissuasion à la prévention

Introduction de « Prévention et défense préventive. Débats américains » Maurice Ronai et Sami Makki CIRPES, Paris, mars 1999


La prévention tend à devenir la figure centrale, la forme dominante du langage stratégique, en Europe comme aux Etats-unis.

La prévention n’efface pas la forme stratégique dominante précédente : la dissuasion. Elle en prend le relais, comme la dissuasion, avait, en son temps, pris le relais de la forme « guerre ».

De la dissuasion à la prévention

La forme dissuasion reste pertinente et légitime dans son domaine d’élection : la dissuasion du nucléaire par le nucléaire. Avec l’effondrement de l’URSS et l’ampleur du désarmement organisé par les traités FNI et START, la dissuasion proprement nucléaire perd son caractère prioritaire.

En dehors du domaine nucléaire (en dehors de sa « niche militaro-strategique », pour reprendre une de ces métaphores managériales qu’affectionnent les auteurs américains), la dissuasion comme forme stratégique générale est de moins en moins opérante.

La dissuasion suppose un adversaire : elle s’exerce sur un décideur ou un centre de décision. Avec la prédominance de situations complexes, de conflits à trois camps, de menaces diffuses, difficilement attribuables ou assignables à un acteur central, la forme dissuasion perd une grande partie de sa pertinence.

Au nouvel état du monde, caractérisé par la prolifération de conflits locaux, interétatiques et surtout intraetatiques, correspond une nouvelle forme (ou langage) stratégique : la « prévention ».

- Pour les appareils diplomatiques, cette mutation s’opère sans qu’ils aient le sentiment d’une rupture avec leurs paradigmes, démarches, procédures, techniques et savoir-faire traditionnels.

Cela fait longtemps que les diplomaties mettent en œuvre des médiations, des missions de bons offices, des mesures de confiance, assistent les parties prenantes dans la négociation d’accords de paix ou de traités, pour mettre un terme ou suspendre les différends entre états.

Un grand nombre de ces techniques de règlement et de prévention des conflits sont codifiés dans la charte des Nations unies, notamment la distinction entre le règlement pacifique des différends (Chapitre VI), maintien de la paix et application de mesures de rétablissement de la paix (chapitre VII).

Les diplomaties européennes ont expérimenté, au travers de l’OSCE, un ensemble de principes et de méthodes.

Les appareils diplomatiques sont confrontés à l’importance croissante des organisations régionales dans la médiation et les opérations de paix (qui se substituent pour partie à l’ONU), dans le rôle de plus important de la diplomatie parallèle (cette « multitrack diplomacy », exercée par les organisations non gouvernementales, en conjonction, en prolongement ou en concurrence avec les diplomaties état) et surtout dans la recherche d’une meilleure coordination entre influence diplomatique et recours a la force ( la « diplomatie armée »).

- Pour les appareils militaires, la mutation (comme avènement d’une forme dominante) est de même magnitude que celle qui s’opéra avec l’avènement de la forme-dissuasion, après l’apparition de l’arme nucléaire.

Cette mutation des appareils de défense vers la forme « prévention » est engagée chez les Européens.

En France, le livre Blanc de 1994 assigne explicitement aux forces armées une mission de prévention. En 1995, le concept d’emploi des forces identifie la prévention des conflits comme l’une des quatre grandes fonctions opérationnelles.

La Grande Bretagne, à l’occasion de sa Strategic Defence Review, a opéré une réorientation de son appareil de défense vers la prévention des conflits en 1997.

L’Allemagne vient de créer (1999) une commission de réflexion sur la Défense qui se donne des objectifs parallèles.

En France comme en Grande-Bretagne, cette mutation s’opère de manière consensuelle : il y a un accord entre les principales formations et courants politiques sur le sens de cette mutation, qui s’accorde avec l’objectif de réduire le budget de défense.

Cette mutation reste inaccomplie, en l’absence d’un lieu unique où les stratégies de prévention mises en œuvre nationalement pourraient s’accorder : Union Européenne (PESC), UEO, OTAN, OSCE…

Cette mutation s’opère, en fait, sous hégémonie américaine, dans le cadre de l’OTAN : dès lors que les Européens continuent à dépendre de l’OTAN dans des domaines aussi décisifs pour la prévention que les systèmes d’information et d’observation, ou les capacités logistiques.

