Extrait de « Prévention et défense préventive. Débats américains » Maurice Ronai et Sami Makki CIRPES, Paris, mars 1999
Pendant la campagne présidentielle de 1992, William Clinton avait esquissé une critique radicale de la politique du Président Bush : « Durant les quatre dernières années, nous avons vu les effets corrosifs d’une politique étrangère ancrée (rooted) dans le passé, déconnectée de nos valeurs propres, rétive au changement et incapable de relever les défis (du changement). Sous la Présidence Bush, on s’est contenté de gérer les crises plutôt que les prévenir. ».
Warren Christopher, lors de son audition devant le Sénat en septembre 1993, avant sa nomination, oppose lui aussi la gestion (réactive) et la démarche préventive. « Nous ne pouvons pas nous permettre de colmater, crise après crise… Nous devons avoir une diplomatie qui anticipe et prévienne des crises comme celles d’Irak, de Bosnie ou de Somalie plutôt que les gérer ».
Clinton et Christopher, à travers cette opposition gérer/prévenir les crises esquissent ce qui va devenir un thème central du vocabulaire stratégique américain : dans le monde d’après guerre froide, en l’absence d’ennemi majeur ou équivalent, le leadership s’exerce sur un mode « préventif » ou « ordonnateur » : être leader, c’est se mettre en situation d’influencer, de modeler (shape) les événements plutôt que de les subir, de prévenir les menaces plutôt que d’avoir à y réagir.
Ce thème de la prévention est étroitement imbriqué avec les deux autres axes de la stratégie clintonnienne : enlargement et multilatéralisme assertif.
1.Prévention et enlargement
La doctrine de l’enlargement distingue quatre zones : le noyau des démocraties de marché, les « nouvelles démocraties », les Etats hostiles à la démocratie et au marché, les régions exposées à la défaillance de l’Etat et aux conflits ethniques .
Les relations du noyau avec ces trois zones présentent trois aspects :
L’élargissement vers les « nouvelles démocraties » (qu’il convient précisément de consolider dans leur transition) est un processus offensif et préventif.
Offensif car il s’agit de les intégrer politiquement (à travers des arrangements régionaux ou les alliances) et économiquement (ouverture des marchés). Malgré son globalisme essentiel, l’élargissement décrit par Lake dessine une « frontière » mobile et dynamique.
Cet élargissement est aussi préventif : il s’agit de « consolider » les nouvelles démocraties. Les démocraties de marché ne se font pas la guerre.
À l’encontre des Etats hostiles à la démocratie et au marché, (backlash states), la stratégie repose sur l’isolement (blocus : « les isoler diplomatiquement, militairement, économiquement et technologiquement »), la coercition (sans exclure des manœuvres plus offensives de déstabilisation et de subversion).
S’agissant de la vaste zone de misère, exposée à la défaillance des Etats et à l’irruption aux conflits ethniques, la démarche est à la fois humanitaire (of humanitarian concern) et préventive.
Humanitaire : les intérêts américains ne sont pas en jeu. Préventive : l’enracinement de la démocratie et de l’économie de marché dans ces pays les prémunira durablement contre les risques de guerre civile.
Sous cet angle, la doctrine de l’enlargement incorpore une dimension de prévention structurelle des conflits (pour reprendre la distinction prévention opérationnelle/prévention structurelle).
2. Le débat de 1995 sur la définition des intérêts
Le « paradigme de l’enlargement », formulé par Anthony Lake en 1993 n’a jamais été pleinement accepté par la communauté stratégique. Une des objections récurrentes au paradigme de l’enlargement tournait autour de l’idée que la promotion de la démocratie (même de marché) ne peut pas être un objectif en soi de la grande stratégie américaine.
Les dirigeants du parti républicain, tout au long des années 1995 et 1996 s’attachent à démontrer que la Présidence Clinton néglige les intérêts nationaux, à commencer par le premier d’entre eux : la protection du territoire contre la menace des missiles balistiques. Autour du Defend America Act of 1996, ils tentent de centrer le débat de politique étrangère autour de la protection antimissile du territoire.
Un grand nombre d’auteurs (souvent proches des républicains, mais pas nécessairement ) plaidaient aussi pour un recentrage de la politique étrangère sur les intérêts. Encore faut-il les définir et dégager un consensus bipartisan.
C’est ce à quoi vont s’attacher, en 1995, le Council for Foreign Relations et la Commission on America’s National Interest.
a) Le Council for Foreign Relations réunit en 1995 une équipe composée d’experts républicains et démocrates en vue de dégager un consensus bipartisan sur l’identification des intérêts vitaux des Etats-Unis dans l’après guerre froide.
