Cette photographie a fait le tour du monde.
Publiée sur le compte Flickr de la Maison Blanche, elle ne porte pas de titre. P050111PS-0210 est son étiquette Flickr.
Nous sommes dans la Situation Room de la Maison Blanche, le 2 mai 2011 : le centre névralgique et symbolique de la puissance américaine. Barack Obama et son entourage suivent en direct sur des écrans de télévision l’assaut donné contre la forteresse où s’est refugié Ben Laden à Abbottabad. Et son exécution. Barack Obama et son entourage suivent en direct sur des écrans de télévision l’assaut donné contre la forteresse où s’est refugié Ben Laden à Abbottabad. Et son exécution.
Reproduite à des centaines de millions d’exemplaires par la presse, diffusée en boucle sur les télévisions, elle a donné lieu à des monceaux de commentaires et des centaines de parodies.
Avec 2,5 millions de visites, le cliché P050111PS-0210 est la photo la plus regardée de tous les temps sur Flickr.
D’où provient l’étrange attraction que cette photo exerce ? Ces visages tendus vers l’écran assistent ils, vraiment, aux images de l’exécution en live de Ben Laden ? L’apparente banalité de ce qu’elle nous montre, 14 personnes regardant un écran (le champ) tranche avec la brutalité de l’opération héliportée, à 11 000 kilomètres (le contrechamp). Des vidéos, au reste, que la Maison Blanche refusera de diffuser, malgré les demandes répétées de la presse et des Républicains.
La tension qui se lit sur les visages est elle celle de l’attente, de l’incertitude, ou celle du spectacle de la mort en direct ? Les visages expriment tout le spectre des émotions : angoisse, inquiétude, sérénité …. Que redoutent ils ? On sait, depuis, que cette opération, soigneusement préparée depuis plusieurs mois, était cependant hasardeuse : « Si l’on attend, il risque de nous échapper. Mais je ne peux pas vous assurer que Ben Laden est bien dans cette villa. Pas de photo, pas d’enregistrement, pas de preuve. C’est du 50-50 » aurait expliqué le chef de la CIA, Leon Panetta, à Barack Obama le 28 avril. Le succès de l’opération n’était pas acquis : la CIA et les militaires redoutaient qu’une partie de l’armée pakistanaise y fasse obstacle.
Le cliché P050111PS-0210 concentre et cristallise des enjeux stratégiques (l’exécution de Ben Laden referme le cycle ouvert par Bush et sa « guerre mondiale contre le terrorisme) autant que politiques (le succès de l’opération conforte Obama et le repositionne pour la campagne de 2012)
Un tournant pour la Présidence Obama
Obama est concentré : il a les traits tirés. A quoi pense-t-il pendant ces 40 minutes, dont il dira plus tard qu’elles furent «les 40 minutes les plus longues de sa vie » ?
Pour se faire élire, face à John McCain, ancien pilote de la Navy et héros du Vietnam, Obama avait dû convaincre qu’il avait l’étoffe d’un Commander in Chief. Face aux demandes insistantes des militaires de renforts en Afghanistan, il a pris son temps, avant de décider un « surge » de 30 000 hommes. Les républicains le présentent, depuis son élection, obstinément comme un Commander in Chief faible et irrésolu. Et la presse comme un « chef de guerre réticent » (reluctant).
Quand il a appris, il y a quelques semaines, que la CIA a localisé Ben Laden, Obama sait qu’il tient une occasion unique de porter le coup de grâce à Al Qaeda, de refermer la parenthèse ouverte par le 11 septembre, de terminer la guerre contre le terrorisme, si maladroitement engagée par George Bush. Il sait aussi que l’opération est risquée.
La CIA et les militaires lui ont présenté, le 14 mars, trois options : un bombardement, un raid conjoint avec les services de renseignement pakistanais qui seraient mis au courant quelques heures seulement avant l’opération, l’assaut d’un commando héliporté. Le secrétaire à la Défense, Robert Gates, vétéran de l’ère Reagan, est favorable à un bombardement. Mais il faudrait des tonnes de bombes pour détruire la maison et ses occupants. Il ne resterait qu’un immense cratère et personne ne pourrait apporter la preuve que Ben Laden a péri. Le 28 avril, Obama donne son feu vert à l’opération héliportée, malgré le risque d’un échec catastrophique.
Alors qu’il suit l’intervention, en direct, Obama pense très certainement aux deux fiascos des forces américaines en Iran en 1980 (lorsque le président Jimmy Carter avait lancé une opération pour libérer les otages retenus dans l’ambassade américaine) et en Somalie en 1993 (lorsque deux hélicoptères Black Hawk avaient été abattus à Mogadiscio et les cadavres de soldats américains traînés dans les rues devant les caméras).
