Vers un réchauffement numérique global

Le juriste américain Lawrence Lessig a poussé ce cri d’alarme fin novembre : « Je ne suis pas sûr qu’Internet soit bon à moyen terme. Aujourd’hui, il amplifie les pathologies de la société, favorise l’extrémisme politique, diabolise les adversaires politiques, déstabilise les gouvernements. Il est à l’origine d’une dynamique pathologique ».

Ce propos rejoint d’autres constats désabusés sur le retournement qui serait en train de s’opérer : les capacités accrues d’échange, de discussion et de délibération qu’internet donne aux individus  se retourneraient désormais en leur contraire, avec la prolifération de messages haineux, racistes, sexistes, homophobes.

Faut-il pour autant idéaliser l’Internet des années quatre-vingt-dix ?

Les forums n’étaient pas toujours un espace de conversation paisible. Les échanges pouvaient déjà y prendre un tour enflammé et haineux. Une série de termes avaient alors été inventés pour caractériser des pratiques agressives : flames, flame wars, trolling…

  • Le flaming désignait la pratique consistant à poster des messages délibérément hostiles, insultants et généralement avec l’intention de créer un conflit sur un groupe de discussion (sur Usenet), un forum  ou une liste de diffusion. De tels messages étaient appelés flames.
  • Une séquence d’échange de flames était connue sous le nom de flame war. « Le flaming n’a jamais pour but d’être constructif, de clarifier une situation ou de convaincre quelqu’un. Les « flameurs » essayent de s’imposer par la force, l’intimidation, la dissuasion ou la persuasion plutôt que par la discussion ».
  • Un flamebait désignait un article publié dans un groupe de discussion  dans l’intention de provoquer une (ou des) réponse(s) agressive(s).
  • Le trolling désignait l’envoi de messages dans le but de créer une controverse interminable.

Des sociologues ont repéré et tenté de comprendre les phénomènes de polarisation des esprits et de radicalisation des propos. Selon Carl Susstein, les réseaux sociaux étaient devenus des machines à polariser les esprits. « Quand des gens se retrouvent dans un groupe formé de gens qui ont tendance à penser de la même manière, ils sont incités à durcir leur position. » Au point, parfois, d’aboutir à un point de vue extrême, allant bien au-delà de ce qu’ils étaient prêts à penser au départ. Le phénomène est accentué si le groupe comprend un leader ou une autorité. La polarisation de groupe est à mettre en relation avec un autre phénomène : la compartimentation des groupes d’opinion ». (« Going to Extremes. How Like Minds Unite and Divide »).

Une thématique développée dés 2006 par Azi Lev-On et Bernard Manin. « De nombreuses voix ont ainsi exprimé la crainte qu’internet ne contribue à la désintégration de l’espace public, permettant aux individus de former des communautés virtuelles en fonction de leurs centres d’intérêt ou de leurs opinions, mais les éloignant par là de ceux qui ont d’autres intérêts ou opinions. Internet est alors apparu comme un agent de balkanisation sociale et culturelle, empêchant le rassemblement des esprits autour d’objets communs à tous les citoyens d’une même entité politique ». (Internet : la main invisible de la délibération)

On pressent que ces phénomènes de polarisation ont changé, depuis les années 2010,  de nature et d’échelle avec la massification (l’arrivée de nouveaux publics sur les réseaux sociaux) et l’apparition de nouveaux outils comme les hashtags sur Twitter. Les propos véhéments, voire haineux, s’y radicalisent et s’y propagent, bénéficiant d’une incroyable caisse de résonance.

Une métaphore m’est revenue en mémoire : celle de l’électricité sociale qu’évoque Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-Tombe (livre 31, chapitre VIII) quand il revient sur le combat qu’il livra fin juillet 1830, contre les ordonnances liberticides du roi Charles X concernant la presse. « La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale. Pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas ? Plus vous prétendez la comprimer, plus l’explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. »

Cette métaphore de l’électricité sociale, de la « parole a l’état de foudre » en convoque une autre : celle d’un réchauffement général des espaces numériques.

Certes, les réseaux sociaux continuent de véhiculer  une approche impertinente, espiègle, sarcastique du  monde, à base de détournements, de pastiches, de mèmes, qui connaîssent une distribution virale, et dont le sens peut changer au fil de leur circulation, en fonction des rajouts, commentaires ou parodies qu’ils suscitent.

En l’espace de quelques années, l’humour et l’impertinence semblent  laisser la place  aux passions tristes,  à la dérision pour la dérision, aux ricanements tous azimuts, à la violence  verbale et au lynchage.

Nul GIEC, ici, pour prendre la mesure de cet « échauffement global des esprits » dont Facebook et Twitter semblent être devenus les théâtres et les vecteurs.

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