Comme si la CNCL n’existait plus ! Le débat public sur l’audiovisuel semble focaliser sur l’institution qui lui succédera. Qui n’a pas son idée sur sa dénomination, sa composition, son mode de désignation ? Les équipes multiples qui travaillent sur ce dossier doivent déployer des trésors d’imagination pour concilier les quatre paramètres d’une bonne régulation de l’audiovisuel : indépendance, autorité, intelligence, durée. La quadrature du cercle. Mais à privilégier la dimension institutionnelle, on s’expose à faire l’impasse sur trois paradoxes :
- Alors qu’il est urgent de doter l’audiovisuel d’une instance de régulation légitime, il faut résister à la tentation de précipiter sa mise en place. Mais combien de temps durera l’interrègne ?
- Alors que la CNCL est disqualifiée, elle conserve légalement la charge de l’audiovisuel : quel usage la CNCL fera-t-elle donc de son pouvoir avant que la nouvelle instance ne voie le jour ?
- Quand la CNCL aura disparu, les autorisations qu’elle a octroyées lui survivront : la nouvelle institution n’aura-t-elle d’autre horizon que la charge de la maintenance d’une situation de fait accompli ?
Autant de questions, de périls, qu’il ne faudrait pas sous-estimer, mais devant lesquelles les pouvoirs publics possèdent quelques remèdes.
Le coma de la CNCL ne doit pas être abrégé. Entreprises de communication privées de tutelle, professionnels en quête d’un interlocuteur, l’audiovisuel livré à lui-même… Comme il serait tentant d’écourter l’interrègne en créant très vite un nouvelle instance. Quitte à modifier les seuls articles de la loi Léotard régissant la CNCL. Pourtant l’accélération, possible, n’est pas opportune. Souvenons-nous qu’il a fallu neuf mois pour défaire la Haute Autorité et installer la CNCL, même si l’ambition n’allait pas jusqu’à la consacrer dans la Constitution.
Si quelques mois peuvent être gagnés en découplant réforme législative et réforme constitutionnelle, il est exclu que l’institution créée par voie législative ne soit pas exactement celle que l’on trouvera plus tard dans la Constitution. Il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle instance de régulation – la troisième – mais d’instituer la dernière, celle qui gouvernera l’audiovisuel du vingt et unième siècle. Peut-on donner naissance à un grand corps de l’Etat sans une large concertation, sans une réflexion nourrie ? Certes non. Autant dire donc que la nouvelle autorité ne sera pas installée avant de nombreux mois.
La durée incompressible de l’interrègne pose le problème de sa gestion. Nous avons connu de mars à octobre 1986 une situation comparable : la Haute Autorité, investie, comme la CNCL aujourd’hui, de deux missions _ respect des cahiers des charges et octroi des autorisations, _ s’était bornée à expédier les affaires courantes. La CNCL, dont les attributions sont plus larges encore, alignera-t-elle son comportement sur celui de la Haute Autorité ? Certes, elle manque de la crédibilité nécessaire pour imposer une discipline aux opérateurs mais parait déterminée à faire pleinement usage, jusqu’au bout, de ses prérogatives en matière d’autorisation. En d’autres termes, il est à craindre qu’elle en fasse à la fois trop et pas assez.
Il faudrait surestimer le légalisme des opérateurs – ou sous-estimer leur rouerie – pour attendre d’eux qu’ils respectent les prescriptions d’une CNCL déconsidérée, en sursis. S’agissant de maintenir une discipline, l’exécutif peut cependant se substituer pour une large part à une CNCL défaillante. Car, s’il n’a jamais fait usage des prérogatives qui lui sont reconnues par la loi Léotard, il est loin d’être désarmé. N’a- t-il pas la faculté (notamment, articles 77 à 79) de requérir, via ses procureurs, indépendamment de la CNCL, des sanctions contre tout opérateur privé qui transgresserait ses engagements ? La confiscation des installations est parfois même encourue. Elle est même couramment infligée aux petites radios privées.
A chacun son excès. La Haute Autorité avait peut-être par trop anticipé sur sa disparition. La CNCL semble au contraire galvanisée par sa condamnation. Elle multiplie les appels d’offres : radios privées parisiennes, dont on sait qu’elles préfigurent souvent les réseaux nationaux, télévisions locales, extension des réseaux de la 6 et de la 5. Pourquoi cette frénésie subite après plusieurs mois d’attentisme ?
Le PAF figé pour dix ans ?
Les choix antérieurs de la CNCL lui ont valu des reproches de tous bords. Si elle poursuivait avec le même manque de rigueur ce qui a tout l’air d’une entreprise de saturation des fréquences disponibles, les pouvoirs publics ne seraient pas démunis, il est vrai, pour tempérer les ardeurs de la CNCL : » gel » des fréquences ou nouveaux décrets d’application de la loi Léotard. En outre, il pourrait utilement être rappelé que trois autorités sont à même de remettre en cause des autorisations délivrées » à la sauvette » : la future autorité, le Conseil d’Etat, juridiction d’appel de la CNCL, enfin le législateur lui-même.
Quel sort faut-il réserver à des autorisations délivrées par une CNCL illégitime, et en nombre tel que l’espace hertzien s’en trouve quasiment saturé ? La CNCL a réussi le tour de force de figer en douze mois le PAF pour dix ans. En droit. En fait, pour beaucoup plus longtemps, si on tient compte du caractère irréversible qu’auront alors les situations acquises. A-t-on suffisamment conscience que les autorisations survivent à l’organisme qui les a octroyées ? La future instance héritera-t-elle d’un spectre intégralement attribué et faut-il entériner le fait accompli ?
Sans doute un nouveau bouleversement audiovisuel n’est-il pas de saison, mais une recomposition n’est pas pour autant hors d’atteinte.
Le législateur peut restituer à la future instance de régulation une totale liberté d’action. Il lui suffit de décider expressément la révocation de toutes les autorisations, en même temps que la suppression de la CNCL. A la nouvelle autorité de faire le meilleur usage d’une telle mise à plat, ce qui n’exclut pas une large confirmation des anciens titulaires.
Dans les cas d’autorisations obtenues en violation du droit pénal, leur rétraction peut intervenir comme corollaire de la condamnation prononcée.
Enfin, et surtout, il se trouve qu’aucune entreprise de communication ne respecte la totalité des contraintes qui lui sont légalement imposées. Ce constat place tous les titulaires d’autorisations en situation précaire, en » liberté surveillée « . Il les expose tous, soit à des poursuites pénales, soit à la suspension ou au retrait.
Face à cet inventaire, gageons que les opérateurs, comme la CNCL, sauront faire preuve d’un minimum d’autodiscipline car l’interrègne durera et il n’est pas fatal que la CNCL en abuse. Quant à l’héritage qu’elle laissera à ses successeurs, il est loin d’être immuable. Les pouvoirs publics ont la charge d’y veiller. En auront-ils la volonté politique ?
Singulier décalage : c’est au moment où la société politique s’adonne aux charmes subtils de l’ouverture que l’audiovisuel découvre lessourdes frictions de la cohabitation CNCL-exécutif. Avant de devenir peut-être un laboratoire du consensus.
Bessis Jean Louis,Ronai Maurice