Note publiée par la Fondation TerraNova
« Je crois que le « piratage » est mauvais, et que la loi, intelligemment écrite, devrait punir le «piratage», que ce soit sur Internet ou ailleurs. Mais ces idées simples cachent une question bien plus fondamentale et un changement bien plus important. Ma crainte est que, à moins que nous n’arrivions à comprendre ce changement, la guerre pour débarrasser le monde des « pirates » d’Internet ne débarrasse aussi notre culture de certaines valeurs qui ont fondé notre société depuis ses débuts. (…) En expliquant cette guerre, nous œuvrons pour la paix. La dispute en cours autour des technologies Internet n’a aucune raison valable de continuer. Nous devons comprendre les racines du conflit, et nous devons le résoudre au plus vite. » (Lawrence Lessing, Free Culture)
Le projet de loi Hadopi a suscité l’une des controverses les plus âpres de la première moitié du quinquennat. Contre vents et marées, Nicolas Sarkozy est parvenu à faire adopter par sa majorité le dispositif dit de « riposte graduée », visant à enrayer les pratiques de téléchargement en menaçant les « pirates » de suspendre leur connexion Internet.
Il est rare qu’un texte de loi connaisse un parcours aussi accidenté. Fin 2006, le projet de loi « droit d’auteur » (DADVSI) qui poursuivait des objectifs similaires, avait connu, un parcours tout aussi chaotique, semé de rebondissements rocambolesques, comme le vote, par une coalition de députés de gauche et d’UMP frondeurs d’un amendement instaurant la licence globale.
Il arrive qu’un projet de loi se heurte aux réticences du premier ministre, aux réserves de la CNIL et de l’ARCEP, aux observations de la Commission européenne, à une mise en garde du Parlement Européen. Il est en revanche absolument unique qu’un projet de loi soit adopté contre l’avis ou malgré les réserves de toutes ces institutions réunies.
L’affaire Hadopi met ainsi en relief deux caractéristiques du sarkozysme. Le volontarisme : il en fallut pour relancer un projet qui faillit plusieurs fois s’enliser. Une vision binaire du monde, orientée la désignation de « coupables » : « Je n’accepterai pas le vol organisé sous prétexte de jeunisme… C’est à une véritable destruction de la culture que nous risquons d’assister. (…) Internet ne doit pas être un « Far Ouest » high-tech, une zone de non droit où des « hors-la-loi » peuvent piller sans réserve les créations, voire pire, en faire commerce sur le dos des artistes ».
Elle révèle aussi une pratique consommée de la triangulation politique : en faisant de la lutte contre le piratage une « cause nationale », Nicolas Sarkozy visait un triple calcul : s’attirer la sympathie des milieux culturels, traditionnellement proches de la gauche, mettre le PS en difficulté, tout en affirmant, en direction de son électorat, l’un de ses marqueurs : la fermeté et le retour à l’ordre.
Elle éclaire, enfin, d’un jour saisissant le fonctionnement hyper-présidentiel de nos institutions : le Chef de l’état a décidé pratiquement seul d’instaurer la riposte graduée et imposé sa volonté à une haute fonction publique et des parlementaires réticents.
Il reviendra finalement au Conseil Constitutionnel, en juin 2009, d’atténuer la portée de la riposte graduée en censurant la plus choquante de ses dispositions : le contournement de l’autorité judiciaire pour prononcer une sanction aussi extrême que la déconnexion.
Paradoxe de l’affaire Hadopi : elle aura abouti a faire consacrer par le Parlement Européen, puis par le Conseil Constitutionnel la liberté d’accéder à l’Internet comme une nouvelle liberté publique et fondamentale à part entière
La riposte graduée : d’une ligne Maginot à l’autre
Nicolas Sarkozy n’a pas inventé le dispositif de la « riposte graduée ». Son principe a germé, aux Etats Unis, chez les juristes des associations professionnelles de producteurs de musique et de films. Si les poursuites judiciaires à l’encontre des « pirates » pouvaient s’appuyer sur le cadre juridique existant (le délit de contrefaçon, généralement lourdement sanctionné), le déploiement de la « riposte graduée » impliquait, en revanche, la mise en place d’un cadre juridique particulier : l’instauration de nouvelles obligations à la charge des fournisseurs d’accès Internet, l’invention d’un nouveau type de délit assorti d’une sanction, la « déconnexion », la désignation de l’autorité compétente pour prononcer cette sanction. Un dispositif judiciaire complexe, qui ne peut être mis en place que par les gouvernements et les législateurs.
La coalition des producteurs de musique et de cinéma, rejointe dans quelques pays par des sociétés d’auteur, va s’employer a convaincre gouvernements et législateurs d’instaurer ce cadre juridique. Alors que la plupart des gouvernements hésitent à donner satisfaction aux exigences des titulaires de droits, la France va se retrouver en première ligne.
La riposte graduée vient couronner dix ans d’efforts pour enrayer l’essor des pratiques de partage de fichiers sur les réseaux pair à pair. Retraçons en la genèse.
Fin 1998, Shawn Fanning, étudiant de Boston alors âgé de 19 ans, écrit un logiciel permettant d’échanger des fichiers audio au format MP3. Ce format conçu dans les années 90 permet de compresser une chanson. Cette première version de logiciel «pair-à-pair» (Peer-to-peer, ou P2P) rencontre un immense écho. En quelques mois, plusieurs millions de personnes (un million fin 1999, 9,1 millions fin 2000, 70 en 2001) prennent gout à ce juke-box universel et y reversent leurs collections de CD. L’abondance de ce catalogue sans frontière dévalue le modèle centenaire des œuvres diffusées sur des supports physiques, avec ses magasins à l’offre forcément limitée et ses fonds de catalogue non-exploités. La Recording Industry Association of America (RIAA), le syndicat professionnel américain des majors, porte plainte pour «violation massive des droits d’auteur » et obtient, en juillet 2001, l’arrêt du service. Peu de temps après apparaissent de nouveaux services bâtis autour d’une architecture pleinement pair a pair, sans serveur intermédiaire. Si la justice américaine pouvait reprocher aux concepteurs de Napster de savoir ce que ses utilisateurs faisaient et de n’avoir rien fait pour les empêcher, ce n’est plus le cas pour Kazaa, Gnutella, Groskter, Streamcast ou eDonkey : les échanges y sont décentralisés et échappent à la surveillance des concepteurs de ces logiciels. Poursuivis par la justice dans plusieurs pays, les concepteurs des logiciels P2P firent valoir que leurs utilisateurs pouvaient employer ces logiciels pour des usages aussi bien licites qu’illicites. Dans l’affaire MGM vs Grokster, le juge Wilson admit que « Groskter et Streamcast ne sont pas significativement différents des entreprises qui vendent des magnétoscopes-enregistreurs ou des photocopieurs, ces deux produits pouvant être et étant de fait utilisés pour attenter au droit d’auteur »mais aussi pour distribuer « des bandes-annonces de films, des chansons libres de droit et d’autres œuvres non protégées par le droit d’auteur, comme celles de Shakespeare ».