Une majorité se dégagea au sein de ce panel autour de 12 intérêts vitaux :
Sur ces douze intérêts vitaux [1], au moins six procèdent de cette posture « préventive » qui consiste à anticiper plutôt qu’à réagir.
Contrer l’émergence d’une puissance hostile ou d’une coalition malveillante
Contrôler et réduire les armes de destruction massive
Prévenir l’usage des armes de destruction massive
Prévenir la déstabilisation par les humains de l’environnement global : changement climatique et biodiversité
Empêcher les massacres de civils
S’opposer aux violations massives des droits individuels où qu’ils se produisent
b) La Commission on America’s National Interest (qui associe les équipes du Center for Science and International Affairs de l’Université de Harvard, du Nixon Center for Peace and Freedom et de la RAND Corporation) de son côté, dégage un consensus autour de cinq intérêts vitaux : quatre d’entre eux sont formulés explicitement en termes préventifs.
prévenir, dissuader et réduire la menace d’attaques nucléaires, biologiques et chimiques à l’encontre des Etats-Unis
prévenir l’ émergence d’une hégémonie hostile en Europe ou en Asie ;
prévenir l’émergence d’une puissance hostile aux frontières des Etats-Unis ou en situation de contrôler les mers
prévenir l’émergence d’un effondrement catastrophique de systèmes globaux majeurs (bourse, marchés financiers, approvisionnement en énergie, environnement… )
Ces débats de l’année 1995 sur les intérêts sont symptomatiques de la « dilution » qui s’opère autour de la notion de prévention : ce qu’il s’agit de prévenir, ce sont les menaces contre les intérêts américains.
3. Prévention et multilatéralisme
L’administration Clinton se démarque, en 1993, de la politique de George Bush par l’accent placé sur la coopération collective et la restauration du rôle de l’ONU.
Cette doctrine prend le nom, en 1992, de multilatéralisme « assertif ».
Les Etats-Unis s’engageaient à soutenir l’ONU, dans la mesure où celle-ci leur permettait :
De créer des consensus diplomatiques, comme ceux mis en place contre l’Irak et la Libye ;
D’assurer la gestion des conflits par l’envoi de troupes au sol alors que les Etats-Unis accordaient seulement leur soutien opérationnel satellitaire et aérien, ou financier
De prendre en charge les flux de réfugiés.
Le multilatéralisme assertif est devenu, très vite un multilatéralisme sélectif, au « cas par cas » avec l’apparition de problèmes de commandement, face aux réticences des autres nations à envoyer des troupes au sol dans les zones de conflits, et en l’absence de stratégie de « sortie des opérations » de peacekeeping/renforcement, de la part de l’ONU mais aussi des Etats-Unis.
La participation des troupes américaines dans les opérations de peacekeeping/enforcement de l’ONU n’est envisagée que dans le domaine de la logistique, du renseignement, des affaires publiques, et des communications, et dans les opérations de grande échelle, de type guerre du Golfe, les Etats-Unis n’accepteront pas le leadership de l’ONU mais auront recours à leurs propres ressources et celles des alliances régionales .
L’échec de Somalie et les résistances du Congrès infléchissent l’élaboration de la directive présidentielle sur les opérations de paix (PDD 25) dans un sens de plus en plus restrictif. Celle-ci est codifiée en mai 1994.
Dans le préambule, les opérations de Peacekeeping sont considérées comme secondaires, par rapport à « la mission primordiale des forces armées US qui est de « se préparer à combattre et à vaincre dans deux conflits régionaux simultanés. » Le Peacekeeping est un « instrument utile » pour « prévenir ou résoudre les conflits régionaux avant qu’ils ne deviennent des menaces à notre sécurité nationale ».
Les conditions majeures de participation américaine au Peacekeeping sont énumérées :
Qu’elles servent l’avancement des intérêts américains ;
Que des disponibilités financières et militaires existent ;
Que la nécessité de la participation américaine pour assurer le succès de l’opération soit avérée ;
Que le soutien du Congrès soit assuré ;
Que des objectifs clairs soient définis ;
Que le terme de la participation américaine soit clairement envisagé dès le début ;
Que des arrangements de commandement et contrôle acceptables pour les Etats-Unis soient en place.
D’autre part, les Etats-Unis n’approuveront une opération internationale, avec ou sans leur participation, qu’en cas de : – Menace contre la sécurité internationale ;
Besoin urgent d’aide humanitaire après des conflits violents ;
Interruption soudaine de la démocratie, ou violation grave des droits de l’homme ;
Objectifs clairs ;
Consentement des parties en conflit avant l’intervention internationale ;
Disponibilités financières et en troupes ;
Existence d’un mandat approprié à la mission ;
Existence d’une « stratégie de sortie » réaliste.
