Extrait de la Note de la Fondation Jean JAURES Vers la Cité numérique : Un projet politique pour la société de l’information
Internet et les technologies de l’information affectent l’organisation et le poids relatif des acteurs de la vie publique. Leurs effets sont, à cet égard, ambivalents. L’idée selon laquelle les technologies de l’information seraient en soi mécaniquement porteuses d’une logique de « démocratie directe » est loin d’être établie.
Si elles rendent possible l’expression immédiate des opinions, elles permettent aussi une revitalisation de la démocratie représentative.
Internet fait chuter le coût de l’expression politique
Internet est un media de publication. Un individu, un collectif, peuvent créer un site, créer une liste de diffusion et se frayer ainsi, à moindres frais, une place dans l’espace public, à côté des médias et des partis. Un site ou une liste permettent la constitution de véritables communautés virtuelles et civiques autour d’un thème ou d’une cause.
Internet amplifie les capacités de mobilisation de la société civile
Internet favorise les formes non conventionnelles et peu coûteuses de mobilisation, comme les pétitions électroniques. Internet facilite aussi la naissance ou le fonctionnement de collectifs en diminuant les coûts d’organisation. Ce sont assez logiquement, les associations pauvres en moyens logistiques, les formations et les mouvements sociaux qui n’ont pas accès aux grands médias qui furent les premiers à tirer parti d’Internet pour inventer de nouvelles formes de mobilisation. Nous avons tous en mémoire les conditions dans lesquelles l’AMI fut rendu public. Ou la constitution, via Internet, de la coalition anti-OMC qui perturba le Sommet de Seattle.
Avec la diffusion des technologies de l’information et leur appropriation par un nombre croissant de nos concitoyens, le debat public sera plus ouvert. Plus comparatif, plus « concurrentiel ». Et probablement plus fragmenté. On verra aussi se déployer sur Internet des « vagues emotionnelles », des rumeurs, des sites parodiques…
Infrastructure technologique emblématique de la mondialisation, l’internet est contemporain de l’émergence d’une société civile mondiale, celle des entreprises multinationales, des mouvements sociaux et des ONG. Il en est aussi acteur et support. De même, il contribue à de nouvelles formes de citoyenneté qui seules rendront légitime le renforcement de la gouvernance mondiale, puis le moment venu, les progrés d’une démocratie planétaire.
De l’émergence d’un militantisme en réseau
Le fonctionnement en réseau favorise la mobilisation des acteurs : la communication des idées est facilitée par les dispositifs techniques qui mettent les capacités d’actions collectives au service d’un projet commun. Les nouvelles formes de sociabilité liées au développement des messageries en réseau s’affranchissent de l’appartenance à un territoire pour établir à distance des liens intellectuels ou partisans dans le cadre d’échanges entre des internautes dispersés aux quatre coins de la planète.
Par ailleurs, un grand nombre de sites associatifs, voire personnels, assurent des missions d’intérêt général : ils reposent sur le bénévolat et sont, de ce fait, fragiles. Cet Internet non-marchand est particulierement dynamique, en France, mais sa pérennité n’est pas acquise. Il appartient à la puissance publique d’encourager la mise en reseau du secteur associatif et se soutenir les acteurs de l’internet solidaire.
Revitalisation du débat public
L’internet réduit le rôle central des médias de masse dans l’organisation du débat public. Les citoyens y puiseront une information « à la source », sans le filtre médiatique. C’est aussi une bonne nouvelle pour les partis politiques et les mouvements d’opinion qui s’émanciperont de l’intermédiation souvent réductrice de la télévision, pour restaurer un dialogue direct avec les citoyens. En contrepartie, la sélection opérée traditionnellement par les médias en fonction de critères reflétant le poids électoral ou l’audience ne s’effectue plus dans ce nouvel espace de communication. Les partis sont ainsi confrontés à un nouveau défi : se frayer une place dans un cyberespace public concurrentiel et fragmenté.
De nouvelles formes de dialogue entre les citoyens et les responsables politiques
L’ouverture d’une boîte aux lettres sur le site Internet d’une institution engendre systématiquement un flux de questions et d’interpellations. C’est un défi et une opportunité majeures pour les institutions que cette confrontation permanente avec les demandes des citoyens. Les procédures traditionnelles de réponse au courrier s’avèrent assez vite inadaptées aux exigences des internautes. En termes de délai, mais aussi en termes d’interactivité. Car une réponse engendre souvent une nouvelle question, une relance, un commentaire.
Une democratie plus transparente : un débat public plus documenté, des citoyens mieux informés
La démocratie, ce sont d’abord des citoyens informés, en situation de suivre les délibérations des assemblées, d’exercer un contrôle sur les décisions et les actes des collectivités publiques, d’accéder aux données publiques : budgets, décisions, lois et décrêts, rapports officiels…. Le gouvernement de Lionel Jospin a traduit cette exigence, assez ancienne, dans les faits en assignant explicitement aux administrations la mission de diffuser gratuitement au public les données publiques essentielles. Et dans le droit, avec le projet de loi « société de l’information » qui institue un droit d’accés électronique aux documents. Toutes les administrations, les Assemblées, les Autorités Administratives Indépendantes mettent desormais à la disposition des citoyens des volumes considérables de données et de textes.