Confrontés à ce défi, les majors du disque et les studios d’Hollywood avaient deux options. La première consistait à conclure des accords avec les plateformes d’échange : négocier des licences pour l’exploitation de leurs catalogues sous forme d’abonnement, une tarification sous forme de reversement d’une partie des revenus. Les concepteurs de Napster ou de Kazaa recherchaient un modus vivendi avec les détenteurs de droits pour développer leur activité : ils ne souhaitaient pas exercer durablement leur activité sur un mode « pirate ». On sait désormais que les majors de la musique prirent cette option au sérieux. Le 15 juillet 2000, les dirigeants des majors se réunirent, dans le plus grand secret, dans un hôtel de Sun Valley, dans l’Idaho, pour se concerter. Frank Rice, l’ex-PDG de Napster, rapporte que le patron de Sony, Nobuyuki Idei, à l’origine de la rencontre déclara que « Napster était ce que voulaient les consommateurs.” L’idée était alors de permettre aux 38 millions d’usagers de Napster de télécharger à volonté contre un abonnement mensuel d’une dizaine de dollars) et de répartir les recettes entre la plate-forme et les majors.“Pour les maisons de disques, c’était un grand saut dans l’inconnu, et elles n’ont pas réussi à se décider à franchir le pas”, explique Hilary Rosen, qui était alors à la tête de la RIAA et démissionna de son poste quelques années plus tard.
La seconde option consistait pour les majors à développer leurs propres plateformes, pour faire prévaloir un modèle économique qui préservait leur position (vente des titres à l’unité, prix aligné sur celui des CD, verrouillage par les mesures techniques de protection) tout en engageant, simultanément, des poursuites contre les fans de Kazaa et Edonkey. Les maisons de disques attendirent presque deux ans après la fermeture de Napster, le 2 juillet 2001, pour signer des accords avec Apple, qui lança au printemps 2003 son iTunes Music Store. Les plates-formes d’abonnement initiées par les majors comme PressPlay, qui n’offrait à l’origine que des titres de Sony, Universal et EMI, ou MusicNet, cantonné à EMI, Warner et BMG furent des échecs : les services étaient chers et limitaient, voire interdisaient, la gravure de CD. Ils étaient incompatibles avec de nombreux lecteurs MP3 alors sur le marché. “C’est à ce moment-là que nous avons perdu des clients, C’est à ce moment-là que la musique, qui avait une vraie valeur aux yeux des gens, a fini par perdre sa valeur économique pour n’avoir plus qu’une valeur purement affective” estime Hilary Rosen.
Faute de pouvoir obtenir des tribunaux l’interdiction des logiciels et des plateformes, à l’automne 2003, la RIAA a intenté son premier procès pour violation de copyright contre des internautes ayant mis des fichiers en ligne, suivie un an plus tard, par homologues, en Europe. La RIAA a ainsi poursuivi plus de 35 000 personnes depuis 2003, la plupart des procès ayant donné lieu à des règlements amiables. Cette approche nécessitait d’obtenir l’identité des internautes auprès des Fournisseurs d’accès Internet (FAI).
Constatant la faible efficacité dissuasive des poursuites judiciaires a l’encontre des « pirates », les association professionnelles de producteurs ont promu l’approche dite de la « riposte graduée » qui consiste a alerter les « téléchargeurs » sur les risques de sanction auxquels ils s’exposent : le « three-strike scheme », baptisé en France réponse, puis, riposte graduée, repose sur une succession d’avertissements qui débouchent sur une sanction. Pour ses promoteurs, l’envoi d’avertissements, assorti d’une menace de « déconnexion », devrait suffire à convaincre une majorité de pirates de renoncer à leurs pratiques.
Pour ses partisans, la suspension de l’abonnement internet présentait de nombreux avantages : sa lisibilité (la déconnexion entretient un rapport direct avec les actes de téléchargement), son effectivité (privé de connexion, l’internaute ne peut plus procéder a des actes de téléchargement), sa simplicité (la suspension peut être mise en œuvre par le fournisseur d’accès, pour peu qu’il accepte de mettre en œuvre cette sanction sur simple demande des organisations représentatives des ayants droit, ou qu’il y soit contraint par une autorité administrative ou par un juge), son cout (inferieur à celui des poursuites judiciaires).
La France en première ligne
« Partout, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs, les professionnels et les gouvernements essaient depuis des années, non sans mal, de trouver le « graal » permettant de résoudre le problème de la piraterie. Nous sommes les premiers, en France, à réussir aujourd’hui à constituer une grande alliance nationale autour de propositions précises et opérationnelles. Grâce à vous et à cet accord, la France va retrouver une position de pays « leader » dans la campagne de « civilisation » des nouveaux réseaux. » (Nicolas Sarkozy, le 23 novembre 2007)
Aux Etats Unis, la Recording Industry Association of America (RIAA) a annoncé fin 2008 qu’elle renonçait à poursuivre en justice les petits contrefacteurs : elle entreprend de convertir les FAI au three-strike scheme. Certains FAI américains acceptent d’envoyer leurs propres avertissements, ainsi que ceux de la RIAA, mais se refusent à suspendre ou résilier un abonnement Internet sur simple demande de la RIAA ou de la MPAA : ils ne le feront que suite à une décision de justice. L’industrie du cinéma promeut elle aussi cette approche. L’administration Obama n’a pas, à ce jour, proposé d’imposer par la loi aux fournisseurs d’accès de suspendre la connexion.
La coalition des producteurs de musique et de cinéma, après avoir obtenu gain de cause en Nouvelle Zélande, se tourne alors vers l’Europe : elle entreprend de convaincre la Commission Européenne et les gouvernements d’inscrire la riposte graduée sur l’agenda politico-législatif.
En Allemagne, le gouvernement prévoit l’élaboration rapide d’une troisième loi de réglementation du droit d’auteur mais exclut tout projet de suspension de la connexion. Pour la Ministre de la Justice, Brigitte Zypries, la Riposte Graduée n’est pas « un schéma applicable à l’Allemagne ou même à l’Europe. Empêcherquelqu’un d’accéder à l’Internet me semble être une sanction complètement déraisonnable. Ce serait hautement problématique d’un point de vue à la fois constitutionnel et politique. Je suis sûre qu’une fois que les premières déconnexions se produiront en France, nous entendrons le tollé jusqu’à Berlin. »
Envisagée en Suède, la riposte graduée semble écartée. Pour les Ministres suédois de la Culture et de la Justice, Lena Adelsohn Liljeroth et Beatrice Ask, « la coupure d’un abonnement à Internet est une sanction aux effets puissants qui pourrait avoir des répercussions graves dans une société où l’accès à internet est un droit impératif pour l’inclusion sociale. Le gouvernement a donc décidé de ne pas suivre cette proposition. Les lois sur le copyright ne doivent pas être utilisées pour défendre de vieux modèles commerciaux ».