Le punctum : le geste d’Hillary Clinton
Parmi tous les visages, celui de Hillary Clinton affiche la plus grande émotion. Angoisse sur l’issue de l’opération ou terreur, comme si elle assistait à une séquence de film d’horreur ?
Ce geste, c’est le punctum du cliché P050111PS-0210.
Selon Roland Barthes, le punctum est ce détail, ce quelque chose, qui attire l’attention et à partir duquel on projette un peu de soi-même dans une photo.
La secrétaire d’état déclarera, par la suite, par la suite qu’elle souffrait d’un rhume des foins et qu’elle se retenait alors de tousser.
L’inconnue de la photo
Il y a une seconde femme sur la photo. Agée de 34 ans, elle aussi est la seule personne sur la photo ayant moins de 40 ans.
Il s’agit d’Audrey F. Tomason. Elle était jusqu’alors inconnue du public et même des spécialistes. La presse enquêta très vite et révéla qu’elle était analyste au Conseil de national de sécurité, en charge de la lutte contre le terrorisme. Et très probablement issue des services de renseignement.
Le contrechamp
Les journalistes comme le public se sont immédiatement demandés ce que regardent au juste les protagonistes de cette scène.
On a su très vite que le commando qui donna l’assaut final était équipé de caméras numériques embarquées sur les casques. Selon la Maison-Blanche, le Président et ses conseillers n’ont pas assisté en direct à l’assaut. Ils auraient assisté à un mix entre des images filmées par les caméras du commando, des moments de visioconférence avec Leon Panetta, le directeur de la CIA, ainsi que des « briefings » écrits (textes et schémas).
Une controverse s’est engagée sur l’opportunité de montrer ou non au public les images de la mission. De brefs extraits furent d’ailleurs diffusés. Faute d’images, plusieurs médias américains ont entrepris de reconstituer, avec des images de synthese, le récit officiel de l’assaut.
L’auteur : Pete Souza
La photo est l’oeuvre d’un photojournaliste de 55 ans, Pete Souza. Il était photoreporter pour le Chicago Tribune quand Barack Obama a fait ses débuts à Washington début 2005. Il dirige depuis 2008 l’équipe de photographes de la Maison Blanche.
« Pete Souza est partout, sans cesse sur le qui-vive. Il vit à la Maison Blanche, littéralement ; il y est 24 heures sur 24, et s’il y a des images à faire à 4 heures 30 du matin, il est là, frais et dispo. Une porte s’entrouvre, Pete se glisse à l’intérieur, puis la porte se referme. Les autres n’entrent pas, et c’est comme ça, chacun le sait… Il est le seul à être témoin d’à peu près tout ce qui se joue dans l’entourage d’Obama, et c’est ce qui s’est passé pendant la nuit de l’assaut ».
Il prend souvent Obama de dos.
La situation room, épicentre de la puissance américaine
La Situation Room est située sous l’aile Ouest de la Maison Blanche. Elle est équipée de matériels de communication de pointe et sécurisés permettant au président de commander et de contrôler les forces armées des États-Unis à travers le monde. Elle comprend 3 salles de conférences principales, un bureau présidentiel et une salle de veille : le Watch Center. Sa construction fut décidée en mai 1961 après que l’échec du débarquement de la Baie des Cochons fut attribué à un manque d’informations en temps réel.
Une photo prise sur le vif
La question de savoir si la photo a été mise en scène, si elle a été posée ou si elle a saisi un moment de vérité est évidemment centrale. Les confrères de Pete Souza admettent sans difficulté que cette photo a été prise sur le vif.
« Pete était là pendant toute cette réunion. Il n’est donc pas rentré à la hâte pendant deux minutes pour immortaliser l’instant puis repartir sur la pointe des pieds ; non, il est là, c’est tout, ça fait partie de sa façon de travailler… Et on ne fait pas ce genre d’images à la hâte, croyez-moi, on la fait parce qu’on est là pendant un long moment et qu’on connaît son métier ».
Un leadership collaboratif
Si la photo a été prise sur le vif, il reste que Pete Souza et les communicants de la Maison-Banche ont choisi cette photo parmi des des dizaines d’autres. Le choix de cette photo, le cadrage, la disposition des participants, les gobelets vides sur la table, les tenues décontractées, ont donné lieu à d’innombrables commentaires.
Barack Obama n’est pas au centre de la pièce mais à la gauche du cadre. Il est assis sur une chaise plus basse que les autres. Signe d’un type de leadership collaboratif. Message d’une équipe « égalitaire » : à l’heure décisive de l’assaut, le président n’est qu’un parmi les autres.