On voit dejà se dessiner une nouvelle frontière pour cette démocratie informationnelle : l’accès des citoyens aux modèles de simulation. Accéder aux données est un immense progrès, mais des citoyens avertis, exigeants, souhaitent et souhaiteront de plus en plus accéder aux modèles pour comparer des hypothèses (macro-économiques, budgétaires), simuler et tester les effets d’une mesure, d’un choix budgétaire, d’un programme. Imaginons le débat en cours sur les retraites si les citoyens pouvaient comparer eux-mêmes l’incidence des hypothèses ou les conséquences des dispositifs proposés.
Vers une démocratie plus participative
L’apport principal d’Internet a la revitalisation de la démocratie, c’est la possibilité donnée aux institutions de consulter les citoyens, selon des procédures plus ou moins réglées, sur des mesures, des projets de loi, voire des orientations politiques. A ce jour, la plupart des consultations publiques, au niveau national, ont porté sur des projets de loi, des propositions de loi d’initiative parlementaire, des décrets ou des rapports. Dans certains cas, la consultation intervient en amont : ce fut le cas le cas de la consultation, en novembre 1999, sur le chantier législatif « société de l’information ». Ce fut aussi le cas de la consultation du public lors de la préparation du rapport de Christian Paul sur la corégulation de l’internet. La consultation peut aussi intervenir, en aval, sur la base d’une rédaction aboutie du projet de loi ou du décret.
En amont ou en aval, ces consultations publiques enrichissent le processus législatif en recueillant un grand nombre d’avis, en élargissant le cercle des « parties interessées », au-delà des groupes de pression influents, qui savent se frayer par eux-mêmes une voie vers l’oreille ou l’entourage des décideurs. Le choix du moment – en amont ou en aval du projet de loi – n’est pas indifférent. Comme il n’est pas indifférent que la consultation soit initiée par l’exécutif ou par les législateurs. Si ces consultations publiques devaient se systèmatiser, le fait qu’elles soient initiées par le Gouvernement ou par le Parlement contribuerait à redessiner les relations du trinome exécutif-législatif-société civile.
On commence aussi à percevoir les limites des forums en tirant les leçons de ces premières consultations : on sait qu’il faut mettre en place un dispositif d’animation, faire le point des débats, dégager périodiquement une synthèse des contributions. Si les institutions publiques prennent au sérieux la démocratie consultative, elles devront mettre en oeuvre des moyens techniques et surtout humains pour que les consultations publiques soient effectives et surtout productives.
Résister à l’attraction du vote à distance
Le vote électronique, à distance, a longtemps été considéré comme un horizon lointain.
L’organisation, en mars 2000, d’élections primaires en ligne, en Arizona, pour désigner le candidat democrate, a fait basculer brutalement l’election en ligne dans le champ du possible. Cette primaire virtuelle en Arizona, et le succès qu’elle a rencontré, ont frappé les esprits. Les partisans de l’élection en ligne, aux Etats-Unis, avancent des arguments de simplicité et de confort pour les électeurs (assimilés à des consommateurs), l’augmentation du taux de participation, le traitement en temps et l’obtention immédiate des résultats. Ses adversaires font valoir qu’une large partie de la population, déjà défavorisée sur les plans économique et culturel, et moins connectée à Internet que le reste de la population, se trouverait de fait, exclue, des possibilités de prendre part, aux élections en ligne.
Cette objection est importante, mais ne va pas à l’essentiel : dès lors que l’ensemble de la population bénéficierait d’un accés à Internet, faut-il pour autant s’engager dans la voie des élections en ligne ? Ce débat a franchi l’atlantique. L’attraction du vote à distance est forte. Dès lors qu’une large fraction de la population prend l’habitude de procéder à un nombre croissant d’opérations, commerciales ou administratives a distance, les procédures de vote traditionnelles risquent d’apparaître désuètes. La banalisation du vote en ligne ferait basculer notre système politique dans un autre régime : la démocratie instantanée. Il nous faudra rappler que le débat public, la confrontation des opinions et des options ont besoin de temps. Rappeler, aussi, que la participation politique requiert ritualisation et secret du suffrage. Un effort, aussi : l’obligation de se déplacer pour exercer son droit de citoyen.
La ritualisation de l’acte électoral inscrit la citoyenneté dans un registre qui n’est pas celui de la vie quotidienne. Enfin, seul l’isoloir dans le bureau de vote garantit veritablement le secret du vote : comment s’assurer, dans le vote à distance, que l’électeur ne subit pas les pressions de l’entourage familial ou de l’employeur ?
Moderniser le processus électoral
Rappeler que la participation politique requiert un acte positif du citoyen n’interdit pas de moderniser un processus electoral qui n’a pratiquement pas évolué depuis un siècle. Si l’on souhaite résister à la séduction du vote en ligne, c’est l’acte électoral lui-même qu’il convient de rendre plus moderne, plus attractif. En amont du vote : l’informatique peut simplifier les procédures d’inscription sur les listes électorales ou relatives aux délégations de vote.
L’organisation des bureaux de vote, l’isoloir, l’émargement sur des listes électorales imprimées n’ont pratiquement pas évolué depuis la IIIe République. Une tentative d’installation de machines à voter a déjà été faite en 1969, en région parisienne et en Corse. Plusieurs pays européens utilisent deja ou expérimentent ces systèmes (Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne).
La généralisation de « machines à voter » modernes constitue, à terme, la seule alternative aux tentations de la démocratie instantanée.
Dans notre démocratie représentative, l’apport principal de l’internet tient par conséquent à l’amélioration du processus de décision beaucoup plus qu’à une éventuelle transformation du processus de votation.