Le ministre espagnol de la culture, Angeles González-Sinde, a exclu la mise en œuvre de « mesures répressives contre les internautes ». L’Espagne constitue un cas d’école en raison d’une circulaire de 2006, controversée, qui dispose que « l’échange de fichiers protégés par le droit d’auteur est licite si celui-ci n’est pas à but lucratif ».
Les promoteurs de la riposte graduée ont rencontré plus d’écho en Grande Bretagne. Le gouvernement britannique prévoit une forme de riposte graduée, mise en œuvre sous l’autorité de l’Ofcom, le régulateur des communications. Le débat n’est pas tranché en raison de l’opposition des plus grands noms de la musique britannique, comme Tom Jones, Elton John, Paul McCartney, Radiohead, les frères Gibbs ou encore Annie Lennox et de nombreux artistes réunis au sein de la Featured Artists Coalition. Celle-ci refusait de « partie d’un système qui nous éloignera de ceux qui nous écoutent aujourd’hui, et plus encore de ceux qui pourraient nous écouter demain » La FAC se prononce pour une sorte de licence globale avec « une forme d’abonnement P2P« . « Ca n’est pas la première fois que nous, à la FAC, sommes forcés à nous interroger si l’industrie musicale défend au mieux les intérêts des artistes en demandant de telles mesures« .
La Commission Européenne, initialement favorable à la riposte graduée, est désormais en retrait. La Commissaire Viviane Reding ne cache plus son exaspération face a l’intense lobbying auquel elle a été soumise, tant par les représentants des industries culturelles que du gouvernement français. « Les instances européennes ne doivent pas se laisser instrumentaliser pour obtenir le cautionnement d’un modèle spécifiquement national à l’échelle communautaire…. C’est à mon grand regret que j’ai dû constater au cours des derniers semaines, que le secteur culturel avait lancé un débat agité et parfois polémique avec pour objectif d’inclure, dans le « paquet télécom » une sorte de légalisation européenne de la ‘riposte graduée’ sur le modèle de celle actuellement en discussion en France« . Elle juge désormais que « la répression du piratage « pourrait de nombreuses manières aller contre les droits et libertés qui font partie des valeurs de l’Europe depuis la Révolution Française ».
L’adoption au forceps de l’Hadopi
Le projet de loi Hadopi était la quatrième tentative d’instaurer en France la « riposte graduée ».
En 2004, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’économie, avait entrepris de convaincre les fournisseurs d’accès Internet d’adresser systématiquement des messages d’avertissement à leurs abonnés repérés en train de « pirater ». Une charte de Lutte anti-piraterie fut signée le 28 juillet 2004 par les acteurs de la filière musicale, les FAI et des distributeurs : elle prévoyait une suspension des abonnements, mais sur décision de la justice. Cette Charte ne fut jamais mise en œuvre.
La deuxième tentative intervient avec l’adoption d’un amendement gouvernemental au projet de loi DADVSI qui rend les utilisateurs de logiciels de P2P passibles d’amendes de 150 euros lorsqu’ils mettent les fichiers protégés en partage et/ou d’une amende de 38 euros en cas de « simple acte de téléchargement ». Cette disposition sera censurée par le Conseil Constitutionnel en juillet 2006.
Troisième tentative : en janvier 2007, le ministère de la justice adresse aux magistrats une circulaire qui reprend l’essentiel des dispositions censurées par le Conseil Constitutionnel. Le garde des Sceaux donne pour instruction aux juges de prendre des réquisitions différentes selon que les internautes partagent des œuvres ou se contentent de consommer ce qui est mis à disposition sur les réseaux d’échange illégaux. Cette circulaire ne sera jamais mise en œuvre.
La quatrième tentative est annoncée des le début du mandat de Nicolas Sarkozy. A peine élu, le 20 mai 2007, Nicolas Sarkozy transmet au Festival de Cannes un message qui sera lu par Christine Albanel. « La révolution numérique est une opportunité magnifique … mais c’est aussi une porte ouverte au piratage de masse. Je serai donc vigilant dans ce domaine, il faut que chacun prenne sa part dans la lutte pour la protection des droits. Vous pourrez compter sur moi. ».
Il reviendra à Denis Olivennes de rechercher avec les fournisseurs d’accès Internet les voies d’un accord pour qu’ils s’impliquent dans la mise en œuvre de la riposte graduée. Suite à un accord, le ministère de la culture s’attaque a la mise en place d’un dispositif à la fois juridique et technique. L’élaboration proprement dite du cadre juridique de la riposte graduée va s’avérer plus laborieuse que prévu, compte tenu des réserves émises tour à tour par la CNIL, l’ARCEP et le Conseil d’Etat.
Le projet de loi Hadopi est adopté, sans obstacle majeur, par le Sénat, en octobre 2008. Son examen par l’Assemblée va s’avérer plus chaotique et plus couteux politiquement. Le hasard des calendriers fait que le Parlement Européen examine, au même moment, le Paquet Télécom. L’adoption par le Parlement européen d’un amendement qui assimile la connexion Internet a une liberté fondamentale et rejette la suspension de l’abonnement fragilise le texte gouvernemental et introduit le doute chez nombre de députés UMP. Contre toute attente, les députés présents en séance rejettent le projet de loi le 9 avril. Le gouvernement, qui avait opté pour une procédure d’urgence, se retrouve contraint d’accorder une seconde lecture. Le texte est finalement adopté le 15 septembre, à l’Assemblée, mais subit la censure du Conseil Constitutionnel, treize jours plus tard. Le Conseil valide le principe de la riposte graduée mais impose de recourir au juge pour prononcer les sanctions, notamment la fameuse et controversée suspension de l’abonnement. Sous la pression du Chef de l’Etat, le gouvernement revient devant le Parlement avec un nouveau projet de loi : la loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, dite Hadopi 2. La prise en compte des exigences du Conseil Constitutionnel fragilise la riposte graduée.
Un nombre croissant de promoteurs de la riposte graduée admettent désormais que la RG, ainsi écornée, ne produira pas les effets attendus.
Des pouvoirs publics exagérément réceptifs au diagnostic des industries culturelles
« L’obstination à se réfugier dans le passé pour y trouver des solutions à la façon d’adapter la production en masse à l’âge de la distribution digitale a été le plus grand obstacle à toute évolution durant la dernière décennie. Nous devons commencer à regarder de l’avant et à chercher de nouveaux modèles de revenus que nous ne pouvons encore imaginer. » Featured Artist Coalition, British Academy of Songwriters, Composers and Authors, Music Producers Guild.
Le débat en France autour de l’Hadopi a porté principalement sur l’adéquation de la riposte graduée aux objectifs poursuivis, sur les atteintes aux libertés publiques, le contournement du juge par une autorité administrative, les possibilités de recours, le principe de la suspension de l’abonnement, sur les modalités, les risques d’erreur, le cout, la complexité et la « faisabilité » du dispositif. Assez peu sur l’ampleur exacte et les causes de la crise des industries culturelles.