Une photo retouchée
Une analyse détaillée de l’image montre que celle-ci a été légèrement modifiée pour faire ressortir la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton. La partie gauche du visage de Barack Obama a été rehaussée, pour faire ressortir son visage, de même que les décorations du général assis à côté de lui. La cravate de l’homme complètement à droite de la photo a été largement retouchée, peut-être pour faire disparaître le badge de la personne, qui permettrait son identification.
La carte militaire floutée
Sur l’ordinateur portable posé devant Hillary Clinton se trouve un document, probablement une carte militaire, qui a été ostensiblement floutée. Ce floutage laisse penser que le document est extrêmement confidentiel. Pourtant, l’analyse de l’image révèle que les éléments autour de cette carte ont été au contraire volontairement rehaussés. La post-production vise vraisemblablement à diriger le regard sur ce document. Cette modification pourrait avoir servi, entre autres, à donner un caractère ultraconfidentiel à cette scène et à donner à la secrétaire d’État une image de compétence en matière militaire.
Photographies et photographes officiels
C’est John Kennedy qui a le premier eu un photographe en résidence permanente à la Maison Blanche. Bush n’aimait pas que tout soit immortalisé. Reagan (1981-89), qui bien sûr avait l’expérience du cinéma, leur accordait une grande importance… Clinton lui, était assez détendu, mais attentif
« Obama n’a pas un intérêt particulier pour l’image. Il sait, bien sûr, que ça compte, mais ça ne le préoccupe pas vraiment. Je suis persuadé que, bien souvent, il ne remarque pas que Pete Souza est dans la pièce. Il ne le voit plus ».
La photographie, un des leviers de la communication d’Obama
La Maison Blanche entretient sa propre « galerie » sur le site de partage de photos Flickr. Elle y ajoute 75 clichés par mois, destinés à montrer la présidence, côté coulisses. Le fonds contient déjà plusieurs milliers de photos dans lequel tout le monde peut puiser gratuitement, le public comme la presse. L’administration Obama met en ligne, toutes les semaines, sur le site WhiteHouse.gov un petit résumé en images, façon « actualités » des salles de cinéma des années 1950 : « The West Wing Week ».
Memes et parodies
Le cliché P050111PS-0210 a donné lieu, dans les heures qui ont suivi, à toute une série de détournements.Retravaillées sous Photoshop, ces parodies ajoutent toute une série de personnages ou d’éléments qui brisent le côté hautement dramatique de la scène.
Selon Anne Lesme (Aix-Marseille Université) , « une des premières versions Photoshop est postée sur le site Reddit le 2 mai. Plusieurs blogs ou sites d’information technologique lancent des concours Photoshop (Buzzfeed, Wired…), dont le vainqueur est choisi le 6 mai. Le commentaire, constitué par la retouche et la nouvelle lecture qui est faite, apparaît de plus en plus comme un prétexte à participer et à échanger dans le cadre d’un anonymat favorable à la rapidité de l’échange».
« La version qui laisse voir des acteurs remplacés par des super-héros est la plus diffusée . Obama y apparaît en Captain America alors que le Brigadier-général Brad Webb revêt les traits et l’habit de Superman et qu’Hillary Clinton incarne une Wonder Woman aux traits fatigués. Le résident américain est toujours aux commandes de la situation lorsqu’il actionne une manette de Play-Station (fig. 23) dans Obama – the gamer, le confortant dans sa réputation de nerd, un Président féru de nouvelles technologies et lui-même joueur de jeux vidéo».
« La technologie continue d’occuper une place prépondérante lorsque l’ensemble des acteurs est portraituré avec des lunettes en 3D, suggérant à la fois une retranscription de l’opération à la pointe de la technologie et d’autre part, laissant entrevoir la dimension divertissante d’un véritable spectacle médiatisé par des écrans».
Diplopie : « Mister President, there is a situation »
La Situation Room est devenue, de film en film, un haut lieu des fictions présidentielles. Si les affaires civiles se discutent et se tranchent dans le Bureau ovale, la Situation Room est, avec la valise nucléaire, l’un des attributs du Commander in Chief. On y débat du recours à la force. On y debriefe le Président sur les derniers développements d’une crise ou d’une expédition. On y suit, en temps réel, la conduite d’une opération. Le procédé dramatique qui consiste à montrer le Président et ses conseillers assistant, en direct, à la « résolution d’une crise » est de plus en plus courant dans les les fictions présidentielles.
Une fois de plus, les images de West Wing, de 24 heures Chrono, ou de Commander in Chief contaminent le réel. Une fois de plus, des images hollywoodiennes semblent avoir précédé et préfiguré l’évènement lui-même. D’où ce sentiment bizarre de déjà-vu.
On appelle « diplopie » le « trouble fonctionnel de la vision qui se traduit par la perception de deux images pour un seul objet ». Voir double, en somme.
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