On connaissait le destin tragique d’Alan Turing, précurseur de l’informatique, génie scientifique et héros de la Seconde guerre mondiale (avec son équipe, il brisa le fameux code Enigma utilisé par les armées allemandes) et homosexuel persécuté, qui après des mois de castration chimique imposée se suicida en juin 1954, à 42 ans, en croquant une pomme empoisonnée.
Je viens de decouvrir dans la passionnante étude consacrée aux programmes de surveillance des Etats-Unis et leurs effets sur les droits fondamentaux des citoyens de l’UE (que le Parlement européen vient de publier) l’étrange imbroglio auquel se trouva mêlé Alan Turing et qui fut à l’origine de la formalisation des échanges entre les agences de renseignement et de surveillance anglosaxonnes.
« Alan Turing s’est rendu aux États-Unis en 1942 pour surveiller la production de masse par la marine américaine de machines de déchiffrage (appelées « bombes ») pour la guerre dans l’Atlantique, et pour passer en revue le travail dans les laboratoires Bell sur un nouveau téléphone permettant de brouiller la communication entre chefs d’État. Malheureusement, Turing ne possédait aucune lettre d’autorisation et il fut donc considéré comme suspect par les autorités américaines et détenu jusqu’à ce que les représentants du Royaume-Uni à New York viennent le récupérer. Ce qui était censé être une visite de deux semaines dura en fin de compte des mois, parce que les autorités américaines n’avaient jamais auparavant connu de situation qui les aurait amenés à autoriser un étranger, même allié, à accéder aux laboratoires que Turing devait visiter. Plusieurs mois de tensions diplomatiques avec le Royaume-Uni et de querelles intestines entre la marine et l’armée de terre américaines suivirent, cette dernière « n’ayant pas besoin de connaître » le programme Ultra (nom désignant les renseignements obtenus par déchiffrage à Bletchley Park). Le Royaume-Uni souhaitait que le secret soit partagé par le plus petit nombre de personnes possible, et la cacophonie qui suivit au sein des hiérarchies des services de sécurité de l’armée américaine fut appelée « l’affaire Turing ».
Selon l’auteur de l’étude, Caspar Bowden, un chercheur indépendant specialisé dans les questions de protection de la vie privée (ex-directeur de la Foundation for Information Policy Research FIPR), cette affaire est à l’origine du partenariat d’après-guerre dans le domaine du renseignement, conclu entre les États-Unis et le Royaume-Uni.
Ce partenariat fut consacré par le Traité UKUSA (United Kingdom – United States Communications Intelligence Agreement), secrètement signé le 5 mars 1946 entre le Royaume-Uni et les États-Unis, rejoints par le Canada, l’Australie et laNouvelle-Zélande et, dans une moindre mesure, par d’autres pays. C’est avec la médiatisation faite autour du système Echelon à la fin des années 1990 que l’existence de ce traité a portée à la connaissance du public.