La CNIL dans l’avis qu’elle a rendu sur le projet de loi Hadopi, « constatant que le seul motif du gouvernement est de préserver les revenus de l’industrie du loisir » est allée jusqu’à déplorer « le manque d’études démontrant clairement le rôle du partage de fichiers dans la perte de revenus de cette industrie qui est par ailleurs en pleine mutation vers les formats numériques ».
Il est frappant de constater a quel point la justification de l’Hadopi, comme celle de la DADVSI, trois ans plus tôt, reposait sur des analyses sommaires, inspirées pour l’essentiel par les argumentaires fournis par la coalition des producteurs et leurs alliés.
Les parlementaires socialistes avaient d’ailleurs demandé, sans succès, qu’une mission d’information parlementaire dresse « un panorama plus juste et équilibré que celui brossé à grands traits par les rapports commandés par quelques lobbies ».
Les gouvernements qui se sont relayés depuis 2002 se sont montrés exagérément attentifs, réceptifs presque par avance, aux attentes et aux raisonnements des industries culturelles, évitant de solliciter les capacités d’expertise de services de l’Etat, ou ne prêtant pas attention à leurs alertes. Des 2004, le Conseil d’analyse économique pointait les risques d’une réponse essentiellement défensive : « Deux voies peuvent être empruntées. La première, défensive et coûteuse en termes de bien-être social, cherche à maintenir le plus longtemps possible le fonctionnement classique des marchés, retardant ainsi la marche de la révolution numérique. L’autre voie, au contraire novatrice, consiste à inventer un modèle permettant le fonctionnement efficace d’une économie de l’information.
La logique défensive est celle qui anime certains acteurs dominants du secteur informationnel de “ l’ancienne économie ”, éditeurs de contenus et grands groupes de médias (majors), inquiets à juste titre des menaces portées par la “ nouvelle économie” sur leurs modèles d’affaire. Le ressort de cette logique est simple : restaurer la liaison entre l’information et son support physique »).
La même année, la Direction de la prévision économique émettait des réserves sur le diagnostic catastrophiste des industries culturelles : « La copie ne menace pas l’existence du marché du disque mais le transforme L’évolution du marché du disque répond à un ensemble de déterminants autres que l’impact éventuel de la copie qui, pour l’instant, ne semble pas menacer de disparition les industries culturelles concernées. En tout état de causes, l’explication unique couramment fournie par les industriels du disque pour expliquer le repli du marché, à savoir le téléchargement et la copie, ne paraît pas suffisante (…) La copie élargit les usages et offre de nouvelles sources de revenus : certains consommateurs achètent un disque justement parce qu’ils prévoient de pouvoir le faire partager, et de pouvoir ainsi plus facilement en parler avec leurs amis. Cette dimension sociale de la consommation culturelle n’est pas négligeable, et cette faculté de partage peut contribuer au développement des ventes ».
Ces analyses du CAE comme celles de la Direction de la Prévision recoupaient, pour l’essentiel, les travaux de la majorité des économistes qui se sont penchés sur ces questions.
L’OCDE, peu suspecte de complaisance pour les pirates, formulait, en 2005, un diagnostic nuancé sur l’impact des pratiques de partage. «Quoi qu’il en soit, le téléchargement de musique en P2P ne conduit pas tous les utilisateurs à substituer systématiquement ce type d’acquisition aux modes traditionnels de consommation. Il est par conséquent difficile d’établir « le coût du partage illégal de fichiers ». (…) Certaines études démontrent que le partage non autorisé de fichiers a un effet négatif sur les ventes de musique, mais d’autres démontrent qu’il a un effet positif ; et d’autres encore concluent qu’il a un impact nul. D’après certains, les utilisateurs substituent le téléchargement à l’achat légal, ce qui réduit les ventes, mais d’autres avancent que le partage de fichiers permet de découvrir certaines musiques avant de les acheter. La plupart des études confirment que ces deux phénomènes opèrent en même temps – selon les utilisateurs : le partage non autorisé de fichiers conduit certains à augmenter leur consommation et d’autres à la réduire.»
Etat de santé de la filière musicale
Sans minimiser l’ampleur de l’hémorragie qui affecte l’industrie du disque, il convient de dresser un tableau complet de l‘économie de la filière.
Le marché de la musique enregistrée est en crise depuis plusieurs années. Les chiffres sont impressionnants : selon le SNEP, en 2009, le marché de gros de la musique enregistrée a représenté 587.8 millions d’euros, contre 607.2 millions d’euros en 2008 soit une baisse de 3.2 % par rapport à 2008 (contre ‐15% en 2008). Le marché physique (les CD et DVD musicaux) est de 512 millions d’euros, en baisse de 3.4%. Pour la première fois depuis 2003, on constate un ralentissement dans la chute du marché des supports.
Le marché physique a connu une baisse en valeur de 63 % en valeur depuis 2003. Par rapport au premier semestre 2002, la valeur du marché des singles a été divisée par 6. Quant au solde des contrats rendus sur les six premiers mois de l’année (47 vs. 23 au 1er sem. 2002) et des nouvelles signatures (35 vs. 91), il est négatif pour la deuxième fois consécutive en 5 ans.
Les ventes numériques représentent 12.9 % du chiffre d’affaires des éditeurs phonographiques. Après quatre années de progression, elles enregistrent une très légère régression en 2009 (75.8 millions d’euros contre 77.2 millions en 2008).
Historiquement axé sur la sonnerie téléphonique, le marché numérique se repositionne sur le téléchargement (d’albums notamment) et sur le streaming. Le téléchargement internet progresse fortement : +56%. Les revenus des sonneries et de la téléphonie mobile chutent de 41.5 %. « Difficile d’imputer une quelconque responsabilité au téléchargement illégal dans ces déboires du marché de la musique sur les mobiles. La nature de l’offre – chère, très concentrée et peu ergonomique -, et son décalage avec les attentes des consommateurs, sont certainement à mettre en cause ».
Apparu en 2008, le chiffre d’affaires du streaming (Deezer, notamment) a plus que doublé en 2009, passant de 3.6 à 8.8 millions d’euros. On ignore cependant ce qui entre dans ces revenus et si les avances sur recettes perçues par les majors, notamment, en font partie. Fixées à un niveau élevé, elles gonflent artificiellement les revenus des majors tout en bridant les initiatives et la capacité d’innovation des start-up du secteur.
Selon Philippe Astor, observateur reconnu de ce marché, « à côté d’un marché du téléchargement dont la croissance pépère mettra des années à compenser à elle seule la baisse des ventes de CD, c’est faire peser bien des incertitudes sur toutes les offres de flux : les seules à même, aujourd’hui, de relancer le marché de la musique sur Internet et sur les mobiles et de réintroduire des modèles payants dans la consommation de musique ».
Les chiffres publiés par le SNEP sont partiellement biaisés. Les revenus de la filière musicale ne se limitent pas à ceux de l’industrie du disque. Le phonogramme représente désormais moins de 50 % des revenus des maisons de disques. Il convient de prendre en compte toutes les sources de revenus (droits d’exécution publique, spectacle vivant, phonogramme) pour avoir une vision d’ensemble de la filière musicale.