Une mutation de même nature est en cours aux Etats-Unis.

Cette mutation s’avère infiniment plus laborieuse aux Etats-unis : une partie importante des élites politiques – à commencer par le Parti républicain, maître depuis 1996 du Congrès – récuse cette mutation.

La mutation « préventive » de la stratégie américaine est surdéterminée – et subordonnée- a l’objectif (central) de l’affermissement et de la pérennisation du leadership. Sous cet angle, les Américains confèrent à leur approche de la prévention une forte composante de « protection ».

Cette surdétermination du langage de prévention par l’objectif central de leadership conduit les Etats Unis à donner la « primauté » aux alliances politico-militaires (les anciennes, comme l’OTAN, qu’ils s’efforcent de revitaliser, les nouveaux arrangements institutionnels du type Partnership for Peace ou Acte Fondateur Otan-Russie ) sur l’ONU ou les alliances politiques du type OSCE, dans lesquels leur domination est contestée.

Ce couplage prévention-protection assure une continuité au niveau des représentations, des doctrines et des systèmes tactiques entre le paradigme de la dissuasion et celui de la prévention. Du « parapluie nucléaire » au « parapluie informationnel ».

Cette continuité des représentations est également présente dans la démarche américaine de désignation de nouveaux défis (terrorisme, prolifération, instabilité…) et de dramatisation des menaces globales (vulnérabilité des infrastructures d’information, menaces asymétriques…).

Cette désignation des défis et cette dramatisation visent à soumettre les nations au leadership américain par le jeu de la « protection » fournie contre la menace.

« Ce comportement n’est pas nouveau. A l’époque bipolaire, cette manoeuvre se tenait aussi derrière le noyau logique de la stratégie nucléaire dominante. (…). Dissuader l’URSS, mais en entretenant l’image d’une menace de supériorité russe, soumettre les états alliés tout en leur fournissant protection grâce à la dissuasion, c’est cette logique à laquelle la France, comme Etat, avait cherché à échapper par son système nucléaire autonome. Cette configuration “menace + protection => leadership” reste la définition abstraite de l’agencement du leadership clintonien globalisé : les objets soumis à protection, leadership et menace, ont changé de nature. On ne peut plus nommer ennemi que l’instabilité. ( 1 ) »


Nous avons en mémoire la mutation stratégique qui s’opéra aux Etats-unis dans les années 50 (et en France, au cours des années 60) avec l’invention et la théorisation de la dissuasion

Une mutation stratégique s’opère à trois niveaux : • Représentations macrostategiques, • Doctrines stratégiques, • Systèmes tactico-organisationnels.

- Une crise peut faciliter la transition d’une forme (ou langage) stratégique vers un autre. Pour avènement de la forme dissuasion, la crise décisive fut celle de Cuba. Pour avènement de la forme « prévention », la crise décisive aura probablement été celle de Bosnie.

- La mutation vers la forme « prévention » est d’autant plus laborieuse qu’elle n’est pas tirée (a la différence de la mutation précédente vers la dissuasion) par des innovations techniques ou une nouvelle génération de systèmes d’armes.

- Si la prévention donne lieu à des innovations, celles-ci sont plutôt de nature organisationnelle : interopérabilité entre forces militaires issues d’un grand nombre de pays, intégration entre acteurs civils et militaires, dispositifs d’observation et de surveillance. (Des innovations qui peuvent puiser dans le corpus de savoir-faire coloniaux cf. la Légion Etrangère en Somalie).

- Les acteurs économiques (industries de défense) et les acteurs décisionnels des appareils militaires (états-majors, corps des officiers) n’ont pas d’intérêts corporatifs ou institutionnels à cette mutation. Peu de forces poussent dans le sens de la mutation ; de nombreux acteurs (de surcroît, influents) ont même intérêt à la freiner.


Voir aussi :

L’ambition préventive de l’administration Clinton

1993-1997 : De la « stratégie de prevention » au shaping

Dossier : Prévention et stratégie préventive : débats américains (1993-1997)

Notes :

[1] Alain Joxe, l’élargissement de l’OTAN des Balkans a l’Asie centrale, Controler l’Eurasie, cahier d’etudes stratégiques 21. 1998.

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