Bonne administration de la vie publique

Tribune publiée dans le Monde du 30 décembre 1994

La « bonne administration de la justice » est une notion floue, qui permet toutes les dérives comme le montre le débat autour du désaisissement du juge Halphen.

Imaginons un justiciable en proie aux investigations de la justice. Chaque jour apporte son lot de révélations. Le juge d’instruction procède méthodiquement : il semble déterminé à aller jusqu’au bout, à remonter les filières. Son dessaisissement s’impose. Il ne faut pas trop compter sur la chancellerie : soumise à la surveillance des médias et de l’opinion, elle ne peut ou ne souhaite agir que dans l’ombre. Le code de procédure pénale a certes prévu de nombreuses voies de contestation : partialité, suspicion légitime… Le problème, c’est d’abord que le magistrat est incontestable. C’est aussi que, pour exercer un recours, il faut être « partie au procès », il faut être mis en examen. La mise en examen, c’est précisément ce que notre justiciable et ses amis souhaitent éviter. Pour notre justiciable, il ne reste dès lors qu’un biais pour parvenir au dessaisissement, celui dit de la « bonne administration de la justice ». Il appartient au seul ministère public de l’invoquer. Encore faut-il lui en fournir la matière ou le prétexte. La tentation peut être forte de fabriquer de toutes pièces une « atmosphère dessaisissante » qui incitera le juge à s’effacer ou, à défaut, qui permettra au parquet de le faire dessaisir.

L’affaire Halphen, ou plus précisément l’affaire Maréchal-Schuller, présente de nombreux traits communs avec cette fiction judiciaire. Au-delà des anomalies et bizarreries qui la jalonnent, cette affaire appelle, au moins, quatre observations.

Pourquoi a-t-on retenu contre M. Maréchal le délit d’extorsion de fonds ? Celui-ci implique une menace de « persécution judiciaire » sur M. Schuller, menace dont on voit mal comment M. Maréchal pouvait la faire mettre à exécution par son gendre. Reste le délit éventuel d’escroquerie, ou plutôt la tentative d’escroquerie : il aurait fait miroiter au conseiller général RPR une influence apaisante, proprement chimérique, sur le juge. Mais ce délit était loin de créer l’atmosphère propice au dessaisissement. L’escroquerie reste cantonnée au duo Schuller-Maréchal, alors que l’extorsion de fonds a le mérite d’impliquer le juge Halphen.

Une notion fourre-tout

Aucune mise en examen n’est à ce jour prononcée contre M. Schuller. Si la thèse de M. Maréchal devait s’avérer, M. Schuller, comme les auxiliaires policiers qui l’ont accompagné, se trouverait alors dans la situation des gendarmes de l’Elysée lors de l’affaire des Irlandais de Vincennes : fabrication de fausses preuves, outrages à magistrat…

La précipitation du procureur général à affirmer que le dessaisissement s’impose. De deux choses l’une : ou bien celui-ci agissait sur ordre, et auquel cas le garde des sceaux est plus interventionniste qu’il ne veut bien l’affirmer. Ou bien le haut magistrat l’a fait de sa propre initiative, et il faut alors s’interroger sur sa capacité d’assurer ses fonctions avec la sérénité requise.

Enfin qu’adviendrait-il si, après que le juge Halphen eut été dessaisi, M. Maréchal était disculpé et que fût établie la machination ? Songeons au goût amer que laisserait ce tour de passe-passe aux autorités responsables du dessaisissement.

Faut-il conserver la notion de « bonne administration de la justice » en tant que motif de dessaisissement ?

Qu’est-ce que la « bonne administration de la justice » ? Cette notion fourre-tout ne reçoit aucune définition précise dans notre droit. Ainsi, au nom d’une « bonne justice », un président de tribunal pourra décider de regrouper, ou au contraire de disjoindre, deux affaires connexes. Un président de cour d’appel pourra accueillir, ou au contraire estimer dilatoire, l’exercice d’une voie de recours. Rien à objecter. Malgré les contours imprécis.

Comme cause de dessaisissement, la « BAJ » est encore plus floue. Elle ne présente que deux caractères certains : le justiciable lui-même ne peut s’en prévaloir et le juge à dessaisir est irréprochable. Pour le reste, elle relève d’une appréciation de « l’environnement » du magistrat. Y a-t-il dans l’environnement médiatique, familial ou amical, matière à affirmer que le juge ne peut instruire ? Mais quelle affaire sensible ne donne pas lieu à de formidables influences de la presse écrite ou audiovisuelle ? Quel juge n’a pas un cousin, un parent, un ami fragilisable ? Peut-on sérieusement exiger d’un juge d’instruction que tous ses proches soient à l’abri de tout reproche ? Un juge devra-t-il, dès sa sortie de l’École nationale de la magistrature, s’enfermer dans un monastère ?

La notion de « BAJ » nuit à l’indépendance des magistrats : elle expose tous les juges d’instruction de France au dessaisissement. Elle introduit de facto une subordination insidieuse des magistrats instructeurs aux procureurs généraux. Pernicieuse, la « BAJ » est aussi inégalitaire : il n’est pas offert à tout le monde de pouvoir compter sur le relais d’un procureur général pour neutraliser un magistrat trop curieux. Enfin, elle engendre des effets pervers, en encourageant des « manoeuvres dessaisissantes », comme semble l’illustrer l’affaire Maréchal-Schuller. La bonne administration de la justice commande de supprimer la « bonne administration de la justice » comme cause de dessaisissement.

Un impératif nouveau : la « bonne administration de la vie publique ».

Une « administration de la justice » bien comprise suffit à opter résolument contre le dessaisissement du juge Halphen. Mais comment perdre de vue la nature du dossier sur lequel il travaille depuis de nombreux mois : le financement d’une grande formation politique, qui présente plusieurs milliers de candidats aux élections municipales et au moins deux à l’élection présidentielle. Certes, le caractère éminemment explosif de l’affaire permet de comprendre l’acharnement et l’inventivité des dessaisisseurs. Mais il rend encore plus impensable l’hypothèse d’un dessaisissement, donc d’un ralentissement.

A choisir entre le ralentissement des investigations et l’accélération, nul doute qu’il faille préférer cette dernière. Et pourquoi ne pas aller plus loin. La « bonne administration de la vie publique » commande d’éclairer aussi complètement que possible les citoyens sur les hommes et les femmes qui se présentent à leurs suffrages. En somme, la question n’est pas de savoir s’il faut laisser le juge Halphen poursuivre ou s’il faut le dessaisir. La vraie question devrait être : faut-il le laisser poursuivre avec des moyens normaux ou avec des moyens accrus ?

JEAN-LOUIS BESSIS ET MAURICE RONAI

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