C’est ce qu’a fait le Times pour la filière musicale britannique : on découvre alors que la musique se porte globalement bien au Royaume Uni ces dernières années, et a même progressé en valeur entre 2004 et 2008, pour passer de 2,17 milliards de livres à 2,33 milliards de livres, à condition de tenir compte de toutes les sources de revenus (droits d’exécution publique, spectacle vivant, phonogramme). Les ventes de musique enregistrée ont baissé de 26 % en valeur sur la période, mais les droits perçus et répartis par la société de gestion collective PRS for Music (diffusion radio & TV, exécution publique, reproduction mécanique, international) ont paradoxalement progressé de 27 % ; et les revenus du spectacle vivant de… 70 % ! Pour la première fois en 2008, les revenus du spectacle vivant (904 £M) ont été supérieurs à ceux du phonogramme (894 £M).
L’autre intérêt de ces pointages « est de tenter de différencier l’évolution des revenus des producteurs et de ceux des artistes. Si l’on ne retient que le phonogramme et le spectacle vivant, les revenus des artistes britanniques ont globalement progressé de 44,8 % entre 2004 et 2008, pour passer de 582 £M à 843 £M. Et le phonogramme ne représentait plus que 15,2 % de ces revenus en 2008, en moyenne, contre 35,4 % en 2004 ». « Seules les grosses têtes d’affiche du moment profitent vraiment de cet état de fait », tempère Philippe Astor. « La middle-class des artistes, elle, est toujours plus nombreuse à se partager un gâteau chaque année plus réduit. La répartition des revenus de la filière musicale est beaucoup plus complexe. Comme dans tous les autres secteurs de l’économie mondiale, ce sont surtout les classes moyennes (de consommateurs et d’entreprises, d’artistes et de producteurs), qui trinquent le plus aujourd’hui. Ce facteur là n’est absolument pas lié au piratage, bénin en proportion, de la musique sur Internet. Mais plutôt à une financiarisation à outrance de l’économie, à laquelle ne se sont soustraites ni l’industrie musicale, ni celle des réseaux ».
La part du phonogramme est en recul dans les revenus globaux de la filière musicale en Angleterre, mais est assez largement compensée par montée en puissance incontestable du spectacle vivant.
Les tendances observées en Grande Bretagne sont probablement à l’œuvre, en France.
Le CNV (Centre national de la chanson des variétés et du Jazz), qui perçoit la taxe sur les spectacles de variété, a enregistré en 2008 40 317 représentations de spectacles, dont 34 094 à entrée payante. Apres plusieurs années de progression, le nombre total de représentations a stagné en 2008 (+2%) avec une légère baisse des représentations payantes (-1%). La billetterie totale déclarée atteint 427 millions d’euros en 2008, contre 480 en 2007 (-12%). Le spectacle vivant représente 18% des droits perçus par la SACEM (contre 14% pour les droits phonographiques, vidéo et numériques et 7% pour la copie privée).
On ne dispose que de données fragmentaires pour mesurer l’évolution de l’édition musicale, et plus largement de la gestion de droits.
Malgré l’effondrement des ventes de disques, qui s’est traduite par une baisse des droits de reproduction mécanique, les perceptions de la SACEM ont continué de progresser entre 2000 et 2007 grâce à la croissance continue des sommes collectées au titre des spectacles vivants, des sonorisations publiques de la copie privée. Les recettes ont légèrement baissé en 2008 (755 M€) et retrouvent leur niveau de l’année 2006.
Etat de santé du cinéma français
La situation du cinéma français tranche avec celle de la musique. Au cours de l’année 2009, les salles ont réalisé 200,85 millions d’entrées, soit 5,7 % de plus qu’en 2008. Ce résultat est supérieur au niveau moyen des dix dernières années (183,98 millions par an en moyenne). Il constitue un record qui n’avait pas été atteint depuis 1982 (201,93 millions d’entrées). .Les nombreux films à succès du deuxième semestre 2009 sont venus compenser le recul de la fréquentation constaté sur le premier semestre 2009. En 2009, le nombre de films progresse dans toutes les tranches supérieures à 500 000 entrées. Onze films enregistrent plus de trois millions d’entrées, soit un titre de plus que l’année précédente. 21 films atteignent plus de deux millions d’entrées, 51 films plus d’un million d’entrées et 96 films plus de 500 000 entrées.
La nature exacte de l’impact des pratiques de partage sur la fréquentation des salles est loin d’être connue. Le cas tout récent en est une nouvelle illustration. La superproduction de James Cameron est en passe de devenir à la fois le film le plus vu en salle et le plus piraté de l’histoire du cinéma. « La version piratée ne fournit pas l’expérience sensorielle 3D, qui ne peut être obtenue qu’en salle ; elle a presque un rôle de bande-annonce au film. Tout comme les posters de « La Joconde » ne baissent pas les entrées du Louvre ».
L’impact des pratiques de parage sur les ventes de DVD est nettement moins controversé. Les ventes de DVD reculent ainsi depuis plusieurs années : une baisse cumulée de 25% en valeur entre 2006 et 2008.
Pour la première fois depuis 2005, la dépense des ménages en vidéo physique se stabilise (+0,5 %) en 2009 : les Français ont dépensé 1,39 Md€ en achats de DVD et de supports haute définition Blu-ray. La commercialisation des supports haute définition se développe : le chiffre d’affaires du Blu-ray est multiplié par 2,1 entre 2008 et 2009 pour atteindre 107,79 M€ et 5,3 millions de supports vendus. Le Blu-ray représente 7,8 % du chiffre d’affaires de la vidéo en 2009. Pour la première fois depuis quatre ans, les Français ont acheté plus de DVD que l’année précédente (+7,4 %). En volume, 135,3 millions de DVD ont été vendus en 2009.
La concurrence des plateformes de partage, en P2P comme en streaming, reste redoutable pour le marché des DVD. Les films sont disponibles sur les réseaux environ 3 à 8 semaines après la sortie en salle. Le prix constitue un obstacle de taille à la vente de DVD en France (en moyenne 19,25 €).
Bref : la situation du cinéma n’a rien à voir avec celle de la musique. Si les pratiques de partage cannibalisent les ventes de DVD et freinent l’essor de la VOD, on sait que ces deux modes d’exploitations contribuent marginalement au financement des films. La mécanique complexe de financement du cinéma, avec ses 250 films par an, est probablement sur le point de s’enrayer, mais c’est principalement du fait des télévisions : confrontées a la baisse d’audience des films, les chaînes, et Canal + en premier lieu, préfèrent désormais investir dans les programmes qui génèrent le plus d’audience, les séries, en particulier.
Réagencements au sein de la filière musicale
Pendant des années, l’Internet et ses usages se sont développés sans le concours des industries les plus directement concernées. Les opérateurs de télécommunications ont mené une bataille de retardement contre le protocole IP, avant de s’y rallier très vite. Microsoft tenta, dans un premier temps de développer son propre réseau, puis, mobilisa toutes ses forces pour s’y frayer une place, avant qu’il ne soit trop tard. Les fabricants d’ordinateurs personnels ont longtemps jugé inutile d’inclure les modems dans leurs machines.