La contribution américaine au budget peacekeeping de l’ONU doit être rabaissée de 31,7 % à 25% .
4. Au diagnostic « systémique » sur les menaces répond une approche « tout azimut » de la prévention
Les diagnostics stratégiques de l’administration Clinton mettent l’accent sur l’interconnexion des menaces :
A l’exception du cas bien balisé des « rogue states », ce sont des « menaces sans menaceur » : prolifération, résurgence d’un nationalisme militant et des conflits religieux et ethniques, trafic de drogue, terrorisme, crime organisé…
Ces menaces sont d’autant plus dangereuses qu’elles s’interconnectent entre elles : terrorisme et crime organisé, terrorisme et armes de destruction massive, crime et usage des technologies de l’information, pénurie de ressources naturelles comme facteur aggravant des rivalités ethniques…
Les intérêts américains sont devenus globaux : les citoyens américains voyagent dans le monde entier. Les entreprises américaines sont présentes partout. La présence américaine dans le monde, bases militaires et ambassades, constitue une cible.
La ligne de partage entre l’intérieur et l’extérieur se brouille, et avec elle la ligne de partage entre politique intérieure et politique extérieure
Il découle de ce diagnostic systémique de trois types de prescriptions :
La première, c’est qu’une menace ou une crise dont la source est éloignée du territoire américain peut affecter la prospérité et la sécurité des Américains : ces menaces ou ces crises doivent être contenues ou prévenues là où elles se cristallisent.
La seconde, c’est que pour prévenir ce type de menaces, il convient de mobiliser tous les instruments de la puissance américaine : diplomatie, forces armées, services de renseignement, agences civiles…
Le rapport annuel de « National Security Strategy » de 1996 consacre cette absorption de la prévention des conflits dans la catégorie plus générale de prévention des menaces.
La première menace qu’il convient de prévenir, c’est la diffusion des armes de destructions massives.
En fait, pratiquement toutes les menaces donnent lieu à une démarche préventive.
« Une capacité militaire forte permet aussi de dissuader l’agression et de prévenir la coercition exercée sur des alliés ou des gouvernements amis…
La présence outre mer présente, parmi de nombreux avantages, celui de prévenir le développement de vides stratégiques ( « power vacuums »)
La lutte contre le terrorisme et le trafic de drogue supposent des législations qui préviennent les trafiquants d’armes de nourrir les conflits régionaux ».
La coopération des Etats est aussi nécessaire pour prévenir l’usage des armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques par les terroristes.
Les opérations de paix sont le meilleur moyen de prévenir, contenir ou résoudre les conflits.
La National Security Emergency Preparedness doit permettre de prévenir des forces destructives de recourir au terrorisme…
Cette approche préventive « tout azimut » reste cependant subordonné à une stricte hiérarchie des intérêts quand la prévention conduit à faire appel aux forces militaires. Le NSS 1996 distingue ainsi trois cas de figure pour l’emploi des forces armées selon que sont en jeu des intérêts vitaux, intérêts nationaux importants, ou seulement « humanitaires ».
Lire aussi :
De la dissuasion à la prévention
1993-1997 : De la « stratégie de prevention » au shaping
Dossier : Prévention et stratégie préventive : débats américains (1993-1997)
Notes :
[1] Ces douze interêts vitaux sont :
Protect United States territorial integrity, including prevention of the use of force against United States territory.
Counter the emergence of a hostile superpower or malevolent coalition (possibly Russia or China a decade hence, possibly Japan and/or Germany at some point).
Control and reduce weapons of mass destruction (most held this to be a serious and growing danger that was not receiving an adequate policy response).
Prevent the use of weapons of mass destruction anywhere (a significant minority at Wye doubted that this represented a vital interest, but most thought a violation of the nuclear taboo would seriously undermine the United States’ ability to promote and defend its other vital interests).
Encourage the economic prosperity and political integrity of Mexico and Canada (with Mexico considered far more of a problem than Canada).
Promote the free and expanded flow of ideas, capital, goods, and services (few protectionist arguments were raised).
Maintain a stable international monetary system.
Expand the global economic product (many participants thought this vital only if it included the requirement that the United States domestic economic product increased at the same time. The concept of sustainable development as a vital United States national interest was explicitly rejected).
Guarantee access to adequate energy supplies.
Prevent human destabilization of the global environment : e.g., climate change and biodiversity (one of the more contested interests, but a strong majority wanted this subject in the vital category and argued that the Administration and the Congress were doing too little to promote national interests related to the international environment).
Preclude mass killings of civilians (disputed as a vital interest).
Oppose mass violations of individual rights wherever they occur (with magnitude used as the principal criterion, and as in the above item, a minority opposed putting it in the vital category).