L’industrie de la musique a surestimé sa capacité à résister à la vague Internet. Elle a laissé trop longtemps les plateformes de pair a pair remplir le vide : les habitudes prises rendent aujourd’hui plus difficile l’apparition d’offres payantes attractives.
Le refus des majors de conclure un accord avec Napster marque une bifurcation. “Ils ont jeté des milliards et des milliards de dollars par la fenêtre avec leurs procès contre Napster. C’est à ce moment-là que les majors ont signé leur arrêt de mort”, estime Jeff Kwatinetz, PDG de The Firm, une société d’agents artistiques. “Le monde de la musique avait là une occasion en or. Tout le monde utilisait le même service ; c’était comme si toute l’audience allait à une seule station de radio. Et puis Napster a fermé, et ces 30 à 40 millions de personnes sont parties sur d’autres plates-formes”, ajoute-t-il. Les choses auraient pu être radicalement différentes ».
Sous cet angle, la crise de la filière musicale est essentiellement une crise d’adaptation à son nouvel environnement numérique et aux attentes du public.
La révolution numérique confronte la filière musicale à une double mutation. La première mutation peut s’analyser comme un réagencement de la structure des revenus au sein de la filière.
La filière musicale est organisée, depuis un siècle, autour de trois marchés imbriqués : deux marchés tournés vers les consommateurs, celui de la musique enregistrée et des concerts, et un marché « amont », l’édition musicale, sur lequel des diffuseurs (radio et télévision) distributeurs, éditeurs et producteurs acquièrent ou cèdent des droits. La filière agrège un marche BtoB (la gestion des droits) et deux marchés BtoC (la vente de musique et les concerts). A côté de cette filière était tolérée une « sphère des échanges personnels » : les copies rendues possibles par l’essor des appareils enregistreurs de son et d’images. Cette sphère des échanges personnels reçut une forme de reconnaissance, en 1985, avec l’instauration d’une redevance « copie privée » prélevée sur les supports vierges, analogiques, puis numériques. Au fil des ans, les revenus générés par cette redevance a progressivement enflé, passant de 36 en 1987 à 174 millions d’euros en 2008. Elle représente désormais 7% des recettes de la SACEM.
Le secteur de la musique enregistrée, dont l’offre se déclinait en deux grandes familles de produits, les singles et les albums, se redéploye vers une pléiade de services : téléchargement et streaming, sur diverses plateformes (PC, baladeurs, mobiles), à travers une diversité de modèles : vente unitaire, abonnement, services freemium etc. Les principales majors de la musique se sont résolues à retirer les mesures techniques sur les œuvres qu’elles distribuent sur les plateformes. Apres avoir enfermé les œuvres dans des formats incompatibles avec la majorité des baladeurs, elles se rallient au format MP3 qui a fait le succés du P2P. Universal et d’autres proposent des offres de musique gratuite. A la suite de labels indépendants innovants, les majors de la musique autorisent désormais l’exploitation d’une partie de leur catalogue à travers des offres forfaitaires.
Plus que les plateformes de téléchargement, ce sont les offres de flux qui pourraient relancer la consommation payante de musique sur Internet et sur mobiles. L’économie des plateformes comme Deezer ou Spotify reste fragile : leurs revenus, encore modestes, semblent être captés, pour l’essentiel, par les producteurs au détriment des artistes.
Dans ce nouvel écosystème, les concerts revêtent une importance croissante, avec l’apparition de sociétés spécialisées (LiveNation), la rénovation des salles de concerts, la montée en puissance du sponsoring, qui représente désormais de l’ordre de 30% du marché des concerts ; l’augmentation du prix des places de concert. La montée en puissance de la scène (Attali la qualifie de « musique vivante », par opposition au phonogramme enregistré, qui est une « musique morte ») est favorisée par les mêmes changements dans notre rapport à la musique que ceux ayant entraîné le déclin de l’enregistrement.
Le secteur des droits devrait compenser la baisse des revenus tirés des ventes de supports par la progression des droits de performance (radio, télévision, lieux publics, spectacle vivant), des droits de synchronisation (publicité, films, émissions de télévision) et des diverses exploitations de leur répertoire. La gestion des droits (licences exclusives ou non, diversité des territoires géographiques, des périmètres et des durées d’exploitation) se rapproche de la gestion de patrimoine : la concentration, par acquisitions successives de catalogues, transforme les majors en gérants de portefeuilles de droits.
Philippe Astor dresse le tableau d’une « terre brulée sur laquelle il va falloir créer et développer de toute pièce un nouveau tissu industriel, à la croisée de l’innovation logicielle, du développement des réseaux sociaux numériques et de la production artistique. Il y a peu de chances que les majors, qui signent de moins en moins d’artistes, sortent de moins en moins d’albums (trois fois moins qu’en 2002) et se recentrent sur l’exploitation de leur fond de catalogue (les Beatles sur Rock Band…), donnent l’impulsion du sursaut nécessaire. Elles freineront ou accompagneront le mouvement au gré de leurs intérêts. L’impulsion sera donnée par tous ceux qui s’aventurent sur les chemins de l’autoproduction, de l’auto distribution et de l’autopromotion, presque devenus des passages obligés ; et sur ceux de l’innovation dans les logiciels et les services.».
Nouvel écosystème de la musique, nouveaux modèles économiques
La seconde mutation est plus douloureuse : elle réside dans un profond chamboulement du triangle producteurs-créateurs-public. La filière est désormais partie prenante d’un écosystème complexe, avec une extension considérable de la sphère des échanges personnels non-commerciaux. Du prêt de livre à la cassette qu’on copie, les échanges non-commerciaux entre personnes ont été de tous temps le moyen par lequel on découvrait des auteurs et des œuvres. Cette sphère d’échanges personnels change d’échelle avec les possibilités de reproduction liées au numérique et l’effet amplificateur des réseaux. L’effet d’aubaine que constitue la disponibilité gratuite d’une discothèque universelle reste le principal ressort de ces pratiques, même si d’autres phénomènes sont en jeu : on découvre de nouveaux artistes, on élargit ses horizons, on obtient le titre que l’on cherche sans avoir à acheter tout l’album. Le P2P n’est pas pour autant un grand réseau communautaire et fraternel : l’essentiel des pratiques s’inscrivent dans le registre de la consommation, pas de la coopération.
Ces échanges hors marché n’ont pas que des effets négatifs sur l’économie de la filière : « Ceux qui partagent de la musique contribuent à la carrière d’un artiste par l’achat de marchandises ou de tickets pour leurs concerts – des expériences impossibles à substituer qui contribuent au succès de la carrière d’un artiste, même si cela ne rétribuera pas les créateurs de la musique et les auteurs directement, sauf s’ils sont également interprètes ». Elles sont aussi le lieu d’un intense bouche à oreille : les pratiques de prescription ont permis à quelques groupes ou titres d’émerger de manière inattendue et de créer des succès commerciaux, en dehors des circuits classiques de promotion.
Le nouvel écosystème se caractérise par un brouillage de la frontière qui séparait nettement usagers et créateurs devient floue, avec le développement de pratiques actives, à mi-chemin entre écoute et création : compilation, remix, sample. Ce phénomène ne doit sans doute pas être exagéré : on devient rarement musicien, encore moins professionnel, sans des années de pratique, ni certains sacrifices.
Troisième composante de cet écosystème : le développement considérable des pratiques semi-amateur, semi-professionnelle. La démocratisation des outils numériques (home studio, tables de mixage) dont disposent les « amateurs » leur permettent de proposer des enregistrements d’excellente qualité technique. Les plateformes de partage, comme YouTube, Myspace, DailyMotion, Facebook leur offrent de nouvelles possibilités d’atteindre des publics étendus et de faire vivre des œuvres. Prés de 50 000 musiciens français proposent des titres sur MySpace. Une partie d’entre eux convertit l’audience qu’ils rencontrent sur des plateformes ou des blogs en audience pour leurs concerts. Toutes ces pratiques artistiques amateur et semi-amateur ne visent pas la professionnalisation. De nombreux musiciens ont un métier par ailleurs mais trouvent plaisir à donner des concerts. Nombre de ces artistes souhaitent d’abord que leurs œuvres circulent et parviennent au public. Ils placent leurs œuvres sous des licences ouvertes comme Creative Commons qui autorisent la diffusion et la réutilisation des œuvres.
Face à la baisse continue du marché de la musique enregistrée, comment couvrir les couts, parfois importants, de création et de production ? Face à la forte pression du gratuit, peut trouver d’autres manières, plus créatives de couvrir ces couts, de manière à rémunérer les artistes et à inciter des entreprises culturelles à investir dans la musique ?
Le débat sur la recréation d’une économie durable de la musique bute, traditionnellement, sur le constat de l’extrême difficulté, voire de l’impossibilité pour des offres payantes de musique de se frayer une place dans un marché ou l’on trouve la musique gratuitement. Le financement par la publicité répond en partie à ce problème, mais en laissant entier le problème initial : si la valeur du fichier paraît nulle, le coût en temps, en commodité, en émotion, que représente l’accolement d’une publicité à une œuvre, ne sera pas plus facilement accepté que le coût monétaire.
De ce constat, désormais classique, de la difficulté pour des offres payantes de s’imposer dans un univers de gratuité découlent deux diagnostics symétriques : le premier débouche sur la mise en œuvre de dispositifs techniques visant a recréer de la « rareté », à encapsuler les fichiers dans des mesures techniques pour empêcher leur copie et leur prolifération et sur la répression du partage des fichiers, le second débouche sur la nécessité de mutualiser le financement de la musique ou du cinéma via des dispositifs de « licence globale ».
Ces deux diagnostics, tout aussi radical l’un que l’autre, font l’impasse sur le fait qu’une proportion importante d’usagers des plateformes de P2P (les samplers » achètent régulièrement des CD ou des DVD (on les appelle « samplers »), qu’une forte proportion du public déclare, enquête après enquête, qu’elle est disposée à payer les œuvres. Enfin, ce n’est pas seulement par incompétence technique ou par paresse que des millions de gens achètent des titres sur iTunes.
Le secteur de la musique connaît un foisonnement d’initiatives. On repère ainsi trois directions innovantes et complémentaires de recréation de valeur économique dans la musique : économie des flux, économie des services et intermédiation entre l’offre et la demande.
« L’économie des flux se fonde sur le constat que, pour beaucoup d’auditeurs, la musique est déjà un « flux » continu, et que par ailleurs, une économie fondée sur des prix unitaires élevés et des quantités faibles (deux albums et un single achetés par Français et par an, selon les chiffres du SNEP) doit, dans un monde numérique et en réseau, céder la place à une économie fondée sur des quantités élevées et des prix unitaires faibles ». Relève de cette économie des flux les diverses formules d’abonnement forfaitaire à des chaînes musicales personnalisées (sur le web, les mobiles). Le métier des infomédiaires qui proposent ce type d’accès consiste à « agréger » des musiques d’un côté et des goûts de l’autre, pour proposer une « expérience » très personnalisée, mais qui comporte une part de découverte : on aidera l’abonné à découvrir des musiques à partir de ce qu’il aime, à entrer en contact avec d’autres abonnés aux goûts similaires, à constituer des communautés, etc.
Dans une telle économie, il n’est ni pertinent, ni même toujours possible d’associer un prix à la rencontre ponctuelle d’une œuvre et d’un auditeur. Les revenus sont par essence agrégés, cumulés, mutualisés pour être ultérieurement répartis, selon des modalités qui donnent lieu à des calculs (et des négociations) complexes.
L’économie des services cherche à retrouver le chemin de la rareté, de l’unicité, dans l’expérience musicale. Il s’agit d’organiser et de valoriser des formes et des moments au travers desquelles la relation avec une œuvre ou avec des artistes apparaît singulière, exclusive, non reproductible à l’infini. Relèvent de cette forme de création de valeur (s’on met à part le concert, qui ressort clairement de cette catégorie) la valorisation de la relation avec les artistes (participation au financement d’un album, fan clubs » sur abonnement, rencontres en face-à-face, accès exclusifs à des chats, des leçons, des répétitions, des concerts en backstage..) et l’’exclusivité (écoute en avant-première, bonus exclusifs en lien avec un achat ou un concert), la personnalisation de la musique elle-même…
L’intermédiation entre l’offre et la demande Même si la musique devenait entièrement et définitivement gratuite (ce qui n’est pas le cas), son abondance, sa diversité, ainsi que la diversité des goûts et des attentes des amateurs de musique, rendraient nécessaire le développement de formes de plus en plus élaborées de médiation entre la création musicale, les artistes, les œuvres enregistrées, les performances, et le public. Dans un système où l’offre et l’information abondent, où les consommateurs disposent de moyens sans précédents pour échanger entre eux (jusqu’au « produit » lui-même), la valeur se déplace donc, dans une large mesure, vers les dispositifs organisant la rencontre entre l’offre et la demande : recommandations, analyses et critiques, échange au sein de communautés d’amateurs, aide à la découverte, playlists, etc.
Reconnaître les échanges hors-marché
Les tentatives répétées d’éradiquer les échanges non-commerciaux de fichiers sont probablement vaines ou présentent un cout en termes d’atteinte aux libertés inacceptable. Les industries de la musique et cinéma devront bien, un jour ou l’autre, reconnaître l’existence de cette sphère : tolérer son existence ou l’intégrer dans son économie, comme elle l’a fait, non sans résistance, dans le passé pour la copie privée.
Il y a au moins trois raisons pour les industries culturelles d’examiner l’hypothèse d’une reconnaissance des échanges personnels non-commerciaux.
Il s’agit, en premier lieu, de pacifier les relations de ces industries avec leur public : de suspendre ce qui é été décrit comme une « croisade » et même comme une « guerre » : Une industrie ne peut pas durablement combattre ses clients, et en premier lieu ses futurs clients. Surtout si elle se donne l’objectif de reconquérir le public en lui proposant des offres alternatives.
Si les industries culturelles souhaitent bénéficier d’une compensation pour les échanges hors-marché d’œuvres protégées, il leur faudra bien, en contrepartie, accorder une forme de reconnaissance à ces échanges. Comme cela a été fait, en 1985, avec l’instauration de la redevance pour copie privée.
La reconnaissance de ces échanges permettrait à certains des intermédiaires qui opèrent aujourd’hui dans un cadre illégal de développer leur activité dans un cadre légal.
L’impact proprement culturel des échanges hors-marché (relation aux œuvres, diversité) est loin d’être optimal : les faire sortir de la clandestinité permettrait d’en maximiser le « bénéfice culturel ». « Supposons que (…) les pratiques d’échanges de fichiers ne se déroulent plus en « état de siège », leurs auteurs ne sont plus surveillés et poursuivis par des polices privées. L’espace informationnel n’est plus pollué volontairement par des leurres au titre de la guerre aux réseaux pair à pair. La construction de la qualité de ces échanges peut commencer : qualité des représentations numériques des œuvres, qualité de l’attribution de celle-ci à leurs auteurs et contributeurs, qualité des outils pour les rechercher, pour y identifier celles qui méritent l’attention et signaler ce mérite. Tous ne sont bien sûr pas également motivés par cette construction. Mais il suffit de quelques uns et de la possibilité pour eux de travailler au grand jour pour qu’émergent des services, des intermédiaires, des bonnes pratiques, des réputations ».
La mise en place d’un mécanisme de compensation, repoussée en France, en 2006 sous sa version « licence globale » et en 2009, sous sa version « contribution créative », finira par se frayer une voie.
Cette perspective gagne du terrain parmi les sociétés d’auteurs La SAC (Songwriters Association of Canada), l’homologue canadien de la SACEM a présenté en 2007 une « Proposition pour un modèle de monétisation des partages de fichiers musicaux numériques ».
Aux Etats-Unis, un système très proche de la licence globale est en préparation depuis un an chez Warner Music Group pour les universités : cette licence permettrait aux étudiants d’accéder à l’intégralité du catalogue de la major moyennant paiement d’une redevance prélevée par le FAI du campus.
Qu’on s’engage dans la mise au point d’un dispositif novateur, comme la « contribution créative », promue par Philippe Aigrain et la Quadrature du Net, ou qu’on se contente d’étendre le dispositif actuel de la redevance pour copie privée aux échanges en ligne, la question la plus difficile à trancher , avec celle des modes et clés de répartition, sera celle de son montant : une source de revenus complémentaire, comme c’est le cas pour la redevance copie privée, ou une source de revenus centrale ?
Si on retient un montant trop élevé, cette licence ou cette redevance aurait pour effet de compromettre les conditions d’existence d’offres payantes, et par la même, la reconstitution d’une économie durable de la culture.
Réguler, ouvrir le marché aux nouveaux entrants
« Les industries culturelles traditionnelles sont devant le choix de maintenir leurs modèles commerciaux installés en faisant la guerre aux usagers ou de s’adapter aux nouvelles pratiques, mais au prix d’une adaptation drastique de ces modèles commerciaux. Il faudra les aider à effectuer cette transition, notamment pour les producteurs indépendants, sans pour autant ignorer que la transition est inévitable. »
Michel Rocard, République 2.0 Vers une société de la connaissance ouverte
La conception de services vraiment innovants, l’expérimentation de modèles d’affaires viables s’appuiera probablement sur l’émergence de nouveaux entrants. Opérant pour leur propre compte ou en partenariat avec les grands acteurs, ces nouveaux entrants développeront des logiques de « communautés » et sauront exploiter l’intelligence collective de leurs utilisateurs.
Il revient aux pouvoirs publics de déverrouiller ces marchés, de favoriser l’émergence des nouveaux acteurs. Notamment en facilitant l’acquisition des droits d’exploitation des œuvres.
Un régime de gestion collective pour les plates-formes d’hébergement et les sites de streaming
L’industrie du disque refuse souvent de laisser les distributeurs et les diffuseurs accéder sans restriction à ses catalogues. Les plates-formes d’hébergement, de leur côté, ont toutes les peines du monde à négocier des accords permettant aux utilisateurs d’utiliser librement leurs services. Pour que son offre soit attractive, un distributeur doit pourtant disposer d’une offre variée et proposer un certain nombre d’œuvres clés (les hits, les standards, etc.). Cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’offres spécialisées.« Que penseront les amateurs de jazz d’un site prétendument spécialisé qui comporte seulement une partie des albums de Chet Baker ou de Duke Ellington ? Ou les amateurs de science-fiction d’un site offrant 3 000 films, mais aucune œuvre de Steven Spielberg, sous prétexte qu’elles ne sont pas dans le bon catalogue ? »
L’accès aux catalogues de musique doit être garanti à tous pour un prix raisonnable, sous la surveillance éventuelle d’une autorité de régulation.
La Mission Zelnick a formulé, sur ce point, des recommandations courageuses.
Moderniser la gestion collective, fluidifier la gestion des droits
La gestion collective protège les droits des créateurs isolés face à des opérateurs économiques : elle rétablit l’équilibre face au pouvoir de négociation des producteurs. Elle autorise des économies d’échelle en matière de perception des droits. La gestion collective est contestée par les majors qui préfèrent contractualiser et rémunérer individuellement les auteurs et les artistes plutôt que de négocier avec leurs représentants.
La gestion collective traverse aussi une crise de légitimité dans le public : elle est perçue comme un monopole, une barrière à l’accès davantage que comme une source de rémunération et de financement de la création. La relégitimation de la gestion collective passe par le développement de la transparence et une simplification des circuits de collecte et de gestion des droits des artistes. Il existe actuellement plus de 25 organismes privés chargés à un titre ou à un autre de collecter, de gérer et de redistribuer les droits liés à l’exploitation de la musique.
Repenser la régulation
Qu’il s’agisse d’arbitrer les conflits qui surgissent inévitablement entre les différentes catégories d’ayants-droit ou de fixer le montant des redevances liées aux divers modes de rémunération forfaitaire, la mise en œuvre des droits d’auteur et droits voisins a suscité la création d’un grand nombre d’instances de médiation ou de concertation, souvent paritaires. La régulation des activités soumises au droit d’auteur est aujourd’hui fragmentée entre un trop grand nombre d’instances pour être réellement efficace. L’unification de ces fonctions au sein d’une seule autorité se justifie aussi par la nécessité de désenclaver le droit d’auteur et de le confronter aux exigences du droit de la concurrence. Il reviendrait à cette autorité de garantir l’accès aux catalogues. Et d’organiser, si celle-ci recueillait l’accord des paries prenantes, la mise en place d’une licence collective, en contrepartie de la reconnaissance des échanges hors-marché.